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IV. DISCOURS SUR LES SATIRIQUES.[Titelblatt]

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DISCOURS SUR LES SATIRIQUES.

Ne sera-t-il jamais donné aux hommes de tenir un juste milieu, et d'écouter la voix de la vertu plutôt que l'ivresse de leurs passions? Leur inclination les porte à tout outrer; ils ne connaissent que les excès; une imagination ardente emporte une tête échauffée au delà de ce qu'elle croyait entreprendre. Il y a cent voies pour s'égarer; ce serait rêver avec Platon de vouloir que les hommes soient parfaits, eux dont l'être n'est qu'un assemblage de faiblesses et de misères. Cependant il y a de certaines pratiques que l'on ne peut voir sans s'indigner, et contre lesquelles tous les hommes devraient s'élever; j'entends deux vices qui, étant des extrêmes, font une opposition parfaite : l'un est cette bassesse que les flatteurs mettent en usage auprès des grands, ces louanges outrées ou non méritées qui déshonorent également celui qui les donne et celui qui les reçoit; l'autre est cette fière et cynique méchanceté des satiriques qui défigurent les mœurs des grands, et dont les cris barbares n'épargnent pas le trône. Les uns empoisonnent l'âme par une liqueur agréable, les autres enfoncent le poignard dans un cœur qu'ils déchirent. Prêter aux vices les couleurs des vertus, déifier les caprices des hommes, justifier d'indignes actions, c'est faire un mal réel, en encourageant ceux qu'un funeste penchant entraîne à continuer de persister dans un aveuglement fatal;<50> prodiguer le mensonge et la calomnie, rendre le mérite douteux, la vertu équivoque, noircir les réputations des personnes, parce qu'elles sont dans des postes éminents, c'est commettre une injustice criante et le comble des méchancetés. Ces pestes publiques diffèrent en ce qu'il y a un intérêt bas dans le flatteur, et un fonds inépuisable d'envie dans le satirique; ils sont comme une rouille qui ne s'attache qu'aux favoris de la fortune ou au mérite supérieur des talents.

Que Virgile, qu'Horace aient eu la bassesse de flatter un tyran aussi lâche que cruel, leur exemple doit détourner tout homme, pour peu qu'il soit amoureux de sa réputation, de les imiter; que Juvénal ait employé toute l'amertume de son style mordant pour décrier un ministre comme Séjan, un monstre comme Néron ou comme Caligula, c'était un opprobre qu'ils avaient mérité par une conduite infâme et par l'extravagance de leurs cruautés. Mais où sont les monstres qui, de nos jours, leur ressemblent? Dans les siècles précédents, nous comptons un Louis XI, un Charles IX, rois de France, un Philippe II, roi d'Espagne, un pape Alexandre VI, qui étaient dignes de la haine publique; aussi l'histoire, qui doit rendre un hommage pur à la vérité et recueillir soigneusement les faits, ne les a-t-elle pas ménagés; ils sont traités avec toute la rigueur possible par ceux qui nous ont transmis leurs règnes. Dans ce siècle, les hommes en place, les ministres, les favoris, les souverains mêmes reçoivent à peu près la même éducation; les mœurs sont adoucies, l'esprit philosophique a gagné, et fait tous les jours de nouveaux progrès; les sciences et les arts répandent un vernis de politesse et de décence qui rend les esprits plus flexibles et plus traitables; le dehors des hommes bien élevés est à peu près semblable en Europe.

S'il est vrai que nous avons moins de ces génies extraordinaires et transcendants qui s'élèvent avec tant de supériorité sur leurs égaux, comme l'antiquité en a produit, nous avons au moins l'avantage de<51> ne point voir dans les premières places des monstres de cruauté que le monde doit avoir en exécration. Il faut convenir que les grands ne font pas tout le bien dont ils sont capables, que les courtisans ont des passions, et les rois, des faiblesses; mais ils ne seraient pas hommes, s'ils étaient parfaits. Quelle démence y a-t-il donc à suivre les traces de Juvénal, lorsque l'on manque de sujets pareils aux siens, pour exercer le misérable talent de la satire! Y a-t-il rien de plus pitoyable que de faire métier de noircir les réputations, d'inventer des impostures grossières, de calomnier à tort et à travers, de crier, de publier des mensonges, pour contenter sa méchanceté? En entendant ces vaines clameurs, on est porté à croire que tout l'univers est en danger; et, à l'examiner, ce n'est au fond qu'un chien qui aboie à la lune.

Ces sortes de déclamateurs qui attaquent avec cette effronterie impudente les hommes en place sont, pour la plupart, des misérables inconnus dans leur obscurité; ils deviennent les organes mercenaires de quelque grand, envieux d'un compétiteur, ou ils se livrent à la turpitude de leur cœur, au funeste penchant de mordre comme des dogues enragés ceux que le hasard leur fait rencontrer dans leur chemin. A les lire, on croirait qu'ils ont des espions gagés dans les cours, qui leur rendent compte des moindres particularités qui s'y passent; mais leur imagination supplée en effet à leur ignorance, et ils connaissent aussi peu ceux que leur plume maltraite que la vertu qu'ils outragent si étrangement. Qu'y a-t-il de plus facile que de médire des grands? On n'a qu'à grossir leurs défauts, qu'à exagérer leur faible, qu'à commenter les médisances de leurs ennemis; et, au défaut de tant de belles ressources, on trouve un répertoire d'anciens libelles, que l'on copie, en les accommodant aux temps et aux personnes. Les déclamations contre les puissants de la terre sont devenues des lieux communs; chaque emploi a son étiquette banale et<52> des calomnies qui lui sont affectées; on est sûr, en lisant un écrit contre un contrôleur de finances, d'y trouver qu'il a le cœur dur, qu'il est inexorable, que c'est un brigand public qui s'engraisse de la substance des peuples, qu'il les charge impitoyablement, et que ses opérations sont celles d'un imbécile. S'il s'agit d'un ministre de la guerre, les forteresses tombent en ruines, le militaire est négligé, il refuse les emplois par goût, et ne les accorde qu'à la faveur ou à l'importunité. On est sûr qu'un secrétaire d'État se repose de son travail sur les commis; ceux-là pensent, dirigent et travaillent, tandis qu'il n'est pas au fait des affaires; quoi qu'il fasse, on trouve à redire à tout, dans la guerre à son ambition, dans la paix à sa faiblesse, et on le rend responsable des événements. Pour les souverains, ils ne récompensent jamais le mérite, principalement de ceux qui sont très-persuadés d'en avoir beaucoup; ils passent souvent pour avares, parce qu'ils ne contentent pas la cupidité de ceux qui voudraient pouvoir être prodigues; leurs faiblesses sont des crimes, et leurs fautes, car qui n'en fait pas? passent pour des actions inouïes. Voilà, à quelques nuances près, à quoi se réduisent ces libelles, qui ne sont que l'écho d'anciennes accusations toutes aussi injustes; mais ce qui est fâcheux, c'est que le sort de ces admirables ouvrages est d'être lus quand ils sont nouveaux, pour être ensevelis ensuite pour jamais dans un éternel oubli.

Si j'avais un conseil à donner à ces beaux esprits qui s'érigent ainsi en censeurs de personnes respectables, ce serait de prendre à présent un tour nouveau; car, depuis Salomon, injures et louanges, tout a été dit, tout a été épuisé. Qu'ils essayent de se peindre eux-mêmes dans leurs écrits, qu'ils expriment le désespoir que leur cause la prospérité des grands, l'aversion qu'ils ont pour les talents et pour le mérite dont l'éclat les anéantit, qu'ils donnent à l'univers une grande idée des connaissances qu'ils ont dans l'art de régner. Il y a encore des<53> royaumes électifs : peut-être feront-ils fortune et les croira-t-on sur leur parole; au moins leur ingénuité nouvelle épargnerait-elle aux lecteurs l'ennui d'autres atrocités et d'autres impertinences. Si le peuple était sensé, on pourrait se rire des libelles, quels qu'ils fussent; mais ces indignes écrits sont un mal réel, parce que le monde peu instruit, enclin à croire le mal plutôt que le bien, reçoit avidement de mauvaises impressions qu'il est difficile de déraciner; de là naissent des préjugés souvent préjudiciables aux monarques mêmes.

Jamais nations n'ont poussé la satire plus loin que les Anglais et les Français; il n'y a guère d'homme connu dans ces monarchies qui n'ait essuyé quelques éclaboussures en passant. Quelles horreurs n'a-t-on pas publiées du Régent, duc d'Orléans! à quels excès ne s'est-on pas emporté contre Louis XIV même!

Louis XIV ne méritait cependant ni les louanges outrées ni les injures atroces dont il a été accablé. Ce prince avait été élevé dans une ignorance crasse; les amusements de sa première jeunesse furent de servir la messe au cardinal Mazarin; il était né avec du bon sens, sensible à l'honneur, plus vain qu'ambitieux; lui, qu'on accusa d'aspirer à la monarchie universelle, était plus flatté de la soumission du doge de Gênes que des triomphes de ses généraux sur les ennemis. Louis XIV eut des faiblesses; personne n'ignore ses attachements pour quelques dames de sa cour, que madame de Maintenon l'emporta sur les autres, et que, pour concilier sa conscience et son amour, il l'épousa secrètement; de là ces cris et ces clameurs, comme si tout le royaume allait périr, parce que le Roi avait le cœur sensible. Pendant que tant de libelles le déchiraient, lui et sa maîtresse, depuis sa cour jusqu'au plus petit commis de Paris, et ceux même qui écrivaient avec tant d'indécence contre lui, chacun avait sa maîtresse, et l'on condamnait comme un crime dans la conduite du Roi ce qu'on ne désapprouvait pas dans celle du moindre de ses sujets. C'est à ces<54> marques que la passion de l'auteur se déclare, et qu'il peint, sans s'en apercevoir, les traits de la haine et de l'animosité qui lui rongent le cœur.

Ce n'était pas sur ses amours qu'il fallait blâmer Louis XIV; s'il était répréhensible, ce fut pour avoir fait exercer des cruautés inouïes dans le Palatinat, et pour avoir autorisé Mélac à faire une guerre d'incendiaire et de barbare. On ne saurait non plus le justifier sur la révocation de l'édit de Nantes; il veut forcer les consciences, il en vient à des rigueurs excessives, et il prive son royaume d'un nombre de mains industrieuses qui transportent dans les lieux de leur asile leurs talents et la haine de leurs persécuteurs. Si j'en excepte ces deux taches qui obscurcissent la beauté d'un long règne, quels reproches peut-on faire à ce roi qui méritent des satires aussi amères que celles qu'on a écrites contre lui? Est-ce à des hommes abîmés de misères, qui n'ont pour talents qu'une malheureuse facilité d'écrire, à s'attaquer au trône de leurs souverains? Leur convient-il d'envenimer la conduite des grands, de s'acharner sur leurs faiblesses, de se faire une étude de leur trouver des défauts? Est-ce à des inconnus éloignés de toute affaire, qui voient le gros des événements sans savoir ce qui les amène, qui connaissent les actions sans en connaître les motifs, qui font le cours de leur politique dans les gazettes, à juger de ceux qui gouvernent le monde? Et leur ignorance même peut-elle servir d'excuse à leur témérité? Mais la malice les dévore, une fausse ambition les excite, ils veulent se faire un nom, et pour être connus ils imitent Érostrate.

Il y a eu un temps, il faut l'avouer, où la satire était à la mode; mais ce bon temps n'est plus. Il fallait naître sous le règne de Charles-Quint et de François Ier; alors les souverains étaient tributaires de l'Arétin; son silence était acheté, les bons mots qu'il supprimait étaient payés, et pour peu qu'un prince crût avoir fait une sottise, il lui en<55>voyait des présents. C'était alors qu'il y avait de quoi s'enrichir. Mais tout change, notre siècle est de mauvaise humeur, nos Arétins modernes, au lieu de trouver des récompenses, sont logés aux dépens des souverains qu'ils offensent, et on leur interdit surtout l'usage de leurs mérites et de leurs talents. Quelques exemples de cette nature n'intimident pas ceux qui sont nés avec l'amour de la belle gloire; avec moins d'encouragement que l'Arétin, ils vont leur train, et leur enthousiasme va jusqu'à leur faire affronter le martyre. Pour s'encourager et se déguiser à eux-mêmes leur noirceur, ils se persuadent qu'ils travaillent pour le bien public, qu'ils réforment les mœurs, et retiennent les grands par la crainte de leurs censures redoutables. Ils se flattent que leurs piqûres seront senties; il faut les renvoyer à la fable ingénieuse de La Fontaine, du Bœuf et du Ciron.55-a Des hommes puissants, dans leur fière et molle opulence, ou ignorent le coassement de ces insectes du Parnasse, ou, s'ils les entendent, ils les punissent.

Ni les médisances, ni les satires, ni les calomnies ne corrigent les hommes; elles aigrissent les esprits, elles les irritent, elles peuvent leur inspirer le désir de la vengeance, mais non celui de se corriger; au contraire, un injuste reproche prouve l'innocence, et nourrit l'amour-propre au lieu de l'éteindre. Les grands restent tels qu'ils sont; un courtisan, pour avoir été insulté dans un écrit indécent, n'en cultivera pas moins la faveur de son maître; les intrigues inévitables dans un lieu qui rassemble beaucoup de monde, et où il y a un conflit d'ambition, continueront dans les cours; les ministres poursuivront le train des affaires suivant l'impression que fait sur eux le point de vue dont ils les considèrent.

Les têtes sur lesquelles la puissance et le pouvoir sont le plus accumulés méritent plutôt qu'on les plaigne que d'être enviées; les<56> grands qui gouvernent la terre sont souvent découragés d'un ouvrage pénible qui n'a point de fin. Sans cesse obligés de vivre dans l'avenir par leurs réflexions, de tout prévoir, de tout prévenir, responsables des événements que le hasard, qui se joue de la prudence humaine, fait arriver pour rompre leurs mesures, accablés de travaux, les fatigues deviennent une espèce de soporifique qui à la longue assoupit les sentiments de la gloire, et les porte à désirer le repos philosophique d'une vie privée. Il est plus nécessaire de réveiller en eux ces sentiments de la gloire que de travailler à les étouffer; il faut encourager les hommes au lieu de les rebuter, et c'est ce que jamais libelles ne feront.

Peut-être quelqu'un pensera-t-il : il n'y a donc qu'à être puissant et absolu pour se livrer à toute la démence de ses caprices, pour ériger ses volontés en lois, et dès que l'on est inviolable, on peut tout enfreindre, d'autant plus que personne n'osera élever sa voix pour condamner des abus aussi intolérables de la domination. J'ose leur répondre que je conviens avec eux que ceux qui pendant leur vie sont au-dessus des lois par le souverain pouvoir, ont assurément besoin d'un frein qui les empêche d'abuser de la force pour opprimer les faibles ou pour commettre des injustices; mais que des scribes ignorants et obscurs ne sont pas faits pour être les précepteurs des rois; qu'il y a d'autres maîtres qui leur enseignent réellement leur devoir, qui prononcent leur arrêt, et leur apprennent sans déguisement ce que le peuple pense et doit penser d'eux; je veux dire l'histoire. Elle ne ménage point ces hommes redoutés qui ont fait trembler la terre; elle les juge, et, en approuvant leurs bonnes actions et en condamnant les mauvaises, elle instruit les princes de ce qui sera loué ou blâmé dans leur conduite; la sentence des morts apprend aux vivants à quoi ils doivent s'attendre, et sous quels auspices leurs noms passeront à la postérité; c'est à ce tribunal que tous les grands sont obligés<57> de comparaître après leur mort, et où les réputations sont fixées pour jamais. L'histoire remplace cet usage établi chez les Égyptiens, par lequel les citoyens étaient assujettis après la vie au jugement d'un conseil qui prononçait sur leurs œuvres, et défendait d'inhumer ceux dont les actions étaient trouvées criminelles. La postérité est impartiale; elle est exempte d'envie et de flatterie; elle ne se. laisse aveugler ni par des panégyriques ni par des satires; elle démêle l'or pur du faux aloi; le temps, qui révèle jusqu'aux choses secrètes, lui dévoile les actions des hommes et leurs motifs; il fait paraître, non un ministre encensé par des courtisans, non vin roi entouré d'adulateurs, mais l'homme dépouillé de toute décoration et de ce vain déguisement qui le travestissait. Ceux qui savent qu'ils ne sauraient éviter ce jugement doivent se préparer à y paraître sans tache. La réputation est tout ce qui nous reste après notre mort; ce n'est point un effet de l'orgueil que d'y être sensible; on doit même l'avoir très-fort à cœur, pour peu que l'on soit né avec de la noblesse et de l'élévation. L'amour de la vraie gloire est le principe des actions héroïques et de tout ce qui s'est fait d'utile dans le monde. Pourquoi un homme se fait-il tuer pour le service de la patrie, si ce n'est pour mériter l'approbation de ceux qui lui survivent? Pourquoi les auteurs et les artistes travaillent-ils, si ce n'est pour recueillir des applaudissements, pour se faire un nom, pour aller à l'immortalité? Cela est si vrai, que Cicéron, qui était rempli de la même ardeur, remarque57-a que non seulement les plus beaux génies de l'antiquité, mais les philosophes même des sectes austères mettaient leur nom à la tête d'ouvrages qui traitaient de la vanité des choses humaines. Ce désir de s'immortaliser est le mobile de nos travaux et de toutes nos belles actions. La vertu, il est vrai, a des attraits capables de la faire aimer pour elle-même des belles âmes; cela ne doit pas cependant nous<58> obliger à condamner les biens que le motif de la gloire opère;, quel que soit le principe. L'intérêt de l'humanité demande qu'on éprouve tous les moyens qui servent à rendre le genre humain meilleur et à dompter cet animal, le plus farouche de tous, qui s'appelle l'homme; il faut exciter, il faut aiguillonner les sentiments de la gloire, il faut sans cesse y encourager le monde. Malheur aux grands qui ne sont pas sensibles à cet aiguillon, et malheur à ceux qui le sont trop aux sarcasmes de la satire!


55-a Il n'existe pas de fable de La Fontaine qui porte ce titre : peut-être le Roi veut-il parler du Moucheron et le Bœuf, apologue de Phèdre.

57-a Pro Archia poeta, chap. XI.