<74> province voisine dont ils ne connaissent ni les lois ni les coutumes, et où ils embrouilleraient tout sous le prétexte spécieux de réformer les abus.

Messieurs les géomètres voudraient être les maîtres du genre humain. Ils se saisissent de la raison comme si eux seuls avaient des droits sur elle; ils vous parlent avec emphase de l'esprit philosophique, comme si on ne pouvait le posséder que par ab minus x, et cent choses pareilles. Qu'ils sachent que la raison appartient à tous les états de la vie, et que l'analyse, la méthode et le jugement sont aussi nécessaires au poëte qu'au calculateur.

En fait de poésie, la raison se prête aux charmes de l'imagination; elle ne dédaigne point le merveilleux, pourvu qu'il ne soit pas extravagant; elle examine sévèrement les pensées, l'exactitude grammaticale, l'invention, le nœud, le développement des pièces, les caractères, s'il y en a, l'ordre, la méthode, la tissure de l'ouvrage, le dialogue, si c'est un drame; mais elle laisse à l'oreille à juger de l'harmonie, et au goût à décider de certains agréments qui plaisent dans un pays et déplaisent dans un autre. Varignona n'a aucun théorème pour former le goût ou l'oreille; Duverneya doit s'en tenir à son scalpel, et c'est à un Despréaux à juger les poëtes. Un certain géomètre qui a perdu un œil en calculantb s'avisa de composer un menuet par a plus b. Si on l'avait joué devant le tribunal d'Apollon, le pauvre géomètre courait risque d'être écorché vif comme Marsyas.

La poésie est instructive dans le poëme épique, dans le dramatique, où elle représente de grandes vertus et de grands vices; elle reprend aigrement dans la satire; elle corrige les mœurs en badinant dans la comédie, ou en se déguisant dans l'apologue; elle délasse,


a Pierre Varignon, mathématicien célèbre, né à Caen en 1654, mort en 1722. Joseph-Guichard Duverney, célèbre anatomiste, né à Feurs en Forez, en 1648, mort en 1730.

b Léonard Euler.