<176>

CHANT II.

O mes amis! craignons tous de médire;
C'est un poison mortel que la satire.
Qui brocarda sans remords son prochain
Eut sa revanche, et, dès le lendemain,
Mordu d'autrui, ne pensa plus à rire.
Bien pis encor font de certains auteurs
Dont les bons mots, avoués au Parnasse,
Ont entrepris, libres dans leur audace,
Des thèmes faits pour des profanateurs.
Me garderai de pareille aventure;
Pour plaisanter s'offrent tant de sujets!
Et les dévots, oiseaux de triste augure,
De tout côté me lanceraient leurs traits.
Notre guide est la loi de la nature;
Belle, sans fard, aussi simple que pure,
Elle bannit la superstition;
Mais elle apprend ce qu'à l'Être suprême
On doit de culte et d'adoration,
Tant par amour de lui que de soi-même.
Mais dans le monde il est certaines gens,
Des songe-creux, des fous visionnaires,
Qui vont braillant, et, du haut de leurs chaires,
Se font des dieux selon leurs caractères,
Toujours cruels et toujours punissants,
Et qui, damnant tous les mortels charmants,
<177>Les font griller par d'éternels tourments,
De tous les sots forment une cohorte,
Gens bien choisis, tous élus, tous chéris,
Et pour lesquels saint Pierre ouvre la porte,
Et les admet au benoît paradis.
Amis, comment souffrir de tels affronts?
C'est au bon sens faire lourde avanie
Que de damner la bonne compagnie;
De ces fous-là, qui jugent sans raison,
Les gens d'esprit enfin se vengeront.
Mon cher lecteur, si hardiment je grimpe
Jusqu'au sommet de l'éclatant Olympe,
Ne pense point que ce soit les vrais cieux
Dont j'ose ici te faire la peinture;
Plus librement je puis parler de ceux
Qu'ont fabriqués l'erreur et l'imposture,
Et l'intérêt de quelques songe-creux;
Bref, en un mot, je ne parle que d'eux.
Le bruit que fait la gente furibonde
Qui rampe ici sur la face du monde,
Ses démêlés, ses débats, ses excès,
Ses intérêts, ses guerres, ses procès,
Tout ce qu'on fait d'heureux ou de funeste,
Tout fut prévu, réglé par les arrêts
Qu'en prononça toute la cour céleste.
Or, écoutez : ces peuples d'ennemis
Qui se battaient comme des Amadis
Dans un recoin de notre petit globe,
Qui de l'Olympe aux regards se dérobe,
Fixaient sur eux les saints du paradis.
On n'y parlait presque plus d'autre chose;
Et chaque saint ayant pris fait et cause,
Les uns disaient : Sommes Autrichiens;
D'autres ligués : Nous sommes Prussiens.
Ce que de saints avait produit la France
Étaient de droit zélés pour l'alliance;
Mais tous les saints à Vienne, à Brünn fêtés
<178>Pour le Lorrain étaient tous bien portés.
Ceux-là portaient, dessous leur auréole,
Cocarde verte, affiche du parti;
Des rubans verts chamarraient leur étole.
Le monde au ciel était bien perverti.
Au bon vieux temps, chacun, suivant la règle,
Dévotement chantait alleluia;
On eût fessé quiconque eût fait l'espiègle,
Ou de chanter un moment s'ennuya;
C'était alors une vraie monarchie.
En vieillissant, le bon Père éternel
Laissait aller la police du ciel;
Il s'en fit lors une hiérarchie.
Le paradis était comme une cour,
Il y régnait l'intrigue et la cabale;
Aux chastes sœurs les saints faisaient l'amour,
Tout présentait des objets de scandale.
On y voyait la discorde infernale;
C'était alors un dangereux séjour.
Dans le déclin de l'éternel vieux père,
On se sauvait par compère et commère;
L'un, en léguant son bien par testament
A des frapparts d'un très-riche couvent,
L'autre, en payant, escamotait son âme
Aux durs tourments de l'éternelle flamme.
Chacun avait étudié comment
Tromper du ciel la fureur vengeresse,
Malgré l'horreur de sa scélératesse.
Lorsque la Mort, s'approchant à tâtons,
Par le collet saisit le misérable,
En se vouant soudain à son patron,
Et se signant, on déroute le diable.
On fait des vœux aux saints de grand renom,
On se confesse à quelque jésuite,
Et l'on reçoit, avec de l'eau bénite,
Un passe-port signé pour le Cocyte,
Avec la messe et l'extrême-onction.
<179>Alors le saint auquel le mort se voue,
Pour soutenir sa réputation,
Au paradis le protége et l'avoue;
Et chaque saint ayant eu, de tout temps,
Dans notre monde un nombre de clients,
Jugez combien le ciel en ses murailles
Avait alors rassemblé de canailles.
Quant aux grands saints, c'étaient tous imposteurs
Qui, se forgeant eux-mêmes des oracles,
En vrais fripons opéraient des miracles
Dont on croyait les cieux mêmes auteurs;
Et la très-sainte et ridicule Église
Dévotement, par bref, les canonise;
Et les voilà comme saints reconnus.
Telle était donc alors la cour céleste :
Un composé de comiques abus,
Pour le bon sens nourriture indigeste,
Auxquels, ma foi, le monde ne croit plus.
Imaginez un amas de chanoines,
Prêtres, curés, mille sortes de moines,
Tous ensemble pêle-mêle entassés;
Imaginez, si vous pouvez, des anges,
Des chérubins, vers le haut bout placés,
Des séraphins, des trônes, des archanges,
Pour bien chanter de bonne heure châtrés;
Imaginez au milieu d'eux que brille
Du vieux papa la céleste famille :
Près de sa dextre on voit, avec son fils,
Une beauté, reine du paradis,
Beauté faisant enfants en son jeune âge,
Et conservant toujours son pucelage.
O mes amis! ah! que c'est bien dommage
Qu'on ait perdu dans nos jours tant maudits
De ces temps-là l'antique et bon usage!
On voit encor dans ce brillant taudis
Les quatre grands et les petits prophètes,
Quelques Hébreux, rasibus circoncis,
<180>Resplendissants comme on voit les planètes.
Ah! vous voilà, cher Luther, et Calvin,
Au paradis, en chausses et pourpoint!
Tant mieux pour nous que là sont hérétiques :
Y sont encor bien d'autres schismatiques,
Qu'y place au moins la superstition.
Là j'aperçois le grand saint de la Mecque;
On va donc là sur son opinion?
Tandis que vous, Horace et Cicéron,
Virgile, Homère, et Socrate, et Sénèque,
Vous grillez tous à l'éternel charbon.
Mais c'est l'enfer, c'est l'empire du diable
Qu'on nous assure être le mieux peuplé;
Ce que la terre a vu de plus aimable
Doit pour jamais être là-bas brûlé.
Là s'engloutit le monde et la nature,
La respectable et sage antiquité,
Et notre race, et la race future;
Car les dévots, par imbécillité,
A l'infernale et sombre majesté
Ont assigné la pauvre humanité.
Par cette loi tant injuste et tant dure,
Rien ne resta pour la Divinité;
Si bien on fit, que Dieu créa le monde,
Non pas pour lui, mais pour l'esprit immonde.
Mais laissons là ces stériles docteurs,
Et leur système, et leur fou de partage;
Et revenons, après ce verbiage,
A notre objet. Oui, mes chers auditeurs.
Dans cette cour que je viens de dépeindre,
Cour où les saints excitaient des rumeurs,
Le roi des cieux, rêvant, se mit à craindre
Quelques complots, quelques traits de noirceur.
Ce n'aurait point été chose nouvelle :
Un jour, un ange, appelé Lucifer,
Qui dans les cieux avait fait le rebelle,
Fut relégué dans le fond de l'enfer.
<181>Tout ce qui fut peut arriver encore;
Pourquoi c'est bien, lorsque rien on n'ignore,
Voyant le mal tout doucement venir,
De l'étouffer sans le laisser grandir.
Le roi des cieux ainsi, plein de prudence,
Prévint le mal; l'archange Michaël,
Ce courrier des choses d'importance,
Fut député vers le peuple éternel,
Pour l'amener d'abord à l'audience.
Les cordons bleus s'approchent le plus près
De ce grand roi, qui, mettant sa couronne,
Et s'apprêtant à lancer ses décrets,
Va se placer sur son immense trône.
Ce trône est fait d'argent, d'or et d'airain;
Et Belzébuth, à la forge infernale,
Le travailla de sa griffe au burin.
Il y grava l'aventure fatale
De sa révolte et de sa triste fin,
Par son exemple et son cruel destin
Avertissant tous les saints à cabale
De réprimer tout penser trop mutin.
Dans cette cour, tout comme dans une autre,
Légers y sont messieurs les courtisans;
Le saint nouveau, le martyr et l'apôtre
Y font aussi les fiers, les suffisants.
Le trône était négligé de ces gens;
Tous ces faquins de moines et de prêtres
Au paradis faisaient les petits-maîtres,
Disaient : « Ce trône est l'œuvre des méchants;
A l'hiéroglyphe on ne peut rien connaître.
Que des reliefs aillent donc se repaître
Nos songe-creux, nos docteurs, nos pédants. »
Mais cependant le divin interprète,
Tout boursouflé, sonnait de la trompette.
C'est là des cieux l'immortelle étiquette
Pour annoncer que le Roi veut parler,
Et que chacun des saints doit écouter.
<182>« Je crois, messieurs, leur dit le bon vieux père,
Quand vous aurez appris la grande affaire
Dont il s'agit, que n'aurai pas besoin
De réveiller votre illustre courage;
Car vous n'avez jamais, ou peu du moins,
Ouï tenir tel important langage.
Quand je voudrais même la supprimer,
La chose, hélas! parle assez d'elle-même,
Et semble à tous ici vous reprocher
De vos devoirs la négligence extrême .... »
Là, le bon père, hésitant, bégayant,
Sent sa mémoire et sa langue égarée.
Saint Augustin, de loin l'apercevant,
Lui dit : « Grand roi de la voûte éthérée,
S'il me souvient du temps antérieur,
Lorsque autrefois j'étais encor rhéteur,
Avant d'avoir ma métropolitaine,
Ce discours-là je savais tout par cœur;
Il n'est de vous, ma foi, mon cher seigneur,
Et vous l'avez pillé dans Démosthène.
Ce n'est, mon roi, ni bienséant, ni beau,
De nous donner du vieux pour du nouveau. »
Le bon papa, surpris de ce reproche,
Lui dit : « Hélas! si mon discours s'accroche,
Ce n'est ma faute; enfin, l'âge vieillit,
Et je n'ai point, dans ce besoin extrême,
Le beau puîné de l'essence suprême,
Mon fils cadet, le gentil Saint-Esprit.
En pareil cas, il me souffle à l'oreille.
Il est allé, selon ce qu'on m'a dit,
Pour assister, et pour faire merveille,
Au Vatican, dans la pompe et le bruit,
Sa Sainteté, qui, dans sa grande église,
Dans ce moment nouveau saint canonise,
Un saint que tous vous ne connaissez pas,
Qu'on a tiré squelette de sa tombe.
Cet anonyme, après un long trépas,
<183>Doit recevoir, hors de la catacombe,
Un bel étui, puis le baptisera.
Bientôt après, des miracles fera;
Et son idole, ayant partout sa niche,
A l'entour d'elle à deux genoux verra
Le scélérat, l'imbécile et le riche.
Dans les bons jours sa fête on chômera .....
Mais revenons enfin à ma harangue.
Mes chers enfants, si je déclame mal,
Prenez-vous-en à ma pesante langue;
Si m'entendez, c'est là le principal.
Or, écoutez : dans ce séjour royal,
Où dès longtemps je fais ma résidence,
J'ai seul versé dessus l'humaine engeance
Également et les biens, et les maux,
Que j'ai puisés de ces deux grands tonneaux.
Si le destin parfois me contrecarre,
Et me prétend asservir sous sa loi,
Je le retiens, mon pouvoir le rembarre,
Et lui fais voir que je suis seul le Roi.
Mais vous, mes saints, mes fils, mes chers apôtres,
Que j'avais crus plus sages que les autres,
Au paradis, devant moi, sous mes yeux,
Vous élevez vos fronts séditieux;
Selon qu'en dit à chacun sa faconde,
Chacun de vous veut gouverner le monde.
Dites, pourquoi suis-je donc dans les cieux?
Hier, regardant par ma longue lunette,
Je vis, dessus la petite planète,
Deux nations, fort s'entre-chicotant,
Un grain de sable entre elles disputant;
Et vous voilà d'abord en mouvement.
Aucun de vous entre soi ne s'accorde,
On prend parti, chacun prétend briguer,
De son côté ne tirant qu'à sa corde,
L'œil égaré, soufflé par la discorde,
Se mêle ici de nuire ou protéger;
<184>A vous ne tient de me faire enrager.
Si l'on m'échauffe, on me fera résoudre
A vous chasser bien loin de mes États,
A vous lancer ma redoutable foudre,
A vous proscrire, à vous réduire en poudre.
Mais, pour le coup, je ne le ferai pas.
Sachez du moins qu'en ces lieux pacifiques
Je ne veux point de vos trames iniques,
Que je puis seul régler comme il me plaît
Le sort humain, sans que l'on en raisonne.
A cet essaim de frelons qui bourdonne
J'enjoins ici, je commande et j'ordonne
D'être tranquille et d'être satisfait. »
Il dit; les saints, les yeux baissés sur terre,
Genoux tremblants, et joignant les deux mains,
Le dos courbé, craignant tous le tonnerre,
Au fond du cœur pestaient sur leurs destins.
Il se fit même un silence si morne,
Qu'on aurait dit que les saints, tant parlants,
Étaient muets, enchantés ou gisants.
Mais, comme à tout le temps met une borne,
Lorsque la peur se fut calmée un brin,
Le vieux babil reprit son ancien train.
Alors lui dit saint maître Borromée :
« Grand roi, souffrez qu'un de vos immortels
Ose parler. L'autrichienne armée,
Mon nom fameux, mon culte, mes autels,
Oui, tout s'en va dans ce jour en fumée,
Si ne voulez punir des criminels
Dont la fureur est contre eux animée.
Exaucez-moi. » - « Certes, il a raison,
Dit l'autre saint (c'était Népomucène);
Vous voulez donc, comme en votre maison,
Au pur hasard laisser notre domaine?
L'Autrichien respecte mes vertus,
Il n'est de saint, dans tout ce nombre extrême,
Qui reçut tant d'images, de tributs,
<185>Qu'en érigea pour moi seul la Bohême.
On sait là-bas ce qu'on doit à mon nom :
Voyagez-y; l'on y voit ma statue
Sur les chemins, même sur chaque pont.
Malheur, passant, à qui ne me salue!
Mais si jamais ces incrédules chiens,
Qui ne croient en vous, grand roi, qu'à peine,
Si, dis-je, un jour on voit les Prussiens,
Victorieux, chasser le bon Lorraine,
Qui diable alors ma fête fêtera?
Et vous, bon roi, vous-même prenez garde,
Car tout de bon la chose vous regarde.
Tout le premier on me ruinera,
Et dans ma niche on m'abandonnera;
Le Prussien, qui sur moi se hasarde,
M'ayant vaincu, sur vous se tournera. »
Il n'avait pas achevé sa harangue,
Lorsqu'en fureur lui dit saint Wenceslas :
« Tais-toi, fripon, déclamateur sans langue,
Vil ravisseur de mes anciens États.
J'étais moi seul patron de ce royaume,
Quand un beau jour, lâche, tu t'avisas
De m'imiter, faisant mon second tome,
Que, nouveau saint, tu t'impatronisas;
Alors mon culte à ton autel passa. »
Le doux Jésus, qui, tout surpris, l'écoute,
Dit : « Wenceslas, vous n'y voyez donc goutte?
Messieurs les saints, rengainez vos exploits;
Vous avez tous empiété sur mes droits.
Vous, des dévots avides parasites,
Avant le temps que miracles vous fîtes,
J'étais moi seul adoré des humains,
J'avais moi seul l'honneur des prosélytes.
Mais à présent on ne voit que des saints
Qui, se servant d'une ruse profonde,
M'ont enlevé le culte de ce monde. »
Le bon papa lui dit tout doucement :
<186>« O mon cher fils! ne soyez colérique.
J'avais jadis, dans le commencement,
De l'univers seul toute la pratique.
Lorsque tu vins, le monde fanatique,
Par son instinct suivant le changement,
Planta pour toi ma seigneurie antique;
Je le souffris, t'aimant fort tendrement.
Mais laissons là l'aigreur et la dispute;
Voyons ici qui nous protégerons
Des combattants de ces deux nations;
C'est ce qu'il faut en deux mots qu'on discute,
Puis je prendrai mes résolutions. »
Calvin, Luther, très-bas se prosternèrent,
Les Prussiens au Roi recommandèrent;
Et Geneviève, et tous les saints français,
Par leurs discours très-fort les appuyèrent.
Alors parut, éclatante d'attraits,
Pleine d'appas, plus touchante et plus belle
Qu'au paradis oncques ne fut pucelle,
Sainte Hédewige; elle approcha du Roi,
D'un air soumis et d'un maintien modeste.
Dans ses beaux yeux brillait l'ardente foi,
Et bref, c'était une beauté céleste.
Sa belle bouche allait donner la loi,
Et décider la querelle funeste
Dont la Bohême était pleine d'effroi.
Elle approcha d'une façon unie,
Aux pieds du Père on la voit accroupie;
D'une des mains lui pressant les genoux,
De l'autre main au menton le caresse,
Lui dit : « Grand roi, mon espoir est en vous.
Jadis, prenant pitié de ma jeunesse,
Me dégageant de l'humaine faiblesse,
Sainte je fus chez mon défunt époux.
Assistez-moi; que dans ces jours prospères
Tous mes parents ressentent vos faveurs;
A tous ces saints ils font peu de prières,
<187>Mais votre amour remplit seul tout leur cœur.
Les Prussiens composent ma famille,
Et leurs rois sont mes plus purs rejetons.
Ne souffrez pas qu'un vil saint les étrille,
Couvrez-les tous dessous vos ailerons;
A vous, seigneur, Hédewige se voue. »
En même temps elle vous l'amadoue;
Onc on ne vit, avec tant de splendeur,
Corps féminin si souple et si flatteur.
Le bon papa sent son âme attendrie :
« Vous le voulez, je dois vous exaucer;
Un léopard de la fière Hyrcanie
N'aurait le cœur d'oser vous refuser, »
Dit-il. De loin, bonne dame Marie,
S'impatientant, pleine de jalousie,
De ce discours eût voulu se mêler.
Chacun le voit; le Roi lui dit : « Ma mie,
Vous aimerais bien plus, si de l'envie,
Lorsqu'il me plaît à saintes de parler,
Vous ne sentiez si souvent la furie;
Il est besoin d'apprendre à vous calmer. »
Alors, parlant à sainte Geneviève,
Il dit : « Prenez mon redoutable glaive,
Dont autrefois, par mes décrets divins,
L'ange vengeur défit les Philistins,
Et secondez l'effort des Prussiens;
Ce sont les fils de ma charmante fille.
Chère Hédewige, ordonnez aux destins,
Et confondant les fiers Autrichiens,
Comblez d'honneur votre heureuse famille. »
Ces derniers mots, qu'il dit à haute voix,
Font tressaillir et les cieux, et la terre;
Et ces accents, plus forts que le tonnerre,
Mettent les saints confus en désarroi.
L'ange leur dit : « Le Roi vous congédie.
Que chaque saint, vaquant à ses emplois,
Aille à présent régir sa monarchie. »
<188>Tous dans l'instant se lèvent pour sortir.
Comme l'on voit la presse s'éclaircir,
Lorsqu'à Grodno la Pologne inquiète
En grand tumulte a rompu sa diète,
Ainsi les saints s'empressent de partir.
Dame Marie, attelant sa mazette,
Fendant les airs, descend droit à Lorette.
Là, dans ce temple, un miracle posa
L'hôtellerie où la dame accoucha
Du doux Jésus jadis en Idumée;
Tout alentour flaire sa renommée.
Saint Pierre à Rome aussitôt s'envola;
Sur un grand coq le bon saint se percha.
C'était ce coq qui par trois fois chanta,
Lorsque l'apôtre, en scélérat, en traître,
Son doux Jésus par trois fois renia.
Aucun des saints autant on ne fêta;
Honneur se fait à Rome le saint-père
De ce qu'il est successeur de saint Pierre.
Légèrement, sur sa meule à moulin,
Saint Nicolas traversa l'hémisphère;
Pour Pétersbourg partit le calotin,
Y ranimer sa cendre, qu'on révère.
Antoine alors part à califourchon :
Piquant des deux, il presse son cochon;
Ce saint des porcs est l'auguste patron.
Ah! vous voilà, le colosse de Rhode?
Ce n'est pas lui, c'est un saint hors de mode,
Le grand Christoph, de l'inconstant clergé,
Dans un recoin, sans culte, négligé.
Un autre part, il veut chômer sa fête.
Vous oubliez, saint Denis, votre tête;
Reprenez-la, car, malgré les dévots,
Sans tête, un saint fait rire les badauds.
Là, saint François, tout criblé de stigmates;
Ce preux martyr, encor couvert de sang
A gros bouillons sortant des quatre pattes,
<189>Et jaillissant de son généreux flanc,
S'en va tout droit dans un riche couvent.
Ce jour, sa châsse en pompe se promène,
Et le gardien et les religieux,
Et les dévots que fournissent tous lieux,
Qu'à pareil jour on trouve à la douzaine,
Suivent le saint d'un air humble et piteux.
A son honneur ils fêtent la neuvaine,
En s'enivrant d'un vin délicieux.
J'ai la berlue, ou je crois, Dieu me damne,
Parmi ces saints que j'aperçois un âne.
Pourtant n'est pas celui-là qui parla,
Quand Balaam autrefois le monta;218-a
Mais c'est celui qui le Sauveur porta,
Lorsque, l'Hébreu célébrant son entrée.
Jérusalem, de palmes décorée,
Jusques au temple un jour l'accompagna.
Cet animal, sur une vapeur bleue,
Va dans Milan pour retrouver sa queue.
Là, tous les ans, de l'animal béat
On donne au jour ce beau membre en spectacle.
Prêtres y sont en grand pontificat,
A deux genoux attendant le miracle,
Et célébrant sa fête avec éclat.
Le bon Janvier, avec son auréole,
Comme un éclair va trouver Don Carlos;
Il fait bouillir son sang dans sa fiole,
Tout pleins de joie en sont ses bons dévots.
Le doux . ., ce mari si modeste,
Pauvre Vulcain de la troupe céleste,
Et les vieux saints, comme Hercule, Samson,
Mars, Machabée, et Gabriel, Mercure,
Tous trop âgés, restent à la maison :
Ils n'étaient plus que des saints en peinture.
<190>Mais, si j'avais une langue d'airain,
Et des poumons comme Éole ou Zéphire,
Ami lecteur, comment pourrais-je enfin
Te tout conter et tous ces saints te dire?
Un an entier ne saurait me suffire.
Mais si voulez de l'immortelle cour
Avoir chez vous la liste générale,
Un almanach tout du long vous étale
Et chaque saint, et sa fête, et son jour.
Mais, après tout, ce ne sont mes affaires;
Venons aux saints qui me sont nécessaires,
Dont nos héros ont tous les deux besoin.
Vers le Lorrain part saint Népomucène :
Sur un rayon il ne se percha point.
Tout confondu, du ciel sortant à peine,
Il gagne enfin sa métropolitaine;
Dans Prague il va se percher sur son pont.
Il veut pourtant soutenir son renom
Et ranimer les soldats de Lorraine;
Pas ne croirez ce qu'il imagina.
Dessus son pont le bon saint se tourna,
Aux Prussiens il montra le derrière,
Aux gens lorrains sa béate visière;
Tout aussitôt au miracle on cria.
Pendant le temps qu'au lieu d'un vrai prodige,
Saint Népomuc étale un vain prestige.
Que fîtes-vous, ô divine Hédewige?
Muse, dis-moi comment ses belles mains,
Qui maîtrisaient l'oracle des destins,
Pour relever la prussienne tige,
Lors préparaient du mal aux fiers Lorrains.
Elle n'admet aucun repos ni trêve;
Toujours parlant, consultant Geneviève,
D'avance ayant ajusté ses accords,
On va bientôt voir jouer ses ressorts.
Alors des cieux la nombreuse assemblée
<191>S'était déjà des portes écoulée,
Et, traversant le vaste champ des airs,
Avait rempli cet immense univers.
Les uns en France, et d'autres en Autriche
Etaient venus sur les ailes des vents;
Et chaque saint, de retour dans sa niche,
Humait déjà l'odeur de son encens.


218-a Nombres 22, 28.