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CHAPITRE V.

« Il n'est point, selon Machiavel, de moyen bien assuré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire. » C'est le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglais eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifiait son action, et où il marquait qu'il s'était ôté la vie pour ne jamais devenir malade. Voilà le cas d'un prince qui ruine un État pour ne le point perdre. Je ne parle point d'humanité avec Machiavel, ce serait profaner la vertu; on peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime.

Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement; mais répondez-moi : à quelle fin a-t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulais entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il lui en coûte beaucoup pour cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvait le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays saccagé, dépourvu d'habitants, ne saurait rendre un prince puissant par sa possession. Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts<85> de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable, et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie : vous ne voyez qu'îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large; mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cinquante mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.

Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'univers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie; ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord-ouest. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur plus de cinq cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millions d'habitants. Cette nation, qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.

<86>La force d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d'une vaste solitude ou d'un immense désert, mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, son raisonnement fait pitié, et il aurait mieux fait d'apprendre à bien raisonner que d'enseigner sa politique monstrueuse.

« Un prince doit établir sa résidence dans une république nouvellement conquise. » C'est la troisième maxime de l'auteur; elle est plus modérée que les autres; mais j'ai fait voir dans le troisième chapitre les difficultés qui peuvent s'y opposer.

Il me semble qu'un prince qui aurait conquis une république après avoir eu des raisons justes de lui faire la guerre, pourrait se contenter de l'avoir punie, et lui rendre ensuite sa liberté; peu de personnes penseraient ainsi. Pour ceux qui auraient d'autres sentiments, ils pourraient s'en conserver la possession en établissant de fortes garnisons dans les principales places de leur nouvelle conquête, et en laissant, d'ailleurs, jouir le peuple de toute sa liberté.

Insensés que nous sommes! nous voulons tout conquérir, comme si nous avions le temps de tout posséder, et comme si le terme de notre durée n'avait aucune fin; notre temps passe trop vite, et souvent, lorsqu'on ne croit travailler que pour soi-même, on ne travaille que pour des successeurs indignes ou ingrats.