50. A D'ALEMBERT.

Le 4 août 1768.

Je vois que votre attachement à la philosophie est supérieur à tout appât de fortune. Vous ne voulez pas vous engager à la cour, fût-ce même en qualité de casuiste chargé de faire les équations algébriques des péchés du souverain et des peines qu'il encourt. Vous préférez votre retraite philosophique au faste des grandeurs; et, plus sage que Platon, aucun Denys ne vous fera abandonner la méditation pour vous livrer au tourbillon des frivolités. C'est ce repos qu'Épicure recommande tant à ses disciples (et dont on fait peu de cas dans votre patrie), et que ce philosophe considérait comme le souverain bien. Il y a ici un certain marquis, fortement imbu de cette doctrine, qui la pousse au point de s'interdire tout mouvement. S'il pouvait vivre sans que son sang circulât, il préférerait cette façon d'être à celle dont il existe actuellement. Pour moi, qui aime à faire plaisir à tout le monde, je me garde bien de le contredire; j'ai même cru, comme Jean-Jacques a réussi à mettre à la mode la doctrine des paradoxes, que je ne ferais pas mal de me ranger du nombre des auteurs qui,<487> parant leurs ouvrages de belles phrases, ont renoncé à la sotte manie d'avoir le sens commun. Je vous envoie la belle dissertation que j'ai composée à la louange de la paresse.487-a Vous y trouverez une érudition légère et une profondeur superficielle qui doivent, dans le siècle où nous vivons, faire la fortune de cet ouvrage; il m'a réconcilié avec le marquis, et je ne doute pas que vos fainéants de Paris ne me trouvent un profond dialecticien. Si vous ou vos amis avez quelque contradiction à prouver, je me charge de m'en acquitter à leur contentement, persuadé que c'est la seule voie qui reste ouverte pour parvenir à une réputation solidement établie.

Voici, en attendant, quelques sujets sur lesquels j'ai des matériaux tout préparés : que la société des jésuites est utile aux États; qu'il faut expulser les philosophes des gouvernements monarchiques, à l'exemple des empereurs romains qui chassèrent de Rome les astrologues et les médecins; qu'il y a plus de grands génies en tout genre dans notre siècle que dans le siècle passé; que la superstition éclaire les âmes; que les États dans lesquels les sujets sont les plus pauvres sont les plus riches, parce que le peuple est sage, et sait se passer de tout; que les poëtes sont des empoisonneurs; que des lois contradictoires sont utiles aux États, parce qu'elles exercent la sagacité des juges; que la frivolité vaut mieux que le bon sens, parce qu'elle est légère, et que le bon sens est lourd; qu'il faut agir et ensuite réfléchir, parce que c'est comme cela qu'on fait partout. Enfin je ne finirais point, si je vous communiquais tous les thèmes que je tiens en réserve. Je voudrais, au lieu de ces belles choses, avoir le secret de rendre la force à vos nerfs, et de rajuster l'étui de votre âme, pour qu'elle s'y trouvât plus à son aise, et que, dégagée des infirmités de la matière, elle pût en philosopher plus tranquillement. Sur ce, etc.


487-a Voyez t. XV, p. 11-21, et t. XIX, p. 474.