98. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 3 mai 1768.



Madame ma sœur,

Je n'ai jamais douté qu'une princesse aussi éclairée que Votre Altesse Royale n'aurait des sentiments modérés, que lui inspire sa sagesse. Comment, madame, aurais-je osé vous écrire, si vous m'envisagiez comme un gibier d'enfer, comme un damné en herbe, qui n'attend que le moment de maturité pour être dévolu à jamais aux griffes de messire Satan? Je connais peu de saints; je me rends justice, je sens que je suis peu fait pour vivre avec eux; il faut des âmes grandes et pleines de tolérance pour me supporter, et c'est à celles-là que je m'adresse par préférence. Les rigoristes en tout genre sont des espèces de tyrans dont les hommes libres fuient la gêne et la servitude. V. A. R. pense de même; elle ne veut ni opprimer, ni qu'on opprime. Le saint-père aurait dû faire ces réflexions; toutefois un bruit sourd se répand qu'il ne s'en tiendra pas à son premier anathème, mais qu'une bulle fulminante va paraître contre le Très-Chrétien, le Très-Catholique, et le Très-Fidèle. Si cela est, je crois, madame, que le saint-père, pour remplir sa table, y admettra le Défenseur de la foi et votre serviteur, en qualité de parasites; car il est fâcheux pour un pape d'être isolé.

C'est un malheur pour le genre humain que les hommes ne<171> puissent être tranquilles; quand ils mènent une vie heureuse, ils la troublent eux-mêmes, en se suscitant des embarras, et en s'attirant des affaires. Les annales de l'univers en contiennent des preuves, et comme cela a été de tout temps, je crois que cela continuera de même. Jusqu'à la petite ville de Neufchâtel a essuyé des troubles; V. A. R. sera bien étonnée quand elle saura pourquoi. Un prêtre171-a avait avancé dans un sermon que, vu l'immense miséricorde de Dieu, les peines de l'enfer ne pouvaient pas durer éternellement. Le grave synode cria au meurtre contre des paroles aussi scandaleuses, et complota pour que le prêtre au sermon fût exterminé. L'affaire était de mon ressort, car V. A. R. saura que je suis pape dans ce pays-là; voici donc comme je l'ai décidée : Que les prêtres qui se forgent un Dieu cruel et barbare soient damnés éternellement, comme ils le veulent, et comme ils le méritent; et que les prêtres qui se représentent Dieu doux et clément jouissent de la plénitude de sa miséricorde. Toutefois, madame, ma sentence n'a pas calmé les esprits; la scission continue, et le nombre des théologiens damneurs l'emporte sur les autres. A cela se sont mêlés tant d'autres différends, qu'on n'a pu parvenir à les apaiser que par l'intervention des Bernois.171-b

Rien ne peut m'être plus flatteur que l'espérance que V. A. R. me donne à la fin de sa lettre; non seulement j'aurai ce portrait tant désiré, mais, pour en augmenter le prix et ma reconnaissance, il sera tracé par une main illustre, qui honore tous les arts qu'elle cultive. En vérité, madame, de toutes les plus grandes princesses de l'Europe, il n'y a que V. A. R. de qui on puisse recevoir de telles faveurs. Ce portrait171-c sera placé dans le sanctuaire d'une chapelle, et jouira d'un<172> culte religieux; je lui adresserai des prières, et lui dirai : Divine Minerve, daignez me protéger, et, de grâce, répandez un peu sur moi quelques rayons de votre génie qui m'éclaire. Je suis, etc.


171-a Le pasteur Petitpierre. Voyez t. XX, p. 315 et 320; voyez aussi l'Éloge de milord Maréchal par M. d'Alembert. A Paris, 1779, p. 40-42.

171-b Voyez t. XIV, p. 208 et 278 de notre édition.

171-c Ce portrait de l'Électrice est un pastel qui n'a pas l'air d'être l'ouvrage d'un amateur. Il se trouve au Palais-neuf, près de Sans-Souci, dans une des salles du corps principal, à gauche de la salle des coquillages. Il est reproduit en vignette à la fin de cette correspondance.