58. DE M. DE SUHM. (no 12.)

Pétersbourg, 13 août 1737.



Monseigneur

J'ai reçu avec des transports de joie les marques de votre gracieux souvenir et les assurances de votre constante amitié par la lettre dont il a plu à V. A. R. de m'honorer le 27 du mois passé. Ni mes fonctions, qui sont assez pénibles, puisque je suis obligé de faire septante-deux verstes, c'est-à-dire dix mortels milles, chaque fois que quelque affaire m'appelle à la cour, qui réside pendant l'été à Péterhof, ni rien au monde ne m'empêcherait de répondre dès à présent à ce que V. A. R. désire de savoir, si j'étais en état de le faire. Mais, quoique vous ne vous soyez pas trompé, monseigneur, si vous avez cru que les points de vos questions font une partie de mon étude, il s'en faut cependant bien que je sois déjà en état de rendre raison de tant de choses, ne pouvant me résoudre à rien avancer sur ce sujet dont je ne sois auparavant bien instruit et bien convaincu moi-même. Mais je promets de travailler à satisfaire là-dessus V. A. R. avec le <334>même empressement que j'aurai toujours à lui faire connaître mon zèle en toute occasion; trop heureux, si j'en pouvais trouver d'assez importantes pour la convaincre pleinement de mon parfait dévouement! En attendant, je joins ici la copie de la lettre du feld-maréchal victorieux à son fils, qui peut servir à faire connaître en partie à V. A. R. la différence qu'il y a entre la nation russe d'à présent et celle qui, sous Pierre Ier, commença à se manifester par la perte de la bataille de Narva. Les Turcs, tous janissaires ou spahis, et tous d'élite, au nombre de vingt-trois mille, se sont défendus, pour ainsi dire, jusqu'au dernier homme, puisqu'il y en a eu dix-sept mille de tués, et quatre mille prisonniers, le reste s'étant noyé. Le sérasquier, pacha à trois queues, s'est rendu au lieutenant-général Biron, frère du duc de Courlande, que V. A. R. ne connaît pas encore sous ce titre, parce qu'il n'a pas encore fait ses notifications, mais qu'elle jugerait digne de cette élévation par ses grands sentiments, si elle le connaissait. Comme je n'attache aucune idée de politique à cet éloge, vous trouverez bon, monseigneur, que je rende cette justice au Duc, en le nommant à un prince, juge aussi éclairé du vrai mérite que l'est celui auquel j'ai le bonheur d'écrire. On amènera ce sérasquier ici, aussi bien que le pacha d'Oczakow. Le premier a fait une réponse aussi fière que décente au général Romanzoff, qui lui a demandé comment il avait osé se défendre contre une armée si formidable. « Le devoir m'ordonnait de me défendre, lui a-t-il dit; je n'ai donc pas demandé quelles étaient les forces de mon ennemi, mais je me suis cru en état de résister, et même assez fort pour vous vaincre. Je vois bien que ce qui est arrivé vient du ciel. » Le pillage d'Oczakow a été prodigieux, car cette ville était fort marchande. On assure que chaque grenadier a eu mille ducats pour sa part. On a tout massacré le premier jour; mais ensuite on a fait prisonniers ceux qu'on a trouvés dans les caves. Cette place est un hexagone très-régulièrement fortifié; on y a trouvé quatre-vingt-deux pièces de canon de fonte, et sept mortiers.

Mais je fais trêve aux nouvelles, crainte de devenir ou importun en vous étourdissant de nouvelles trop peu intéressantes pour vous, ou indiscret en abusant de votre bonté à m'écouter. Mais <335>quand le monde entier retentirait de nouvelles toutes dignes d'attirer votre attention, oh! laissez-moi encore espérer, grand et aimable prince, qu'elles ne vous feront jamais oublier l'heureux mortel que vous avez daigné élever à la dignité de votre ami, et qui vous est dévoué de cœur et d'âme, etc.