<31>

CHAPITRE III.

Cause de la rupture entre la France et l'Angleterre; négociation de mylord Holdernesse; alliance de la Prusse et de l'Angleterre; offres de M. Rouillé; ambassade du duc de Nivernois; la France piquée; guerre déclarée aux Anglais; le duc de Richelieu prend Port-Mahon; bateaux plats qui épouvantent les Anglais : ils font venir des Hanovriens et des Hessois; les Russes se renforcent sur la frontière de la Prusse; l'espion Weingarten découvert et sauvé; les Autrichiens rassemblent deux armées en Bohême; intelligence dans les archives de Dresde, où tout le mystère d'iniquité se découvre; brouilleries avec l'Autriche; raisons pour déclarer la guerre; première disposition des troupes; projet de campagne.

Après nous être fait une idée de la situation où se trouvaient les puissances de l'Europe au commencement de l'année 1755, il faudra vous mettre sous les yeux les causes des dissensions et des brouilleries qui donnèrent lieu à la guerre qui éclata entre la France et l'Angleterre. Les affaires présentes tiennent si fort aux événements passés, qu'il faut remonter au traité d'Utrecht pour arriver aux sources de ces brouilleries. Elles tirent leur origine d'anciens démêlés que les Français avaient eus avec les Anglais sur les limites du Canada. Louis XIV, pressé de conclure le traité d'Utrecht pour séparer la reine Anne de la grande alliance, ordonna à ses plénipotentiaires de<32> signer sans chicane. Ces plénipotentiaires se servirent de termes équivoques pour marquer les limites du Canada, sur lesquelles roulait le litige : ce que la France gagnait par cette paix valait plus que toutes ses possessions dans cette contrée stérile. Mais dès que les troubles de l'Europe furent apaisés, les Anglais et les Français interprétèrent chacun à leur avantage l'article des limites de leurs possessions de l'Amérique. Il y eut quelques débats entre les colonies de ces deux nations, sans cependant que ces querelles sourdes dégénérassent en hostilités ouvertes. Par le traité de paix d'Aix-la-Chapelle, on aurait dû aplanir toutes ces différences. M. de Saint-Séverin et ses collègues, qui y étaient de la part de la France, obligés par les ordres réitérés de la cour d'accélérer la prompte signature des préliminaires, renvoyèrent la discussion des limites de ces colonies à l'examen de commissaires que les deux cours nommeraient après la conclusion de la paix : ces commissaires s'assemblèrent, mais loin que leurs conférences rapprochassent les esprits des deux nations, le mécontentement et l'aigreur n'allèrent qu'en augmentant. L'ambassade du duc de Mirepoix, et la négociation qu'il entama à Londres, ne produisit rien : chaque peuple reprochait à l'autre sa mauvaise foi; les troupes anglaises et françaises dans l'Amérique en venaient à des hostilités; elles s'enlevaient mutuellement des forts; ils se faisaient déjà la guerre sans se l'être déclarée. Dans les relations de ces contrées, les officiers anglais ne manquaient pas de rejeter la faute de leurs violences sur les Français; ils envoyaient chacun des factums pour justifier leur conduite; la ville de Londres en était inondée.

Cette nation, facile à s'enflammer lorsqu'elle croit avoir à se plaindre de la France, déjà mécontente de la paix d'Aix-la-Chapelle, ne respirait que la guerre : la conduite du duc de Cumberland acheva de rendre cette fermentation générale. Il voyait que le grand âge du roi son père l'approchait des bornes de la vie; pour augmenter son crédit, et pour avoir plus d'influence dans le règne suivant, il avait<33> formé le dessein de remplir le conseil de ses créatures, et de faire passer tous les grands emplois de la couronne à des personnes qui lui fussent entièrement dévouées. Son choix s'était préférablement déterminé en faveur du sieur Fox, qu'il destinait à la place de chef de la trésorerie, et à tous les emplois dont le duc de Newcastle était revêtu. L'élévation du sieur Fox ne pouvait avoir lieu que par le déplacement du duc de Newcastle, et cela était d'autant plus difficile, que ce seigneur jouissait d'un grand crédit sur l'esprit du Roi; qu'il était considéré dans le parlement par ses longs services, par sa vertu et par son bon naturel; qu'il était estimé de la nation par ses immenses richesses, par toutes les places qu'il avait à donner, et enfin par un nombre de membres du parlement que ses seigneuries lui donnaient le droit d'élire. Le duc de Cumberland imagina que le meilleur moyen pour faire abandonner au duc de Newcastle ses grands emplois, serait d'engager la nation dans une guerre avec la France, par où il mettrait le ministre dans la nécessité d'ajouter de nouvelles dettes à celles dont le gouvernement était déjà surchargé; ce qui fournirait des griefs à l'opposition : ou bien il se flattait de profiter de tous les mauvais succès qui pourraient arriver au commencement d'une guerre, pour en rejeter la faute sur le ministre, et le déterminer, à force d'inquiétudes et de persécutions, à se retirer de lui-même des emplois. Ce projet était vaste et compliqué. Pour le mettre en exécution, il fallait commencer par envenimer les querelles des deux nations, pour les porter à la rupture de la paix. Cela fut facile : au seul nom de Français le peuple de Londres entre en fureur; les matières combustibles étaient assemblées, elles s'embrasèrent bien vite; bientôt ce peuple fougueux et féroce obligea le roi George à faire quelques armements. Une démarche en entraîna insensiblement une autre; on en vint de là à des voies de fait; des violences donnèrent lieu à des représailles, et dès la fin de 1754 la guerre entre ces deux peuples parut inévitable. On remarquait cependant que le ministère de Versailles agit avec plus de<34> mesure et de modération, et que les mauvais procédés étaient tous commis de la part des Anglais.

Ces deux rois, se voyant menacés de la guerre, tâchèrent chacun de leur côté de fortifier leur parti, en resserrant les vieilles alliances, ou en en formant de nouvelles. Le Roi fut alors recherché par les Français et par les Anglais : son alliance avec la cour de Versailles n'était point expirée; toutefois les possessions des Français aux Indes étaient exceptées des garanties de la Prusse; et dans ces conjonctures il paraissait que le partage des Prussiens serait de demeurer neutres pendant ces troubles, et d'en être de simples spectateurs. Ce n'était pas ce que l'on pensait à Versailles : la cour comptait le roi de Prusse à l'égard de la France, comme un despote de Valachie à l'égard de la Porte, c'est-à-dire, comme un prince subordonné à l'autre, et dans l'obligation de faire la guerre dès qu'on lui en envoie l'ordre; la cour se persuadait de plus qu'en portant la guerre dans l'électorat de Hanovre, elle ferait mollir le roi de la Grande-Bretagne, et terminerait ainsi au centre de l'Empire les différends qui subsistaient aux Indes entre elle et les Anglais. M. Rouillé, alors ministre des affaires étrangères, dit un jour à M. de Knyphausen, dans l'intention d'engager le Roi à contribuer à cette diversion : « Écrivez, monsieur, au roi de Prusse qu'il nous assiste dans l'expédition de Hanovre; il y a là de quoi piller : le trésor du roi d'Angleterre est bien fourni; le Roi n'a qu'à le prendre; c'est, monsieur, une bonne capture. » Le Roi lui fit répondre que de pareilles propositions étaient convenables pour négocier avec un Mandrin,34-a et qu'il espérait qu'à l'avenir M. Rouillé voudrait bien apprendre à distinguer les personnes avec lesquelles il avait à traiter. Ces négociations devinrent plus vives sur la fin de 1755.

Le roi George, informé du dessein des Français, alarmé de l'orage qui menaçait son électorat, se persuada que la manière la plus sûre<35> de le conjurer était de conclure une alliance défensive avec la Prusse : il savait que les liens qui unissaient le roi de Prusse au roi de France étaient sur le point de finir, parce que le terme du traité de Versailles expirait au mois de mars35-a de l'année 1756, et il chargea mylord Holdernesse, son secrétaire d'État, d'entamer la négociation avec la cour de Berlin. Mylord Holdernesse, incertain des dispositions du roi de Prusse pour cette alliance, afin de ne point exposer son maître à un refus direct, en hasarda les premières propositions par le duc de Brunswic. Ces ouvertures se firent sous le prétexte d'assurer le repos de l'Allemagne contre le danger dont la menaçait une guerre prête à s'allumer. On demandait au Roi d'entrer dans des mesures qui pussent assurer et affermir la tranquillité publique; cette proposition tirait à grande conséquence : dans la situation où se trouvait alors la Prusse, le parti pour lequel le Roi allait se décider, influait sur la paix et sur la guerre. En renouvelant le traité avec la France, il fallait attaquer l'électorat de Hanovre; ce qui était s'attirer sur les bras les forces des Anglais, des Autrichiens et des Russes; en concluant une alliance avec l'Angleterre, il était probable que les Français ne porteraient point la guerre dans l'Empire, et que la Prusse se trouverait liée avec la Grande-Bretagne et avec la Russie; ce qui semblait obliger l'Impératrice-Reine à demeurer en paix, quelque envie qu'elle eût de reconquérir la Silésie, et quelques préparatifs qu'elle eût faits pour agir aussitôt que l'occasion le lui permettrait.

Avant que de se déterminer, le Roi jugea néanmoins à propos de s'assurer de la façon de penser de la cour de Russie; mais comme il avait dans la personne du chancelier Bestusheff un ennemi déclaré, il ne pouvait pas s'en éclaircir directement à Pétersbourg, où toute<36> intelligence entre les deux cours était rompue; il eut recours au sieur de Klinggräff, son ministre à la cour impériale, et à mylord Holdernesse même, pour savoir en quels termes la Russie en était avec l'Angleterre, et surtout si la cour de Vienne ou celle de Londres avait plus d'influence à Pétersbourg. Le sieur de Klinggräff répondit que les Russes étant une nation mercenaire et intéressée, il n'y avait aucun doute qu'ils ne fussent plus attachés à ceux qui pouvaient les acheter, qu'à ceux qui n'avaient rien à leur donner; que l'Impératrice-Reine manquait souvent de ressources pour ses propres dépenses; qu'ainsi les Russes s'en tiendraient aux Anglais, que des richesses immenses mettaient en état de leur payer de gros subsides. La réponse de mylord Holdernesse portait que, l'intelligence entre l'Angleterre et la Russie étant parfaite, le roi George comptait fermement sur l'amitié de l'impératrice Élisabeth. Les informations que le Roi tirait de son ministre à la Haye, se trouvèrent cadrer si bien avec ce qu'on lui avait écrit de Vienne et de Londres, qu'il crut que tant de personnes pouvaient difficilement se tromper toutes sur le même sujet : leurs conjectures, étant les mêmes, devaient être justes; ce fut ce qui le détermina d'entrer en négociation avec l'Angleterre. Il fit répondre à mylord Holdernesse qu'il n'était pas éloigné de prendre avec le roi de la Grande-Bretagne des mesures innocentes, défensives, et uniquement relatives à la neutralité de l'Allemagne. Ces deux puissances se trouvant d'accord sur les principes de leurs liaisons, elles parvinrent bientôt à la conclusion du traité, qui fut signé à Londres le 16 janvier 1756. Ce traité contenait quatre articles, dont les trois premiers étaient relatifs aux garanties réciproques que ces deux puissances se donnaient pour la sûreté de leurs propres États; le dernier regardait directement l'Allemagne, et les engagements pour empêcher que des troupes étrangères n'y pussent entrer. Par deux articles secrets on convenait : par l'un, que les Pays-Bas autrichiens seraient exceptés de la garantie de l'Allemagne; et par l'autre, l'Angle<37>terre s'engageait à payer vingt mille livres sterling aux négociants prussiens, qu'ils avaient à prétendre en dédommagement des prises non restituées que les Anglais leur avaient faites pendant la dernière guerre.

Ce traité arriva signé à Berlin environ un mois après que le duc de Nivernois s'y fut rendu : Louis XV envoyait ce seigneur à la cour du Roi, pour renouveler l'alliance de Versailles prête à s'écouler, plus encore pour faire entrer la Prusse dans le projet que la France méditait contre l'électorat de Hanovre. L'argument le plus fort qu'employa le duc de Nivernois pour persuader au Roi cette alliance et cette guerre, ce fut de lui offrir la souveraineté de l'île de Tabago. Il faut savoir qu'après la guerre de 1740 les Français avaient donné cette île au comte de Saxe; et comme les Anglais en parurent très-mécontents, il fut stipulé qu'elle demeurerait déserte, et ne pourrait être cultivée par aucune nation. Cette offre était trop ridicule pour être reçue : le Roi tourna la chose en plaisanterie, et pria le duc de Nivernois de jeter les yeux sur quelqu'un qui fût plus propre à être gouverneur de l'île de Barataria que lui;37-a il déclina de même le renouvellement d'alliance et la guerre dont il avait été question, et pour en agir avec la plus grande candeur vis-à-vis de la France, pour la convaincre de l'innocence des nouveaux engagements qu'il avait pris avec l'Angleterre, il ne fit point difficulté de montrer en original au duc de Nivernois le traité qui venait d'être signé à Londres. La nouvelle de cette alliance causa une vive sensation à Versailles dans l'esprit de Louis XV et de son conseil; il s'en manqua peu qu'ils ne dissent que le roi de Prusse s'était révolté contre la France. Le fait examiné par des yeux impartiaux était différent. L'alliance de la Prusse avec la France allait expirer dans deux mois; le Roi, comme souverain, était autorisé de contracter des liaisons avec des peuples où ses États trouvaient leur plus grand avantage : il ne manquait donc<38> ni à sa parole, ni à son honneur en s'unissant avec le roi d'Angleterre, surtout dans la vue de maintenir en paix par ces nouveaux arrangements et ses États et toute l'Allemagne. Mais les Français n'entendirent pas raison : il ne s'agissait à Versailles que de la défection du roi de Prusse, qui abandonnait perfidement ses anciens alliés; et la cour se répandit en reproches qui firent juger qu'elle ne bornerait pas son ressentiment à de simples paroles.

Nous avons vu dans le chapitre précédent par combien de ruses et de souplesse la cour de Vienne tâchait de se rapprocher de celle de Versailles, et avec combien d'application le comte Kaunitz avait profité de son séjour à Paris, pour familiariser l'esprit de la nation française avec l'idée de l'alliance autrichienne. Un moment d'humeur où se trouvait Louis XV, et la mode qui s'introduisait dans le conseil de Versailles de déclamer contre le roi de Prusse, firent tout d'un coup germer cette semence : la vivacité extrême de la nation française lui fit envisager l'alliance avec la maison d'Autriche comme un raffinement supérieur de politique. Sur cela, le comte de Starhemberg fut chargé par l'Impératrice-Reine de proposer l'alliance entre les deux cours. On fut bientôt d'accord, parce qu'on voulait la même chose des deux côtés; et cette alliance fut signée au nom du Roi Très-Chrétien par M. Rouillé et l'abbé de Bernis38-a le 1er de mai 1756. Ce fameux traité de Versailles, annoncé avec tant d'ostentation, nommé l'Union des grandes puissances, était de sa nature défensif, et contenait en substance la promesse d'un secours de vingt-quatre mille hommes, au cas qu'une des puissances contractantes fût attaquée; ce fut cependant cette alliance qui encouragea l'Impératrice-Reine à l'exécution du grand projet qu'elle méditait de longtemps.

<39>L'union que les maisons d'Autriche et de Bourbon venaient de former, commençait à donner des soupçons que le traité de Londres pourrait ne pas maintenir la tranquillité de l'Allemagne : la paix ne tenait plus qu'à un cheveu; il ne s'agissait que d'un prétexte, et quand il ne faut que cela, la guerre est autant que déclarée; bientôt elle parut inévitable, car on apprit que tous les politiques s'étaient trompés sur le compte de la Russie. Cette puissance, où les intrigues des ministres autrichiens prévalurent, rompit avec l'Angleterre en haine de l'alliance que le roi de la Grande-Bretagne avait conclue avec le roi de Prusse. M. de Bestusheff s'était trouvé un moment indécis entre sa passion des guinées, et la haine qu'il avait pour le Roi; mais la haine l'emporta. L'impératrice Élisabeth, ennemie de la nation française depuis la dernière ambassade de M. de La Chétardie, aima mieux se liguer avec elle que de conserver une ombre d'union avec une puissance qui avait la Prusse pour alliée : la cour de Vienne, agissant dans toutes les cours de l'Europe, profitait des passions des souverains et de leurs ministres, pour les attiser, et les gouverner selon les fins qu'elle se proposait.

Durant ces revirements de systèmes si subits et si inattendus, les vaisseaux anglais ne gardaient plus de ménagements envers les Français : leurs vexations et les attentats qu'ils commettaient, poussèrent le roi de France presque malgré lui à leur déclarer la guerre. Les Français annoncèrent avec ostentation qu'ils se préparaient à faire de leur côté une descente en Angleterre; ils répandirent des troupes le long des côtes de la Bretagne et de la Normandie; ils firent construire des bateaux plats, pour transporter ces troupes, et ils assemblèrent quelques vaisseaux à Brest. Ces ostentations épouvantèrent les Anglais; il y eut des moments où cette nation, qui passe pour si sage, se crut perdue. Le roi George, pour la rassurer, eut recours à des troupes hanovriennes et hessoises, qu'il fit passer dans le royaume. On prit ainsi le change à Londres; les Français y trouvèrent leur<40> compte, et tandis qu'ils faisaient cet appareil pour un débarquement vis-à-vis des côtes de la Grande-Bretagne, ils firent une descente dans l'île de Minorque. Le duc de Richelieu, chargé de cette expédition, mit le siége devant Port-Mahon. Les Anglais ne s'aperçurent du dessein des Français que lorsqu'ils l'eurent exécuté; ils envoyèrent néanmoins une flotte dans la Méditerranée au secours de la place assiégée; leur amiral Byng fut battu par l'escadre française. Le gouvernement anglais, pour se disculper devant une populace effrénée, et furieuse du malheur qui venait d'arriver, fut obligé de lui sacrifier une victime, et fit trancher la tête à l'amiral Byng,40-a dont bien des personnes sensées prétendaient prouver l'innocence. Le duc de Richelieu essaya en vain de faire brèche à Port-Mahon, dont les ouvrages sont taillés dans le roc; impatient de ce que le siége tirait en longueur, il fit donner un assaut général à la place; les Français l'escaladèrent et la prirent.

Pendant que la fortune favorisait les Français dans le sud de l'Europe, les affaires du Nord devenaient de jour en jour plus critiques : les Russes assemblaient en Livonie des camps plus forts et plus considérables que tous ceux qu'ils y avaient eus les années précédentes. La cour de Russie était induite à ces ostentations par celle de Vienne, qui réclamait le traité de Pétersbourg, comme si la guerre était déclarée, et comme si le cas de l'assistance avait lieu. Une armée de cinquante mille Moscovites sur la frontière de la Prusse devenait un objet important : quelle que fût la cause de cet armement, l'effet en paraissait redoutable.

Il arriva dans ce temps de crise que le Roi perdit par malheur la seule boussole qui l'avait orienté jusqu'alors dans les ténèbres de la politique qui l'environnaient. Un nommé Weingarten, secrétaire de La Puebla, ministre autrichien à Berlin, s'était laissé employer par le Roi à lui fournir la correspondance la plus secrète que son maître<41> entretenait avec la cour de Vienne et avec celle de Pétersbourg : ces dépêches avaient répandu des lumières sur les vues de ces puissances, en développant leurs desseins. Cet homme, dont les services devenaient plus importants que jamais dans ces conjonctures délicates, fut soupçonné par son maître : Weingarten fut assez heureux pour s'en apercevoir; il s'échappa et réclama la protection du Roi. On le déroba avec peine aux recherches et aux perquisitions du ministre autrichien, et on l'envoya à Colberg, où il changea de nom.41-a Quoique cette source de nouvelles fût tarie, il restait encore un canal, duquel le Roi tirait des avis certains sur les projets que ses ennemis formaient, et qui étaient prêts à éclater; c'était un commis de la chancellerie secrète de Dresde, qui remettait toutes les semaines au ministre prussien les dépêches que sa cour recevait de Pétersbourg et de Vienne ainsi que la copie de tous les traités qu'il avait trouvés dans les archives. Il parut par ces écrits que la cour de Russie s'excusait de ne pouvoir entreprendre la guerre cette année, à cause que sa flotte n'était pas en état d'entrer en mer; mais elle promettait en revanche de plus grands efforts pour l'année prochaine. Sur ces éclaircissements, le Roi prit le parti d'envoyer, en guise de réserve, un corps en Poméranie, formé de dix bataillons et de vingt escadrons. Ces troupes se cantonnèrent aux environs de Stolp, où elles ne pouvaient donner aucune jalousie à la Russie, et où néanmoins elles étaient à portée de renforcer le maréchal de Lehwaldt, dès qu'il aurait pu appréhender quelque entreprise de la part des ennemis.

Bientôt la cour de Vienne rassembla plus de troupes en Bohême qu'à son ordinaire; elle en forma deux armées : l'une, sous les ordres du prince Piccolomini, campa près de Königingrätz; la principale, commandée par le maréchal Browne, s'établit aux environs de Prague. Ce n'était pas assez; la cour fit dresser en Bohême des magasins de<42> guerre; elle fit rassembler des chevaux pour le train des vivres, et pour la nombreuse artillerie qu'elle voulait mettre en usage dans son armée; en un mot, elle faisait de ces préparatifs qui d'ordinaire n'ont lieu que lorsqu'une puissance se propose d'en attaquer une autre. Les dépêches de Dresde qui venaient au Roi, étaient remplies des projets que formait la cour de Vienne d'attaquer les États du Roi, et que faute de trouver un meilleur prétexte, l'Impératrice-Reine s'en tiendrait à celui que fournissait le différend que le Roi avait eu avec le duc de Mecklenbourg. Ce différend était une bagatelle, et l'affaire était accommodée et assoupie; il s'était agi du droit de lever des recrues, que le Brandebourg avait eu de tout temps dans le Mecklenbourg : le duc s'était avisé de le trouver mauvais; après qu'on lui eut prouvé la justice de la cause, et qu'il ne voulait pas se rendre, le Roi se fit justice à lui-même. Quoiqu'il ne fût plus question de cette bagatelle, l'Impératrice voulut la rappeler : elle prétendait faire envisager les procédés du Roi comme contraires aux lois de l'Empire, et comme une violation de la paix de Westphalie; ce qui devait l'engager de prendre fait et cause, d'embrasser le parti du duc de Mecklenbourg, et de réclamer l'assistance de tous les garants de cette paix de Westphalie. La connaissance qui vint au Roi de ce dessein, jointe à l'assemblée de trois armées sur ses frontières, qui menaçaient d'un jour à l'autre d'une rupture ouverte, donna lieu à l'explication que demanda le Roi à la cour de Vienne sur la cause de ce grand armement : on la pria de vouloir y faire une réponse catégorique, pour qu'on sût si son intention était de maintenir la paix avec le Roi, ou de la rompre. La réponse du comte Kaunitz se trouva conçue en termes ambigus et d'un sens équivoque; mais il s'expliqua plus ouvertement envers le comte de Flemming, ministre du roi de Pologne à Vienne : celui-là rendit compte de cet entretien dans une relation à sa cour. La copie de cette dépêche fut envoyée incontinent de Dresde à Berlin; le comte Flemming y dit : « Le comte Kaunitz se propose d'in<43>quiéter le Roi par ses réponses, et de le pousser à commettre les premières hostilités. » Il est vrai que le style en était si arrogant et si fier, qu'il en résultait assez clairement que l'Impératrice-Reine voulait la guerre, et même qu'elle voulait de plus que le Roi portât le nom d'agresseur.

Il était néanmoins probable que cette année s'écoulerait encore sans que les ennemis de la Prusse en vinssent aux dernières extrémités, parce que la cour de Pétersbourg voulait différer la guerre jusqu'à l'année suivante, et qu'il était apparent que l'Impératrice-Reine attendrait que tous ses alliés fussent prêts, pour attaquer le Roi à forces réunies. Ces considérations donnèrent lieu d'examiner ce problème : s'il était plus avantageux de prévenir ses ennemis en les attaquant incontinent, ou s'il valait mieux attendre qu'ils eussent achevé leurs grands préparatifs, pour remettre les entreprises qu'ils jugeraient bon de former, à leur discrétion. Quelque parti que l'on prît dans ces conjonctures, il est certain que la guerre était également sûre et inévitable; il restait donc à calculer s'il y aurait plus d'avantage à la différer de quelques mois, ou à la commencer incessamment. Vous verrez, par les Pièces justificatives annexées à la suite de ce chapitre, que le roi de Pologne était un des plus zélés partisans de la conjuration que l'Impératrice-Reine avait formée contre la Prusse. L'armée saxonne était faible : on savait que le fond en montait à peu près à dix-huit mille hommes; mais on savait aussi que pendant l'huer même cette armée devait être augmentée, et qu'on voulait la porter au nombre de quarante mille combattants. En différant la guerre, le Roi donnait donc le temps à ce voisin malintentionné de se mettre dans une posture plus formidable; sans compter que la Russie ne pouvant pas entrer en action cette année, et la Saxe n'ayant pas achevé de perfectionner ses arrangements, ces conjonctures paraissaient favorables pour gagner sur les ennemis des avantages en les prévenant dès la première campagne, qu'on perdrait par une délicatesse déplacée,<44> en renvoyant les opérations à l'année suivante. De plus, par cette inaction on facilitait aux ennemis le moyen de fondre à forces réunies sur les États du Roi, qui auraient servi de théâtre à la guerre dès l'ouverture de la première campagne; au lieu qu'en portant la guerre chez ces voisins dont les mauvais desseins étaient mis en évidence, on l'établissait chez eux, et l'on ménageait par là les provinces de la domination prussienne. Et quant à ce nom si terrible d'agresseur, c'était un vain épouvantail, qui ne pouvait en imposer qu'à des esprits timides, auquel il ne fallait donner aucune attention dans une conjoncture importante où il s'agissait du salut de la patrie, puisque le véritable agresseur est sans doute celui qui oblige l'autre à s'armer, et à le prévenir par l'entreprise d'une guerre moins difficile, pour en éviter une plus dangereuse, parce que de deux maux il faut choisir le moindre. Après tout, que les ennemis du Roi l'accusassent d'être agresseur, ou qu'ils ne le fissent point, cela revenait au même, et ne changeait rien au fond de l'affaire, car la conjuration des puissances de l'Europe contre la Prusse était toute formée. L'Impératrice-Reine, celle de Russie, les rois de France et de Pologne étaient d'accord, et sur le point d'entrer en action, de sorte que le Roi n'en aurait eu ni un ami de moins, ni un ennemi de plus. Enfin, il s'agissait du salut de l'État et du maintien de la maison de Brandebourg : n'aurait-ce pas été dans un cas aussi grave, aussi important, commettre en politique une faute impardonnable, que de s'arrêter à de vaines formalités, dont on ne doit pas s'écarter dans le cours ordinaire des choses, mais auxquelles il ne faut pas se soumettre dans des cas extraordinaires où l'irrésolution et la lenteur auraient tout perdu, et où l'on ne pouvait se sauver qu'en prenant une résolution vigoureuse et prompte, et en l'exécutant avec activité?

Les différentes raisons que nous venons d'alléguer, déterminèrent le Roi à prévenir ses ennemis : il fit signifier à la cour de Vienne qu'il prenait sa réponse pour une déclaration de guerre, et qu'il se prépa<45>rait à la lui faire; il travailla ensuite aux dispositions nécessaires pour mettre les troupes en mouvement. Pour cette année, la Prusse n'avait rien à craindre de la part de la Russie, par les raisons que nous avons rapportées plus haut; de sorte que le maréchal Lehwaldt se contenta de rassembler aux environs de Königsberg les troupes qu'il avait sous ses ordres, afin de les avoir à portée, et de pouvoir les mettre en campagne, si les circonstances l'exigeaient.

Le Roi se proposa d'attaquer les Autrichiens avec deux armées : le maréchal Schwerin, qui reçut le commandement de celle de Silésie, devait pénétrer dans le cercle de Königingrätz; l'autre, qui devait agir contre les Saxons et les Autrichiens en même temps, devant être naturellement la plus forte, fut formée des régiments de la Poméranie, de l'Électorat, du duché de Magdebourg, et des provinces de la Westphalie : le Roi voulut la commander en personne. Son dessein était d'entrer en Saxe sur plusieurs colonnes en même temps, ou pour désarmer les troupes, si on les trouvait répandues dans leurs quartiers, ou pour les combattre, si on les trouvait rassemblées en corps, afin de ne point garder un ennemi à dos en avançant en Bohême, et s'exposer à une perfidie semblable à celle que les Saxons firent aux Prussiens l'année 1744. Le Roi se trouvait autorisé à cette démarche par l'expérience du passé, par les engagements où les Saxons étaient avec la maison d'Autriche, enfin, par leurs mauvaises intentions, qui se manifestaient dans les dépêches de tous leurs ministres, que le Roi avait en main : ainsi, des raisons tirées du droit, de la politique et de la guerre, appuyaient et justifiaient sa conduite. Il fut en même temps résolu de gagner, cette première campagne, le plus de terrain qu'on pourrait, pour mieux couvrir les États du Roi, et en éloigner la guerre le plus qu'il serait possible, et enfin, d'établir l'état de la guerre en Bohême, pour peu que cela parût faisable. Telles furent les dispositions générales qu'opposa le Roi à la ligue des plus grandes puissances de l'Europe, qui allaient l'assaillir; bientôt<46> les troupes prussiennes se mirent en marche, et commencèrent leurs opérations en Saxe et en Bohême, comme nous en rendrons compte dans le chapitre suivant.


34-a Louis Mandrin, fameux contrebandier, roué à Paris le 26 mai 1755.

35-a Il se peut qu'au lieu de mars, le Roi ait voulu dire mai; car les deux traités que, depuis son avénement au trône, il avait conclus avec la France, portent tous les deux le 5 juin : mais celui du 5 juin 1741, conclu pour quinze années, et qui expirait effectivement en 1756, est daté de Breslau; quant à celui de Versailles, du 5 juin 1744, la durée n'en était pas fixée.

37-a Le Roi fait ici allusion au gouvernement de Sancho Pança.

38-a C'est le même abbé de Bernis, auteur des Poésies diverses, publiées à Paris en 1744, in-8, dont le Roi dit dans l'Epître à Gotter :
     

« Et je laisse à Bernis sa stérile abondance. »

Bernis devint ministre des affaires étrangères le 25 juin 1757.

40-a L'amiral Byng fut fusillé le 14 mars 1757.

41-a George-Maximilien de Weingarten se nomma depuis de Weiss.