23. AU MÊME.

Sans-Souci, 19 juin 1748.



Mon très-cher frère,

Je vous envoie enfin un ouvrage118-a que je vous ai promis depuis longtemps; ce sont les fruits de nos campagnes et de mes réflexions. Je l'ai travaillé avec toute l'application dont je suis capable, et je trouverai mes peines richement récompensées, si je puis me flatter que ce livre vous sera utile un jour. Ce n'est pas moi, mon cher frère, qui y parle, mais c'est l'expérience que d'habiles généraux ont eue, ce sont les maximes que pratiquèrent toujours les Turenne, les Eugène et le prince d'Anhalt, et que j'ai suivies quelquefois, lorsque je me suis conduit prudemment. Si vous trouvez que j'exige beaucoup d'un général, c'est qu'il est toujours bon de viser à la perfection, et de demander beaucoup pour obtenir quelque chose. Je sais d'ailleurs aussi bien qu'un autre que le caractère d'imperfection qui nous est imprimé à tous nous empêche d'atteindre à la grandeur du tableau que je vous présente; mais il n'en est pas moins sûr que, en élevant sans cesse l'esprit à des choses parfaites, si ce n'est pas le moyen de les égaler, c'est du moins celui de devenir modeste. J'ai traité toutes les grandes parties de la guerre; il n'en est aucune que j'aie omise, et<119> quant aux petits détails, je les renvoie à mes Institutions militaires,119-a qui sont entre les mains de tous nos officiers. Il n'est peut-être aucun art sur lequel on ait tant écrit de livres que sur celui de la guerre. Je les ai presque tous lus; mais je puis vous assurer hardiment que vous ne trouverez dans aucun de ceux-là des choses aussi précises et aussi applicables à la nature de notre militaire que celles que j'ai rassemblées dans cet ouvrage. Cette lettre n'est point une préface. En vous envoyant mon livre, je vous en constitue le juge. Si vous le trouvez instructif, vous le lirez; sinon, vous le brûlerez. La seule chose que je vous demande, et dont je vous conjure, c'est de ne le montrer à personne, et de prendre le don que je vous en fais comme la plus grande marque d'amitié que je pouvais vous donner.

Demain je prendrai les eaux pour la dernière fois, ensuite de quoi je ferai encore quelques remèdes avant que de partir pour Magdebourg. Faites, s'il vous plaît, mes compliments à mon frère, et daignez ajouter foi à la tendresse des sentiments avec lesquels je serai à jamais, etc.


118-a Le manuscrit des Principes généraux de la guerre.

119-a Le Roi entend par là les instructions qu'il avait imprimées pour les officiers des diverses armes, sous le titre de Règlements.