152. DE M. JORDAN.

Berlin, 16 juin 1742.



Sire,

J'ai vu par la lettre de Votre Majesté qu'elle n'est point du tout contente des Français. Ils viennent de faire une bévue bien grande à l'égard du corps de Khevenhüller; les gazettes de Leipzig disent même qu'ils ont été battus par les Autrichiens. V. M. m'ordonne de lui dire ce que pense le public sur les affaires présentes. Comme je ne sais qu'obéir, je parlerai sur ce sujet avec toute la franchise dont mon âme est capable, et je rapporterai scrupuleusement les différents ouï-dire.

V. M. peut déjà être assurée d'une chose, c'est qu'en général les Français ne sont point aimés. On voit avec peine qu'ils soient <228>dans le cœur de l'Allemagne pour y porter le désordre et pour y pêcher ensuite en eau trouble. On n'a pas vu avec plaisir que V. M. se soit alliée à la France, qui, à ce que l'on prétend, voudrait voir la puissance de V. M. affaiblie. On le présume, parce qu'ils n'ont envoyé que de fort mauvaises troupes en Allemagne, qu'ils n'ont encore rien fait en faveur de leurs alliés depuis le commencement de la guerre, que tout le poids en a été sur V. M. seule. Avec tout cela, bien des gens croient que V. M. dupera le cardinal, qu'il n'est pas encore où il croit en être. Les plus raffinés politiques disent que V. M. pourrait tirer plus d'avantages de l'alliance avec la Hollande et l'Angleterre, qui accorderaient tout ce qu'il plairait à V. M. pour la faire entrer dans leur parti. On compare V. M. à une belle que tout le monde recherche, et qui est en droit de vendre ses faveurs à un fort haut prix. Voilà, foi d'homme d'honneur, la quintessence de ce que j'entends dire depuis fort longtemps. J'ai toujours répondu par les paroles de la Sévigné : « On ne peut juger des événements, à moins qu'on ne connaisse le dessous des cartes. »

La dernière victoire fait encore beaucoup d'honneur à V. M. Toutes les relations vantent l'intrépidité qu'elle y a fait paraître; on est surpris des talents de V. M. dans l'art militaire. Le peuple a témoigné beaucoup de joie à l'ouïe de cette victoire, et, s'il y a une raison qui l'engage à souhaiter que V. M. revienne, c'est afin de ne la plus voir exposée aux risques de la guerre.

Voici des lorgnettes de toutes les façons; V. M. aura la bonté de choisir celle qu'elle croit lui pouvoir convenir, et de me renvoyer les autres. J'ai eu de la peine à les trouver.

Le tapissier dont j'ai eu l'honneur de parler à V. M., qui a fait ce beau vase de fleurs en haute lisse, attend la décision de son sort.

Dieu veuille conserver la santé de V. M. et la ramener bientôt au milieu de nous! Si je croyais aux messes, je vendrais jusqu'à mes livres pour en faire dire, et je ne bougerais des autels. J'ai l'honneur d'être, etc.