<39>

III. INSTRUCTION AU MAJOR BORCKE.[Titelblatt]

<40><41>

INSTRUCTION AU MAJOR BORCKE.

Je vous confie l'éducation de mon neveu, l'héritier présomptif de la couronne; et comme il est très-différent de bien élever un particulier, ou celui qui est destiné à gouverner des États, je vous donne ici une instruction sur toutes les choses que vous devez observer.

1o Touchant les maîtres.

Il faut que mon neveu parcoure l'histoire ancienne, qu'il sache les différentes monarchies qui se sont succédé, de l'histoire grecque surtout ce qui se passa dans la guerre d'Artaxerce, de Philippe et d'Alexandre. Dans l'histoire romaine, le temps des guerres puniques et de César. Il ne faut point lui fatiguer la mémoire par les noms des princes qui se sont succédé, pourvu qu'il sache ceux des hommes illustres qui ont joué un grand rôle dans leur patrie.

Il ne suffit pas de lui apprendre l'histoire comme à un perroquet; le grand usage des faits anciens est de les comparer aux modernes, de développer les causes qui ont produit des révolutions, de montrer comme pour l'ordinaire le vice est puni et la vertu récompensée. Il faut, de plus, lui faire remarquer que les historiens anciens ne sont pas toujours véridiques, et qu'il faut examiner et juger avant de croire. La partie de l'histoire la plus essentielle et la plus indispensable, c'est celle qui prend à Charlemagne et qui finit à nos jours; j'entends par histoire celle de l'Europe. Il la lui faut faire étudier avec soin, ne s'attacher qu'aux faits principaux, et n'entrer dans un plus grand détail<42> qu'à la guerre de trente ans. Qu'il apprenne l'histoire de sa maison, cela va sans dire.

En apprenant la géographie, il est nécessaire de lui donner une idée des États et de leur gouvernement; et comme cette étude va très-bien avec celle de l'histoire, on peut, en lui enseignant l'une, lui apprendre l'autre en même temps.

Dans quelque temps on pourra lui faire un petit cours de logique dépouillé de toute pédanterie, et autant qu'il en faut pour qu'il discerne de lui-même le point faux d'un raisonnement et en quoi une proposition n'est pas juste. Ensuite on pourra lui faire lire les orateurs, Cicéron, Démosthène, quelques tragédies de Racine, etc.

Quand il aura quelques années de plus, on pourra lui donner un abrégé des opinions des philosophes et des différentes religions, sans lui inspirer de haine pour aucune, en lui faisant voir qu'elles adorent toutes Dieu, mais par des moyens différents.42-a Il ne faut pas qu'il ait trop de considération pour le prêtre qui l'instruit, et il faut qu'il ne croie les choses qu'après les avoir examinées.

J'en reviens à la religion catholique. Elle est assez étendue en Silésie, dans les duchés de Clèves et ailleurs. Si cet enfant devenait calviniste fanatique, tout serait perdu. Il est très-nécessaire d'empêcher même le prêtre de dire dévotement des injures aux papistes; mais le gouverneur doit adroitement faire sentir à son élève que rien n'est plus dangereux que lorsque les catholiques ont le dessus dans un pays, par rapport aux persécutions, à l'ambition des papes, et qu'un prince protestant est bien plus le maître chez lui qu'un prince catholique.

Il s'entend de soi-même que mon neveu apprenne à lire, à écrire, à compter; ainsi je passe ces articles sous silence. Il est trop jeune pour apprendre les fortifications, il en sera temps quand il aura dix ou onze ans.

Les exercices comme danser, faire les armes et monter à cheval<43> peuvent s'apprendre l'après-midi, dans le temps de la digestion. Si l'enfant avait envie d'apprendre le latin, le polonais ou l'italien, il ne dépendra que de lui; mais s'il n'y marque pas d'inclination, il ne faut pas le presser là-dessus, de même que la musique.

Voici pour ses études et ses exercices. Votre grand art sera de lui faire faire le tout avec plaisir, de bannir la pédanterie de ces études et de lui en faire venir le goût; c'est pourquoi, au commencement surtout, il ne faut pas charger la dose.

Nous en venons à présent à la plus grande et essentielle partie de l'éducation, qui est celle des mœurs. Ni vous ni toutes les puissances de l'univers ne sauraient changer le caractère d'un enfant; tout ce que peut l'éducation, c'est de modérer la violence des passions. Traitez mon neveu comme un particulier qui doit faire sa fortune; dites-lui que s'il a des défauts, ou s'il n'apprend rien, il sera méprisé de tout le monde. Citez-lui l'exemple du Mr. de Schwedt43-a et de Henri.43-a Il ne faut point lui mettre du vent en tête, et l'élever tout simplement. Qu'il soit obligeant envers tout le monde, et que s'il fait une grossièreté à quelqu'un, que celui-là la lui rende sur-le-champ. Qu'il apprenne que tous les hommes sont égaux, et que la naissance n'est qu'une chimère, si elle n'est pas soutenue par le mérite.43-b Laissez-le parler tout seul avec tout le monde, pour qu il devienne hardi. Qu'importe qu'il parle de tort et travers? on sait que c'est un enfant, et, dans toute son éducation, faites, autant qu'il sera en vous, qu'il agisse par lui-même, et qu'il ne s'accoutume point à se laisser mener; que ses sottises soient à lui, de même que les bonnes choses qu'il fera.

Il est d'une très-grande importance de lui inspirer du goût pour le militaire; pour cette raison il faut dans toutes les occasions lui dire tant vous-même que de lui faire dire par d'autres que tout homme de naissance qui n'est pas soldat n'est qu'un misérable. Il faut le me<44>ner tant qu'il veut voir des troupes. On peut lui montrer les cadets et en faire venir avec le temps cinq ou six chez lui faire l'exercice; que cela soit un amusement et non pas un devoir, car le grand art est de lui donner du goût pour ce métier, et ce serait tout perdre que de l'ennuyer ou de le rebuter. Qu'il parle à tout le monde, à un cadet, à un soldat, à un bourgeois, à un officier, pour qu'il devienne hardi.

Qu'on lui inspire surtout de l'attachement pour ce pays, et que personne ne lui tienne des discours que de bon patriote; et sur toute sorte de sujets et de discours on peut y glisser quelques réflexions de morale, qui tendent à lui prêcher l'humanité, la bonté et les sentiments qu'il convient à un homme d'honneur et surtout à un prince d'avoir.

Je veux que, quand il sera plus âgé, il commence à faire le service de lieutenant, pour qu'il passe tous les grades; ainsi il ne faut point lui mettre du vent dans la tête. Que les officiers qui dînent avec lui l'attaquent et l'agacent pour le rendre hardi et gai, et qu'il voie le plus de monde que se pourra. Dans ses heures de récréation, s'il a envie de voir des enfants de son âge, cela ne fera pas de mal; il est un peu taciturne, et. Il est très-nécessaire de l'éveiller; c'est pourquoi vous vous appliquerez à le rendre le plus gai que possible. Dans toutes les occasions vous aurez grande attention à lui inculquer le respect et l'amour qu'il doit à son père, à sa mère, et la déférence envers ses parents. Quand vous le connaîtrez davantage, il faudra voir quelle sera sa passion. Dieu nous garde de la détruire! mais travaillons à la modérer. Quand il est dans son particulier, qu'il ne fasse jamais des choses sans en rendre raison, à moins que ce ne soit dans ses heures de récréation. S'il est souple, soyez doux, s'il est rétif, donnez-vous toute l'autorité qu'il vous convient, punissez-le en lui ôtant l'épée, en le mettant aux arrêts, et, tant qu'il se peut, en le piquant d'honneur; jusqu'à présent il paraît fort doux, mais avec l'âge il se développera davantage.

<45>Vous rendrez toutes les semaines compte de sa conduite au père, et à moi tous les mois. S'il y a quelque cas extraordinaire, vous pourrez toujours recourir à moi. Ne le rendez pas timide par de trop grands ménagements pour sa santé, ou par crainte que malheur n'arrive. Il faut avoir un grand soin de lui, mais il ne faut pas qu'il s'en aperçoive, cela le rendrait douillet, timide et pusillanime. Mon frère pourra régler ses heures comme il le jugera à propos, et vous pourrez prendre vos mesures là-dessus.

Cette instruction n'est bonne que jusqu'à l'âge de dix à douze ans, où il vous en faudra une autre proportionnée aux progrès de mon neveu, à son âge et aux circonstances.

Fait à Potsdam, ce 24 de septembre 1751.

(Signé)Federic.

Instruction au major Borcke.


42-a Voyez t. I, p. 241 et 242; t. VIII, p. 182; et ci-dessus, p. 6.

43-a Voyez au sujet de ces deux margraves t. V, p. 73 et 227; et t. VI, p. 251.

43-b Voyez t. I, p. 1; t. II, p. 24 et 25; et t. VIII, p. 97, 142, 143 et 222.