<90> et laisse au Czar le temps de dresser ses troupes, d'attirer d'habiles généraux à son service, d'amener et d'arranger toutes les causes qui devaient préparer sa défaite totale à Poltawa. Et que dirons-nous de cette marche de Charles XII en Ukraine pour pénétrer de là à Moscou? Si jamais projet a été conçu contre la raison et le bon sens, c'est certainement celui-là. Son dessein était de détrôner le Czar; ce dessein était au delà de ses forces, à peine avait-il trente mille hommes pour l'exécuter; il fallait donc y renoncer, car, à la guerre comme dans toutes les actions de la vie, l'homme sage peut entreprendre des choses difficiles, mais il ne doit jamais s'engager dans des projets impraticables. Ce n'est pas tout. C'est une règle à la guerre qu'il ne faut jamais pousser de pointes, et que les guerres entreprises proche des frontières réussissent toujours plus heureusement que celles où les armées s'aventurent trop loin. On appelle pousser des pointes lorsque l'armée, en s'éloignant de ses magasins, s'aventure trop en avant dans le pays ennemi sans assurer ses derrières et sans avoir pourvu à leur sûreté. Or, qui jamais abusa plus grossièrement de la manie des pointes que Charles XII? En Ukraine, il était totalement coupé de la Suède, privé des secours de sa patrie, sans magasins et sans moyens d'en pouvoir amasser. Il y a de Poltawa à Moscou environ cent milles d'Allemagne; il lui fallait quarante-cinq jours de marche. Supposé même que l'ennemi ne l'eût point arrêté en chemin, on savait que le Czar avait résolu de dévaster tout sur son passage; les Suédois devaient donc, pour entreprendre une telle expédition, au moins conduire avec eux pour trois mois de vivres, des bestiaux à proportion, et beaucoup de munitions de guerre. Il fallait au moins trois mille chariots qui, chacun attelé de quatre chevaux, font douze mille chevaux, pour transporter ces provisions. Comment aurait-on trouvé ce nombre dans l'Ukraine? Et supposé même qu'on eût pu le ramasser, n'en résulte-t-il point que la moitié de l'armée suédoise aurait été obligée de servir d'escorte à ses provisions, dont