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99. AU MÊME.

Le 4 avril 1771.591-a

Vous faites plus d'éloges de la réponse de l'empereur de la Chine à Voltaire qu'elle n'en mérite. Ce bon empereur, quoique poëte, a besoin d'un secrétaire qui travaille pour lui, lorsqu'il a des affaires à traiter avec les Occidentaux; et comme j'ai l'honneur de le servir en cette qualité, je me suis efforcé d'exprimer en velche les sentiments de ce puissant monarque. Il a fait connaissance avec des jésuites géomètres, et comme il les a trouvés entiers dans leurs sentiments, par un jugement précipité il en conclut que tous les géomètres sont dans les mêmes principes; mais j'espère de le faire revenir de ce préjugé, surtout s'il veut se donner la peine de lire le procès de Newton et de Leibniz sur la découverte du calcul infinitésimal, et les écrits du grand Bernoulli et de son frère, qui se faisaient des défis pour résoudre des problèmes. Il serait à souhaiter que personne ne fût plus entier dans ses opinions que les géomètres; que le problème de la chaînette soit applicable au balancier d'une montre, ou que cette courbe ne soit d'aucun usage, cela ne fait de mal à personne. Mais quand il s'agit d'opinions que les bourreaux défendent, et qu'on soutient, au lieu d'arguments, par des supplices et des cruautés énormes, cela passe la raillerie; et vous avez encore en France de ces sortes d'argumentateurs, auxquels il ne manque que l'impunité pour se livrer à toute la fureur du fanatisme. J'ai appris des choses fâcheuses sur ce chapitre, mais que de fortes raisons m'empêchent de publier.

J'ai reçu votre discours et le Dialogue de Des Cartes. Je vous remercie de ce que vous avez prononcé mon nom dans une compagnie de philosophes où mon ignorance ne me permettait pas d'ambition<592>ner un éloge. Le Dialogue de Des Cartes est un ouvrage achevé, et d'autant plus admirable, que la matière convenait à la personne pour laquelle elle était destinée, que l'éloge est ingénieux, fin et vrai. Je ne connais point le roi de Suède; je l'ai entendu applaudir par des connaisseurs, et je serai bien aise de le voir; il n'aura qu'à s'imiter lui-même, et suivre la route qu'il s'est tracée. Mais quel pays pour les arts que la Suède! Un de ses plus savants hommes soutient que le paradis perdu s'est trouvé en Scanie;592-a un certain Linnaeus, botaniste, assure que les chevaux et l'homme sont d'une même espèce;592-b je ne sais quel autre fou592-c conjure les âmes, et s'entretient avec tel mort qu'on lui propose. A considérer ces gens-là, on ne dirait jamais qu'un philosophe de la trempe de Des Cartes a mis le pied en Suède;592-d ou il a mal cultivé ce terrain, ou les germes qu'il a répandus ont étrangement dégénéré. Ceux qui veulent faire honneur à la reine Christine de son abdication débitent que, indignée du peu de connaissances et des mœurs agrestes des Suédois de son temps, elle préféra de vivre en personne privée au sein d'une nation civilisée et ingénieuse au plaisir de commander à un peuple qu'elle n'estimait pas. Pour ce roi-ci, je parierais bien qu'il n'abdiquera pas pour de telles raisons; il essayera sans doute d'éclairer le Nord et de répandre le goût des arts et des sciences, pour qu'ils règnent à la place d'anciens préjugés et d'une pédanterie gothique dont les universités ne sont pas encore purgées dans ce pays-là.

Il court ici un Testament politique de Voltaire. C'est quelque plaisant, qui aura recueilli ses propos, qui l'a sûrement forgé à plaisir. Je serais bien surpris si quelque anonyme ne s'avisait pas de tra<593>vailler au nom du pauvre d'Argens,593-a et de nous régaler de quelque ouvrage qu'il aura composé aux champs Élysées. Je le regrette véritablement; il était honnête homme et vrai philosophe, possédant beaucoup de connaissances, et sachant en faire usage. Son style avait quelquefois la diarrhée,593-b et c'était par une suite de sa paresse, qui l'empêchait de corriger ce qu'il donnait au public. A peine avait-il achevé un cahier, que, sans le relire, il l'envoyait au libraire. Si quelqu'un se donnait la peine de faire le triage de ses œuvres, on y recueillerait d'excellentes choses. Mais on peut bavarder et être homme vertueux; cette dernière qualité l'emporte sur toutes les autres; c'est un beau vernis qui couvre bien des petites taches dont l'humanité n'est que trop remplie. Je souhaite que vous ayez à Paris un temps moins rude que celui que nous avons ici, que vous jouissiez d'une santé parfaite et d'une tranquillité d'âme inébranlable. Sur ce, etc.


591-a Le 7 avril 1771. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 105.)

592-a Olaus Rudbeck, Atland eller Manheim. Atlantica sive Manheim vera Japheti posterorum sedes ac patria. Upsalae, 1675 et années suivantes, trois volumes in-folio.

592-b Le Roi aurait dû écrire classe, au lieu d'espèce. Il reproche à Linné d'avoir rangé l'homme et le cheval dans la même classe, celle des mammifères.

592-c Emmanuel Svedenborg, né à Stockholm en 1688, et mort le 29 mars 1772.

592-d René Des Cartes mourut à Stockholm en 1650.

593-a Le marquis d'Argens était mort à Toulon le 12 janvier 1771.

593-b Voyez t. XXIII, p. 399, et ci-dessus, p. 333.