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ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS, en lui envoyant les Lettres de Phihihu166-a que le Roi avait composées; elles contiennent une satire du pape, qui avait envoyé au maréchal Daun une toque et une épée bénites.166-b

Marquis, je vais sur vos brisées;
Tantôt Suisse,166-8 tantôt Chinois,166-a
Je reste incognito sous ces formes usées,
Et débite mes billevesées
Contre ces potentats sournois,
Gens durs et de mauvais aloi.
Je révèle au public, me cachant sous un masque,
La honte d'un pontife et les crimes des rois,
Que ma plume, en jouant, par un travers fantasque,
Avec ménagement persifle quelquefois.
Je fais flèche de tous les bois;
Puisque mon fer s'émousse, il faut bien que ma plume
Me venge des affronts dont l'ennui me consume,
<167>Et verse selon son pouvoir
Les flots de la plaisanterie
Et d'une modeste ironie
Sur le saint-père, unique espoir
De l'auguste et fière héroïne
Qui respire le sang et trame ma ruine;
Sur la cour ennemie et le cœur traître et noir
D'une princesse à haute mine
Que dans le fond du Nord, où sa grandeur domine,
Jadis Algarotti fut voir;167-a
Sur ce prêtre insensé qui contre moi fulmine
L'anathème matin et soir,
Ayant au ... la cristalline,
En main le sceptre et l'encensoir.
Je l'avouerai, ma conscience
Voudrait qu'avec plus d'indulgence
Je pardonnasse en bon chrétien
De tant d'affronts reçus l'irréparable offense.
Non, je n'en vois pas le moyen;
On nous dit, et chacun le pense,
Que le plaisir de la vengeance
Est un plaisir des dieux, et pour le goûter bien,
Je suis en ce moment païen.
Comment! par respect pour le trône,
Nous faut-il laisser outrager,
Et, flatteurs rampants, ménager
Ces avortons de Tisiphone,
Ces rois qui n'épargnent personne,
Lorsque, la force en main, ils peuvent se venger?
Si j'avais du brillant génie
<168>Reçu le rare don du ciel,
J'aurais plus finement su draper la manie
De ce tas d'écoliers qui de Machiavel
Ont fait leçon de perfidie,
Qui, prêts à se canoniser,
Avec un air de modestie,
Ne parlent que de m'écraser.168-a
Mais après les Lettres persanes,
Et les écrits d'un certain juif,168-b
Le lecteur fort rébarbatif
Rira de mes œuvres profanes,
Et, d'un regard un peu trop vif,
Aux ongles connaissant la bête :
J'ai trouvé, dira-t-il, dans l'écrit que l'on fête,
Au lieu d'un maître un apprent.
Ah! pauvre chantre d'Arcadie,
Ainsi tu te peinas en vain
Pour imiter la mélodie
Du rossignol ou du serin;
Tes airs en font la parodie.

(Mars 1760.)


166-8 Il avait paru des Lettres d'un Suisse dans lesquelles le Roi développait la politique de la cour de Vienne. [Voyez t. XV, Mélanges littéraires, no XVIII et no XIX.]

166-a Voyez t. XV, Mélanges littéraires, no XX.

166-b Voyez t. IV, p. 253 et 254, et ci-dessus, p. 130.

167-a En 1739.

168-a Voyez ci-dessus, p. 11 et 84.

168-b Allusion aux Lettres juives, que le marquis d'Argens avait publiées en 1736.