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VII. INSTRUCTION POUR LA DIRECTION DE L'ACADÉMIE DES NOBLES A BERLIN.[Titelblatt]

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INSTRUCTION POUR LA DIRECTION DE L'ACADÉMIE DES NOBLES A BERLIN.

L'intention du Roi et le but de cette fondation est de former de jeunes gentilshommes, afin qu'ils deviennent propres, selon leur vocation, à la guerre ou à la politique. Les maîtres doivent donc s'attacher fortement non seulement à leur remplir la mémoire de connaissances utiles, mais surtout à donner à leur esprit une certaine activité qui les rende capables de s'appliquer à une matière quelconque, surtout à cultiver leur raison, à former leur jugement; il faut par conséquent qu'ils accoutument leurs élèves à se faire des idées nettes et précises des choses, et à ne point se contenter de notions vagues et confuses.

Comme la partie économique de cette institution est tout arrangée, on se borne dans cette Instruction à ce qui regarde les classes et la partie de la police, si essentielle à toute communauté.

Sa Majesté veut que les élèves fassent les basses classes de la lati<90>nité, catéchisme et religion dans le gymnase de Joachim;90-a ceux de la première apprendront en même temps le français et les rudiments de la langue française dans l'académie; au sortir de cette première classe, ils tomberont entre les mains du puriste,90-b qui dégrossira leur jargon barbare, et corrigera les fautes de style et de diction. Le sieur Toussaint les prendra alors en rhétorique; il commencera par leur enseigner la logique, mais sans trop peser sur les diverses formes des arguments de l'école. Son principal soin se tournera du côté de la justesse de l'esprit; il sera rigoureux pour les définitions; il ne leur pardonnera aucune équivoque, aucune pensée fausse, aucun sens louche; il les exercera le plus qu'il pourra dans l'argumentation; il les accoutumera à tirer des conséquences des principes et à combiner des idées; puis il leur expliquera les tropes, et, la leçon finie, il leur donnera encore une demi-heure pour qu'ils fassent eux-mêmes des métaphores, des comparaisons, des apostrophes, des prosopopées, etc. Ensuite il leur enseignera la façon d'argumenter de l'orateur, l'enthymème, le grand argument à cinq parties, les diverses parties de l'oraison et la manière de les traiter. Pour le genre judiciaire il se servira des oraisons de Cicéron; pour le genre délibératif il leur proposera Démosthène; pour le genre démonstratif il se servira de Fléchier et de Bossuet; tous ces livres sont en français. Il pourra leur faire un petit cours de poésie pour leur former le goût. Homère, Virgile, quelques odes d'Horace, Voltaire, Boileau, Racine, voilà les sources fécondes dans lesquelles il peut puiser; ce qui ornera l'esprit des jeunes gens, et leur donnera en même temps du goût pour les beaux-arts. Dès que les élèves auront fait quelques progrès, il leur<91> donnera des sujets de harangue dans les trois genres; il les laissera composer sans les aider, et il ne les corrigera qu'après qu'ils auront lu leurs ouvrages.

Le grammairien, qui est un supplément à cette classe, corrigera les fautes de langage, et le sieur Toussaint, les fautes contre la rhétorique. On fera, de plus, lire les lettres de madame de Sévigné aux jeunes gens, celles du comte d'Estrades et du cardinal d'Ossat, et on leur fera écrire des lettres sur toutes sortes de différents sujets. M. Toussaint ajoutera à ceci une histoire des beaux-arts; il les prendra de la Grèce, leur berceau; il nommera ceux qui s'y sont le plus distingués; il passera à la seconde époque des arts, sous César et Auguste, à la renaissance des lettres du temps des Médicis, au haut point de perfection où ils parvinrent sous Louis XIV, et il finira par les personnes les plus célèbres qui les cultivent de nos jours.

Le professeur d'histoire et de géographie91-a composera un abrégé de l'histoire ancienne de Rollin; il tâchera de leur bien imprimer les grandes époques et le nom des hommes les plus fameux. Il pourra se servir d'Échard pour l'histoire romaine, et d'un abrégé du père Barre pour l'histoire de l'Empire; cependant il doit élaguer soigneusement les petits détails. Proprement l'étude de l'histoire ne doit s'étendre que depuis Charles-Quint jusqu'à nos jours; ces faits intéressants tiennent à nos jours, et il n'est pas permis à un jeune homme qui veut entrer dans le monde d'ignorer des événements qui sont liés à la chaîne des affaires courantes de l'Europe et la forment Il ne suffit pas que le professeur enseigne l'histoire; il faut chaque jour, la leçon finie, qu'il y ajoute une demi-heure pour interroger les jeunes gens sur le point d'histoire qu'il a traité, par où il fera accoucher leur esprit de réflexions soit morales, soit politiques, soit philosophiques; ce qui sera plus utile pour eux que tout ce qu'ils auront<92> appris. Par exemple, sur les différentes superstitions des peuples : « Croyez-vous que Curtius, en sautant dans cet abîme qui s'était formé à Rome, le fit fermer? Vous voyez que cela n'arrive pas de nos jours; ce qui doit bien vous faire voir que ce conte n'est qu'une fable ancienne. » Après l'histoire des Décius, le maître a une occasion toute trouvée d'embraser dans le cœur des élèves cet ardent amour de la patrie, principe fécond en actions héroïques. S'il s'agit de César, ne peut-il pas interroger la jeunesse sur ce qu'ils pensent de l'action de ce citoyen, qui opprima la patrie? Est-il question des croisades, elles fournissent un beau sujet pour déclamer contre la superstition. Leur raconte-t-on le massacre de la Saint-Barthélémy, on leur inspire de l'horreur pour le fanatisme. Leur parle-1-on d'un Cincinnatus, d'un Scipion, d'un Paul-Émile, on leur fait sentir que la vertu de ces grands hommes a été la source de leurs belles actions, et que sans vertu il n'y a ni gloire ni véritable grandeur. Ainsi l'histoire fournit des exemples de tout. J'indique la méthode, mais je n'épuise pas la matière; un professeur intelligent en aura assez pour diriger son travail, par ce qu'on vient d'en dire.92-a Le même professeur, en traitant la géographie, commencera par les quatre parties du monde. Le nom des grands peuples suffit pour l'Asie, l'Afrique et l'Amérique. L'Europe demande une connaissance plus exacte. L'Allemagne étant la patrie de la jeunesse qu'il élève, le professeur entrera dans de plus grands détails des souverains qui la gouvernent, des rivières qui la traversent, des capitales de chaque province, des villes impériales, etc. Il pourra se servir de Hübner pour cette partie de ses leçons.

Le professeur en métaphysique92-b commencera par un petit cours<93> de morale. Il doit partir du principe que la vertu est utile et très-utile à celui qui la pratique; il lui sera facile de démontrer que sans vertu la société ne saurait subsister; il définira le comble de la vertu par le plus parfait désintéressement, désintéressement qui fait qu'on préfère son honneur à son intérêt, le bien général à l'avantage particulier, et le salut de la patrie à sa propre vie. Il entrera dans l'examen de l'ambition bien ou mal entendue; il montrera que l'ambition honnête, ou l'émulation, est la vertu des grandes âmes; que c'est le ressort qui pousse aux belles actions, et qui fait tout entreprendre aux hommes obscurs pour que leur nom soit reçu au temple de Mémoire; que rien n'est plus contraire à d'aussi beaux sentiments et n'avilit plus que l'envie et la basse jalousie. Il inculquera surtout à la jeunesse que s'il y a un sentiment inné dans le cœur de l'homme, c'est celui du juste et de l'injuste. Surtout il tâchera de faire de ses élèves des enthousiastes de la vertu.

Le cours de métaphysique commencera par l'histoire des opinions des hommes, en les prenant depuis les péripatéticiens, épicuriens, stoïciens, académiciens, jusqu'à nos jours, et le professeur leur expliquera en détail l'opinion de chaque secte, en se servant des articles de Bayle, des Tusculanes et du traité De natura deorum de Cicéron, traduits en français; de là il passera à Des Cartes, Leibniz, Malebranche, et enfin Locke, qui, se guidant par l'expérience, s'avance dans ces ténèbres autant que ce fil le conduit, et s'arrête au bord des abîmes impénétrables à la raison. C'est donc à Locke principalement que le maître doit s'arrêter. Cependant, après chaque leçon il donnera encore une demi-heure à la jeunesse, qui, ayant déjà fait sa logique et sa rhétorique, est toute préparée aux exercices qu'on exigera d'elle.

Le professeur dira donc à un de ces jeunes gens d'attaquer le système de Zénon et à un autre de le défendre, et il en usera de même<94> sur chaque système; après quoi il résumera ce que les élèves auront dit, et leur fera remarquer la faiblesse de leur attaque ou de leur défense, en suppléant aux raisons qu'ils n'ont point alléguées, ou aux conséquences qu'ils ont négligé de tirer des principes. Ces sortes de disputes se feront sans préparation, premièrement, pour obliger la jeunesse à être attentive aux leçons, en second lieu, pour les obliger à penser à ce qu'ils auront à dire, et en troisième lieu, pour les accoutumer à parler promptement sur toutes sortes de matières.

Vient le professeur de mathématiques. Le sieur Sulzer94-a conçoit qu'on n'a pas intention d'élever des Bernoullis ni des Newtons. La trigonométrie et la partie de la fortification sont celles qui peuvent être les plus utiles à la jeunesse qu'il élève, et auxquelles il mettra sa principale application, ainsi qu'à ce qui peut y influer. Il fera cependant un cours d'astronomie, en parcourant tous les systèmes différents jusqu'à celui de Newton, en traitant cette matière plus historiquement qu'en géomètre. Il y ajoutera de même quelques principes de mécanique, sans cependant trop approfondir la matière, faisant attention surtout à rectifier le jugement de la jeunesse et à l'accoutumer le plus qu'il pourra à combiner des idées et à saisir facilement les différents rapports que les vérités ont les unes avec les autres.

Le professeur en droit94-b se servira de Hugo Grotius pour en extraire ses leçons; on ne prétend point qu'il forme des jurisconsultes consommés dans cette profession : un homme du monde se contente d'avoir des idées justes de cette science, sans l'approfondir entièrement. Il se bornera donc à donner à ses élèves une idée du droit du citoyen, du droit d'un peuple et du monarque, et de ce qu'on appelle<95> le droit public; toutefois il avertira la jeunesse que ce droit public, manquant de puissance corrective pour le faire observer, n'est qu'un vain fantôme que les souverains étalent dans les factums et dans les manifestes, lors même qu'ils le violent. Il finira ses leçons par l'explication du code Frédéric,95-a qui, étant la compilation des lois du pays, doit être connu de chaque citoyen.

DE LA POLICE INTÉRIEURE DE L'ACADÉMIE.

Trois et trois élèves ont un gouverneur; le gouverneur couche près d'eux; il doit avoir soin de les accoutumer à la propreté, à la civilité et aux manières convenables à des gens de condition. Il doit les reprendre des grossièretés, des mauvais propos, des manières basses et triviales, de la paresse, etc. Un des cinq gouverneurs doit assister régulièrement aux classes, pour avoir attention à ce que les jeunes gens fassent leur devoir, et prêtent l'attention requise aux leçons qu'on leur donne.

Les classes finies, s'ils ont quelque chose à répéter, ou quelque composition à faire, ou bien à apprendre par cœur, il faut que le gouverneur y soit présent, pour que le temps soit bien employé, et qu'il ne se consume pas en distraction ou à des balivernes; les heures des classes seront partagées selon la coutume de toutes les écoles. En été, tout le monde sera levé à six heures, les classes commenceront à sept; en hiver, on se lèvera à sept, et les classes commenceront à huit heures; à midi les élèves et les gouverneurs dînent ensemble; à une heure il faut que tout le monde soit levé de table. On soupe <96>à huit en été, et à neuf heures il faut que tout le monde soit couché; en hiver à dix heures.96-a

Il n'y aura que trois heures par semaine de catéchisme et deux heures pour le prêtre; un sermon suffit le dimanche. L'après-midi du mercredi et du dimanche sont jours de récréation; la jeunesse ne sortira jamais de la maison que sous la conduite d'un ou deux gouverneurs; si quelque proche parent veut voir un des élèves, un des gouverneurs l'accompagnera auprès du parent, et le ramènera dans la maison. L'été, les jeunes gens pourront jouer à la paume ou au ballon, et se promener; l'hiver, ils peuvent s'amuser dans une des grandes salles de l'académie, à jouer aux proverbes ou à badiner. Les gouverneurs leur passeront les tours d'espiègle et de gaieté; ils ne seront sévères que sur ce qui regarde le cœur, des méchancetés, des emportements, des caprices, la paresse surtout, la fainéantise et des défauts pareils, qui perdraient la jeunesse; mais ils se garderont bien de supprimer la gaieté, les saillies, et tout ce qui peut annoncer du génie. Pour les exercices, les élèves auront un maître de danse qui leur donnera trois leçons par semaine, et on les mènera deux fois par semaine à l'académie de Zehentner,96-b pour apprendre à monter à cheval.

Si les jeunes gens commettent des fautes, on les punira : s'ils savent mal leurs leçons, par un bonnet d'âne que portera le coupable; si c'est paresse, on le fera jeûner le même jour au pain et à l'eau; si c'est méchanceté ou malice, on le mettra en prison à jeun, et on l'obligera d'apprendre une tâche par cœur; après quoi il sera dûment gourmandé, ne sera que le dernier servi à table, n'osera point mettre<97> d'épée en se promenant en ville, et sera obligé de demander pardon en public à celui qu'il a offensé; s'il a été têtu, il ne portera qu'un fourreau, jusqu'à ce qu'il se repente. Mais il est défendu, sous peine de prison, aux gouverneurs de frapper leurs élèves : ce sont des gens de condition, auxquels il faut inspirer de la noblesse d'âme; on doit leur infliger des punitions qui excitent l'ambition, et non pas qui les avilissent.

Les professeurs et les gouverneurs n'ont point de juridiction les uns sur les autres. Si un professeur est mécontent d'un élève, il le dénonce au gouverneur, qui le punit selon qu'il a été prescrit ci-dessus. S'il arrivait cependant qu'un professeur et un gouverneur eussent quelque démêlé, ils s'en plaindront au chef,97-a qui videra leur différend selon l'équité, et qui fera toutes les semaines une fois la visite de la maison, en commençant par les classes et les gouverneurs, jusqu'à l'économique,97-b pour examiner si chacun fait son devoir, et si l'Instruction du Roi est exactement suivie. Il exhortera ceux qui se relâchent, et après la seconde admonition, il dénoncera les prévaricateurs au Roi.

Sa Majesté recommande surtout aux gouverneurs d'avoir eux-mêmes de la sagesse et une bonne conduite, parce que l'exemple prêche mieux que les instructions, et qu'il serait honteux que des gens qui doivent présider à l'éducation de la jeunesse se trouvassent plus répréhensibles que leurs élèves.

En général, les principes sur lesquels cette académie est fondée seront d'une utilité évidente par les sujets utiles à l'État qui pourront s'y former, pourvu que cette Instruction soit observée rigidement en tous les points; mais si le relâchement, la négligence, l'inattention<98> des maîtres et des gouverneurs l'altèrent, alors le grand but sera manqué. Mais Sa Majesté espère que professeurs et gouverneurs se feront tous un point d'honneur de coopérer à ses salutaires intentions, en mettant toute leur application à former cette jeunesse, tant pour les bonnes mœurs que pour les connaissances, d'une manière qui fasse également honneur à l'institution, aux maîtres et aux élèves.


90-a Cet article n'a jamais été exécuté : on préféra donner aux jeunes élèves des maîtres spécialement attachés à l'académie et faisant leurs cours dans la maison même. Voyez Thiébault, Frédéric le Grand, ou Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, t. V, p. 145.

90-b M. Thiébault.

91-a M. Wéguelin.

92-a Le Roi parle aussi de la manière d'enseigner l'histoire t. VII, p. 47, 115, 116, 123, 124 et 301-134, et ci-dessus, p. 41 et 42.

92-b M. Sulzer.

94-a M. Sulzer fut d'abord désigné pour enseigner les mathématiques; mais avant même que les élèves fussent réunis, on le chargea des cours de métaphysique et de morale, et ce fut M. de Castillon fils qui fut chargé des leçons de mathématiques. Voyez Thiébault, l. c., p. 152.

94-b M. Stosch.

95-a Voyez t. IV, p. 2.

96-a Dans le texte donné par Thiébault, l. c., p. 155, ce dernier article porte : « On soupe à sept heures en hiver et à huit heures en été; et à neuf heures en hiver et à dix heures en été, il faut que tout le monde dorme. »

96-b C'était un écuyer assez estimé.

97-a Le général de Buddenbrock. Voyez t. VI, p. 111.

97-b Le texte donné par Thiébault, p. 157, porte : « En commençant par les classes et les chambres, et en s'occupant ensuite de la partie économique. »