<130>

193. A VOLTAIRE.

Remusberg, 13 octobre 1742.

J'étais justement occupé à la lecture de cette histoire130-a réfléchie, impartiale, dépouillée de tous les détails inutiles, lorsque je reçus votre lettre. La première espérance que je conçus fut de recevoir la suite des cahiers. Le peu que j'en ai me fait naître le désir d'en avoir davantage. Il n'y a point d'ouvrage chez les anciens qui soit aussi capable que le vôtre de donner des idées justes, de former le goût, d'adoucir et de polir les mœurs. Il sera l'ornement de notre siècle, et un monument qui attestera à la postérité la supériorité du génie des modernes sur les anciens. Cicéron disait qu'il ne concevait pas comment les augures faisaient pour s'empêcher de rire quand ils se regardaient :130-b vous faites plus, vous mettez au grand jour les ridicules et les fureurs du clergé.

Le siècle où nous vivons fournit des exemples d'ambition, des exemples de courage, etc.; mais j'ose dire, à son honneur, qu'on n'y voit aucune de ces actions barbares et cruelles qu'on reproche aux précédents; moins de fourberies, moins de fanatisme, plus d'humanité et de politesse. Après la guerre de Pharsale, il n'y eut jamais de plus grands intérêts discutés que dans la guerre présente; il s'agit de la prééminence des deux plus puissantes maisons de l'Europe chrétienne, il s'agit de la ruine de l'une ou de l'autre; ce sont de ces coups de théâtre qui méritent d'être rapportés par votre plume, et de trouver place à la suite de l'histoire que vous vous proposez d'écrire.

Je regrette ces maux dont le monde est couvert,
Ces nœuds que la Discorde a su l'art de dissoudre;

<131>

Les aigles prussiens ont suspendu leur foudre
Au temple de Janus, que mes mains ont ouvert.
N'insultez point, ami, l'intrépide courage
Que mes vaillants soldats opposent à l'orage;
L'intérêt n'agit point sur mes nobles guerriers;
Ils ne demandent rien, leur amour est la gloire,
Le prix de leurs travaux n'est que dans la victoire.
Le repos leur est dû, et c'est sous leurs lauriers
Que les Arts, les Plaisirs vont élever leur temple,
Que le Germain surpris avec ardeur contemple.

C'est ce temple dont vous jouirez lorsque vous le voudrez bien, et dont, en attendant, les instructions et les plaisirs sortiront pour nous autres.

J'attends tous les jours les beaux antiques de l'abbé de Polignac,

Que Polignac, ce savant homme,
Escamota jadis à Rome,
Et qu'aux yeux du monde surpris
Nous escamotons à Paris.

J'ai admiré l'Épître dédicatoire de Mahomet; elle est pleine de réflexions vraies et d'allusions très-fines.

Le zèle enflammé des bigots
Nous vaut parfois de vos bons mots;
Leurs sottises, leurs momeries,
Leur Vierge, leurs saints, leurs folies,
Et le non-sens de leurs héros,
Leurs fourbes et leurs tromperies,
Et leurs saintes supercheries,
Mériteraient que leurs chapeaux
Fussent tout ornés de grelots;
Que, du saint-père jusqu'au diacre,
Au lieu de tonsure et de sacre,
On eût tranché certains morceaux
Qui, par le vœu de pucelage,
Chez eux ne sont d'aucun usage,
Et scandalisent leurs égaux.

<132>Je ne connais pas madame de Waldstein; je sais bien que son soi-disant neveu a eu de très-mauvais procédés avec ses supérieurs, et que même il a voulu se battre à toute force.

Faites des vers et des histoires à l'infini, mon cher Voltaire, vous ne rassasierez jamais le goût que j'ai pour vos ouvrages, ni ne tarirez jamais la source de ma reconnaissance. Adieu.


130-a Essai sur les mœurs et l'esprit des nations. (Note de l'édition de Kehl, t. LXV, p. 134.)

130-b De la Divination, liv. II, c. 24 : Vetus autem illud Catonis admodun scitum est, qui mirari se ajebat, quod non rideret haruspex, haruspicem quum vidisset.