<289>il faut soulager ce pauvre malheureux, qui ne pèche que par avoir des opinions singulières, mais qu'il croit bonnes. Je vous ferai remettre cent écus, dont vous aurez la bonté de lui faire donner ce qu'il lui faut pour ses besoins. Je crois, en lui donnant les choses en nature, qu'il les acceptera plutôt que de l'argent. Si nous n'avions pas la guerre, si nous n'étions pas ruinés, je lui ferais bâtir un ermitage avec un jardin, où il pourrait vivre comme il croit qu'ont vécu nos premiers pères. J'avoue que mes idées sont aussi différentes des siennes qu'est le fini de l'infini; il ne me persuaderait jamais à brouter l'herbe et à marcher à quatre pattes. Il est vrai que tout ce luxe asiatique, ce raffinement de bonne chère, de volupté et de mollesse, n'est point essentiel à notre conservation, et que nous pourrions vivre avec plus de simplicité et de frugalité que nous ne le faisons; mais pourquoi renoncer aux agréments de la vie, quand on en peut jouir? La véritable philosophie, ce me semble, est celle qui, sans interdire l'usage, se contente à condamner l'abus; il faut savoir se passer de tout, mais ne renoncer à rien. Je vous avoue que bien des philosophes modernes me déplaisent par les paradoxes qu'ils annoncent. Ils veulent dire des vérités neuves, et ils débitent des erreurs qui choquent le bon sens. Je m'en tiens à Locke, à mon ami Lucrèce, à mon bon empereur Marc-Aurèle; ces gens nous ont dit tout ce que nous pouvons savoir, à la physique d'Épicure près, et tout ce qui peut nous rendre modérés, bons et sages. Après cela, il est plaisant qu'on nous débite que nous sommes tous égaux, et que par conséquent nous devons vivre comme des sauvages, sans lois, sans société et sans police, que les beaux-arts ont nui aux mœurs,a et autres paradoxes aussi peu soutenables. Je crois que votre Rousseau a manqué sa vocation; il était sans doute né pour devenir un fameux cénobite, un Père du désert, célèbre par ses austérités et ses macérations, un Stylite. Il aurait fait des miracles, il serait devenu un saint, et il aurait grossi l'énorme catalogue du Martyrologe; mais à présent il ne sera regardé qu'en qualité de philosophe singulier, qui ressuscite après deux mille ans la secte de Diogène. Ce n'est pas la peine de brouter l'herbe, ni de se brouiller avec tous les philosophes ses con-


a Voyez t. IX, p. x, et 195-207.