100. DE D'ALEMBERT.

Paris, 21 avril 1771.



Sire,

J'ai reçu presque en même temps les deux dernières lettres dont V. M. a bien voulu m'honorer; mon premier soin a été de répondre, s'il m'était possible, au désir que V. M. me marque dans la seconde de ces lettres, de lire quelqu'une des fables de M. le duc de Nivernois.593-c Comme il n'était point en ce moment à Paris, je lui ai écrit<594> sur-le-champ, et je prends la liberté d'envoyer à V. M. en original la réponse qu'il m'a faite. J'ai le plus grand regret de n'avoir pas réussi; je puis, au reste, satisfaire en partie V. M. sur ce qu'elle désire de savoir du genre de ces fables. Elles sont plus dans celui de La Motte que des autres fabulistes, mais mieux écrites et avec plus de goût.

Je suis très-flatté de l'approbation que V. M. a la bonté de donner aux deux petits ouvrages que j'ai eu l'honneur de lui envoyer. Elle me paraît préférer le dialogue au discours, et je n'ai garde d'appeler de son jugement; cependant je prendrai la liberté de lui dire que le discours m'est beaucoup plus cher que le dialogue, et je voudrais bien que V. M. devinât par quelle raison.

Quant à notre petite controverse ou discussion métaphysique, il me semble qu'elle est épuisée, et qu'il serait fastidieux d'en ennuyer davantage V. M.; je vois que, tout bien pesé, il s'en faut bien peu que je ne pense tout à fait comme elle, et que si j'en diffère encore, ce n'est qu'autant qu'il le faut pour l'honneur de l'obscurité métaphysique. L'essentiel, comme le remarque très-bien V. M., c'est de sentir et de convenir que notre faible intelligence ne voit goutte en ces matières, et de ne pas surtout vouloir soutenir par les bourreaux et les bûchers ce qu'on a tant de peine à étayer sur de frêles arguments. La philosophie pourrait bien éprouver en France ce malheureux sort, si, comme on nous en menace, les jésuites y sont rappelés. Le parlement qui les avait chassés vient d'être chassé à son tour; il n'était guère plus tolérant qu'eux et plus favorable à la philosophie; mais la cohorte jésuitique, si elle revient en France, joindra la fureur de la vengeance à l'atrocité du fanatisme, et Dieu sait ce que la philosophie deviendra.

Je joins mes regrets à ceux de V. M. sur la mort du pauvre marquis. On ne peut apprécier son mérite littéraire avec plus de justice et de justesse que ne l'apprécie V. M. dans ce qu'elle me fait l'hon<595>neur de me dire au sujet de ses ouvrages et de son style. Mais ce qui me fait surtout chérir sa mémoire, c'est l'attachement aussi tendre que respectueux que je lui ai toujours vu pour V. M. Le voilà délivré des maux de la vie, et, comme disait Fontenelle, de la difficulté d'être. Mon tour viendra, je crois, bientôt, car je m'affaiblis sensiblement; et sans courir absolument la poste vers l'autre monde, j'en gagne tout doucement le chemin. M. de Mairan,595-a mon double confrère, à l'Académie française et à celle des sciences, vient de mourir à quatre-vingt-treize ans; je serais bien fâché d'aller jusque-là, car je n'ai pas lieu d'espérer une vieillesse aussi saine et aussi douce que lui. Pour Voltaire, il se traîne et il écrit toujours; il est bien étonnant que sa tête puisse encore suffire à tant de travail. Mais ce qui m'intéresse infiniment davantage, c'est que V. M. puisse suffire encore longtemps à ses glorieux et utiles travaux. Les lettres surtout ont plus que jamais besoin d'elle et de la protection qu'elle leur accorde. Puissent-elles, Sire, la conserver encore longtemps! Ce sont les vœux que je ne cesserai de faire jusqu'aux derniers moments de ma vie; et ces vœux sont l'expression des sentiments de reconnaissance, d'admiration et de profond respect avec lesquels je serai toujours, etc.


593-c Voyez t. XIX, p. 356.

595-a Voyez t. XI, p. 57; t. XVII, p. 32; et t. XIX, p. 20.