124. AU COMTE ALGAROTTI.

Freyberg, 10 mars 1760.

Il est certain que nous n'avons eu que des malheurs la campagne passée, et que nous nous sommes trouvés à peu près dans la situation des Romains après la bataille de Cannes. L'on aurait pu appliquer de même aux ennemis ce mot de Barca135-a à Annibal : « Tu sais vaincre, etc. » Par malheur pour moi, j'avais un fort accès de goutte à la fin de la campagne, qui m'avait entamé les deux jambes et la main gauche; tout ce que j'ai pu faire a été de me traîner pour être le spectateur de nos désastres. Il faut l'avouer, nous avons un monde prodigieux contre nous; il faut les derniers efforts pour y résister, et il ne faut pas s'étonner si souvent nous souffrons quelque échec. Le Juif errant, s'il a jamais existé, n'a pas mené une vie si errante que la mienne. On devient à la fin comme ces comédiens de campagne qui n'ont ni feu ni lieu; et nous courons le inonde, représenter nos<136> sanglantes tragédies où il plaît à nos ennemis d'en fournir le théâtre. Je vous suis très-obligé de la boutargue que vous m'avez envoyée; elle a été mangée par les troupes des cercles, peut-être par celles de Mayence, que l'Arioste avait prises en aversion. Cette campagne vient d'abîmer la Saxe. J'avais ménagé ce beau pays autant que la fortune me l'avait permis; mais à présent la désolation est partout, et, sans parler du mal moral que cette guerre pourra faire, le mal physique ne sera pas moindre, et nous l'échapperons belle, si la peste ne s'ensuit pas. Misérables fous que nous sommes, qui n'avons qu'un moment à vivre, nous nous rendons ce moment le plus dur que nous pouvons, nous nous plaisons à détruire des chefs-d'œuvre de l'industrie et du temps, et de laisser une mémoire odieuse de nos ravages et des calamités qu'ils ont causées! Vous vivez à présent tranquillement dans une terre qui a été longtemps le théâtre de pareils désastres, et qui le redeviendra avec le temps; jouissez de ce repos, et n'oubliez pas ceux contre qui votre pape a publié une espèce de croisade, et qui sont dans les convulsions de l'inquiétude et dans les illustres embarras des grandes affaires. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.


135-a C'est Maharbal qui dit à Annibal ce mot conservé par Tite-Live, liv. XXII, chap, 51 : « Vincere scis, Hannibal; victoria uti nescis. »