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65. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

30 mai 1766.



Madame ma sœur,

Je souhaite beaucoup, madame, que, ayant à traiter avec Votre Altesse Royale sur tant de sujets différents, je n'aie point le malheur de l'ennuyer. Ce serait ajouter le comble à l'impertinence. V. A. R. juge de tous les hommes par elle. Vous sondez votre cœur, madame, vous le trouvez pur, et de là vous concluez que l'espèce à deux pieds, sans plumes, vous ressemble. Il est bien beau de pouvoir se faire de pareilles illusions. Mais, madame, permettez-moi de vous dire, très-orthodoxement selon Moïse, que, depuis qu'une certaine Ève mangea d'une certaine pomme, on prétend que les choses sont changées. Vous vous représentez l'espèce humaine telle qu'elle devrait être, et moi, qui ai souvent enragé du mal qu'elle m'a fait, je me la figure telle qu'elle est réellement. Les philosophes païens, et Platon tout le premier, voulaient ramener les hommes à la vertu. Dans ce louable projet, s'attachant surtout à la morale et aux mœurs, ils se persuadèrent qu'un grand exemple de perfection pourrait exciter à la vertu comme à la sagesse; ils créèrent leur sage, en le composant de toutes les perfections possibles, à peu près comme Praxitèle fit sa Vénus, à laquelle la régularité des traits et les proportions de cent des plus belles filles de la Grèce avaient contribué. Et comme il ne s'est pas trouvé de femme qui pût approcher de la beauté de cette statue de Praxitèle, il ne s'est point trouvé d'homme comparable au sage des stoïciens. Sans doute que si jamais quelqu'un y put prétendre, ce fut l'empereur Marc-Antonin. Pour moi, madame, qui suis indigne de délier les souliers de ce grand homme, je ne suis qu'un dilettante. J'aime la philosophie, je travaille à devenir sage, s'il est possible; mais ma présomption ne m'aveugle pas au point de me croire tel. Si