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153. A M. JORDAN.

Camp de Kuttenberg, 18 juin 1742.

Les palmes de la paix254-a font cesser les alarmes,
Au tranquille olivier nous suspendons nos armes.
Déjà l'on n'entend plus le sanguinaire son
Du tambour redoutable et du tonnant clairon;
Et ces champs que la Gloire, en exerçant sa rage,
Souillait de sang humain, de morts et de carnage,
Cultivés avec soin, fourniront en trois mois
L'heureuse et l'abondante image
D'un pays régi sous des lois.
Ces vaillants guerriers que l'intérêt des maîtres
Ou rendait ennemis, ou tels faisait paraître,
De la douce amitié resserrant les liens,
Se prêtent des secours et partagent leurs biens.
La Mort l'apprend, frémit, et ce monstre barbare,
De la Discorde en vain secouant les flambeaux.
Se replonge dans le Tartare,
Attendant des crimes nouveaux.
O Paix! heureuse Paix! répare sur la terre
Tous les maux que lui fit la destructive guerre;
Et que ton front paré de renaissantes fleurs,
Jusqu'à jamais serein, prodigue tes faveurs!
Mais, quel que soit l'espoir sur lequel tu te fonde,
Je le dis sans détour, et tu n'auras rien fait,
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde.
L'Ambition et l'Intérêt.255-a

Ma muse, qui s'emporte quelquefois, vient de produire ces stances; l'imagination se réchauffe encore de temps en temps chez moi, lorsque les affaires dont je suis souvent surchargé le permettent. Ce sera à Charlottenbourg que je compte retrouver mon Apollon, quoique les soins et l'âge en doivent diminuer le <230>feu. Si je vois qu'il me refuse totalement, je me jetterai dans l'éloquence et la morale. Nous passerons des jours heureux, du moins raisonnables, car nous raisonnerons beaucoup.

Là, sous le studieux ombrage
De ces tilleuls verts et fleuris,
Nous rirons du frivole ouvrage
Des mortels par des riens épris,
Et des catins et des Fleurys,
Et des fous qui se jugent sages,
Et font de pompeux étalages
De leurs puérils écrits.
Que nous rirons de ces maris
De qui le bruyant cocuage
Fait la fable du voisinage,
Et n'est ignoré que par eux,
Et des autres qui, plus heureux,
Se sont fait ce maquerellage!
Nous passerons devant nos yeux
La bigarrure de ce monde,
Les projets sur quoi l'on se fonde.
Et les vains objets de nos vœux,
Enfin, cette erreur si commune
Aux souverains, aux conquérants,
La gloire, objet de leur encens,
De leurs malheurs, de leur fortune.
Hélas! de cette illusion
Mon cœur a trop senti les charmes.
J'ai fait renaître d'Ilion
L'illustre conspiration
De tant de rois ligués pour former les alarmes.
Hélas! qu'il m'en coûta de larmes!
Mais à présent que la raison
De mes mains fait tomber les armes.
Ainsi qu'un frénétique à peine revenu
D'un long et véhément délire,
De mes revers tout confondu,
Et retournant à la vertu,
Je me repose et je respire.

Adieu, cher Jordan; je suis de tous vos admirateurs le moins flatteur, et de tous vos amis le plus sincère.


254-a Les préliminaires de la paix furent signés à Breslau le 11 juin 1742. Voyez t. II, p. 145.

255-a Ces vingt-cinq vers se trouvent aussi en tête de la lettre du Roi à Voltaire, du 18 juin 1742, mais avec quelques variantes.