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ÉPITRES.[Titelblatt]

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ÉPITRE I. A MON FRÈRE DE PRUSSE.61-a

O vous à qui je dois le plus sincère amour,
En qui j'aime le sang qui nous donna le jour,
De mes plus chers parents la ressemblante image,
Vous, qui de leurs vertus héritez l'assemblage,
O frère en qui je vois briller, avant les ans,
Toutes les qualités qu'ont les héros naissants,
Recevez d'un cœur franc un hommage sincère :
La vérité vous parle, elle a droit de vous plaire.
Votre esprit, par les arts dès l'enfance éclairé,
De l'orgueil d'un grand nom ne s'est point enivré;
De vos aïeux fameux, que nous vante l'histoire,
Vous ne prétendez point emprunter votre gloire;
Toute gloire étrangère est indigne à vos yeux :
La vertu, les talents ont-ils besoin d'aïeux?61-b
Le courage d'Albert qu'on surnomma l'Achille
N'est pour ses descendants qu'une leçon utile;
Celui qui de Nestor mérita le surnom,
Et ce prince éloquent qu'on nomma Cicéron,
Ont reçu pour eux seuls ce tribut légitime
Qu'aux talents, aux vertus doit la publique estime;
<62>Mais il ne passe point à la postérité,
Qui veut avoir un nom doit l'avoir mérité.
Ce héros immortel dont l'âme magnanime,
Dans la paix, dans la guerre également sublime,
Lui fit par l'univers donner le nom de Grand,
Nous met comme des nains à côté d'un géant;
Il marqua nos devoirs, sa vie est notre livre;
Plus l'exemple nous touche, et plus il le faut suivre.
Si malgré tous les soins et l'art du jardinier,
Un chardon s'élevait à l'ombre d'un laurier,
Le fer retrancherait cette plante sauvage,
Placée indignement sous un si noble ombrage.
Les fils de Jupiter, s'ils n'étaient pas62-a des dieux,
N'en ont pas moins paru des héros dignes d'eux.
C'est un roc élevé que la haute naissance,
On y découvre l'homme à travers l'apparence;
Malignement suivi par des yeux attentifs,
On juge ses desseins et leurs secrets motifs,
Et sur ses actions le public intraitable
Prononce impunément l'arrêt irrévocable.
Le fard de la vertu ne le trompe qu'un temps,
Il lit au fond du cœur, ses regards sont perçants;
Ce censeur sourcilleux, ce précepteur sévère
Condamne dans les grands les défauts du vulgaire.
Richesses, dignités, honneurs, rien ne nous sert,
Un défaut nous décrie, un seul faux pas nous perd;
De nos légers écarts la terre est informée,
Nous occupons tout seuls la prompte renommée,
Ses cent bouches, prônant nos vertus, nos défauts,
Ou nous font des censeurs, ou nous font des rivaux.
Ainsi, plus votre rang vous élève en ce monde,
<63>Plus il faut que chez vous le vrai mérite abonde;
C'est lui seul qu'on estime, et vous devez savoir
Combien sur les humains l'exemple a de pouvoir.
L'exemple d'un monarque impose et se fait suivre :
Lorsqu'Auguste buvait, la Pologne était ivre;
Lorsque le grand Louis brûla d'un tendre amour,
Paris devint Cythère, et tout suivit la cour :
Quand il se fit dévot, ardent à la prière,
Le lâche courtisan marmotta son bréviaire.
Tout prince est entouré de vils adulateurs,
De ses goûts dépravés mercenaires flatteurs,
Qui, remplis de mépris pour son âme commune,
N'adorent en effet que l'aveugle fortune.
Alexandre, dit-on, eut le torticoli :
De tous ses courtisans le cortége poli
Par art négligemment laissait pencher la tête.
Des seigneurs de la cour tel est l'usage honnête.
Renversez à la fois la coupe, le poison
Qui, corrompant vos mœurs, perdrait votre raison.
Quel que soit le pouvoir qui vous tombe en partage,
Que le bien des humains soit toujours votre ouvrage,
Et, plus ils sont ingrats, plus soyez généreux :
C'est un plaisir divin de faire des heureux.
Surtout n'abusez point d'une vaste puissance,
Et n'écoutez jamais la voix de la vengeance :
Qui ne peut se dompter, qui ne peut pardonner,
Est indigne du rang qui l'appelle à régner.
De nos conditions le destin fut le maître,
Et nous sommes ici ce qu'il nous y fit naître;
Nos lots ont été faits quelquefois au hasard,
L'un guida la charrue, et l'autre fut César.
C'est ainsi que d'un bloc un ouvrier peut faire
<64>Un ustensile abject ou le saint qu'on révère;
Sa matière est égale, et c'est sa volonté
Qui seule en fait l'usage, et forme sa beauté.
Ainsi tous ces humains dont la terre fourmille
Sont fils d'un même père et font une famille,
Et, malgré tout l'orgueil que donne votre rang,
Ils sont nés vos égaux, ils sont de votre sang.
Ouvrez toujours le cœur à leur plainte importune,
Et couvres leur misère avec votre fortune;
Voulez-vous en effet paraître au-dessus d'eux,
Montrez-vous plus humain, plus doux, plus vertueux.
Tels ont été les grands dont l'immortelle gloire
Se grave en lettres d'or au temple de Mémoire;
Leur âme juste et pure, et surtout leur bonté,
Ennoblit à mes yeux la faible humanité;
Mon cœur, en les nommant, est ému de tendresse,
On fait en leur faveur grâce à toute l'espèce,
Pères de leurs sujets, délices des humains,
Leur nom devient le nom des meilleurs souverains.
Il est un monstre affreux né de la perfidie,
Cruel dans ses excès et calme en sa furie;
Son visage hideux se cache sous le fard,
Son souffle est venimeux, sa langue est un poignard.
La trahison l'arma de ses noirs artifices,
Il fut par Tisiphone endurci dans les vices,
Il respire le meurtre, il blesse en caressant,
Il défend le coupable, il poursuit l'innocent,
De ses traits empestés l'atteinte est incurable :
L'affreuse Calomnie est son nom redoutable.64-a
Craignez d'être surpris par ce monstre trompeur,
Fuyez de ses complots la cruelle noirceur,
<65>Penchez vers l'accusé, tâchez de le défendre,
Et ne jugez personne avant que de l'entendre.
Si vous voulez pour l'âge amasser un trésor
Plus cher, plus précieux que les bijoux et l'or,
Dévouez vos beaux jours dès votre adolescence
Aux arts ingénieux, à l'auguste science :
C'est l'école où se forme et le cœur et l'esprit.
La sagesse est le lait dont l'âme se nourrit,
L'erreur est son poison, l'antidote est l'étude :
D'un si noble travail contractez l'habitude.
L'étude embrasse tout, tant elle a de grandeur,
L'air, la terre, la mer, le ciel et son auteur,
Les desseins du Très-Haut, ses ouvrages immenses.65-a
Mais loin que votre esprit, fier de ses connaissances,
Perde sur l'infini son temps à méditer,
Au bord de cet abîme il faut vous arrêter.
Qu'avec votre savoir marche la modestie,
Ayez toujours pour but l'amour de la patrie;
Qui s'instruit pour briller n'en devient pas meilleur,
C'est peu de s'éclairer, il faut régler son cœur.
Soyez l'ami des arts, et des talents le père,
Mais sachez réunir, par un choix nécessaire,
Les qualités du sage à celles du héros;
Quittez, lorsqu'il le faut, les arts pour les travaux.
Au sein de ses exploits le vainqueur de Carthage
Entre Apollon et Mars partageait son hommage :
Volez, à son exemple étonnez l'univers,
La gloire a cent chemins, ils vous sont tous ouverts.
Il est une beauté dont la fraîcheur naissante
Des plus vives couleurs paraît resplendissante;
La santé sur son front brille dans sa vigueur,
<66>La gaîté l'accompagne avec la belle humeur;
Tout en elle est transport, tout est rempli de vie,
Elle aime les plaisirs et même la folie,
Sur un trône de fleurs elle embrasse Vénus,
Et, le thyrse à la main, folâtre avec Bacchus.
Ne connaissez-vous point cette aimable déesse?
Mon frère, elle est en vous, c'est la vive jeunesse.
Craignez de ses excès l'égarement fatal,
L'abus de ses plaisirs change le bien en mal.
La mollesse en tout temps fut contraire à la gloire.
Sur elle remportez la première victoire;
Domptez vos passions, il en est encor temps,
Elles sont des humains esclaves ou tyrans;
Qui ne les asservit sous un sceptre stoïque
Est contraint de plier sous leur bras despotique;
Rien de plus flétrissant pour un cœur généreux
Que d'être subjugué par leur pouvoir honteux.
Mais surtout des héros évitez la faiblesse,
Fuyez d'un tendre amour l'amorce enchanteresse;66-a
On peut à tous ses goûts se prêter sagement,
Le plaisir est plus fin, goûté modérément;
Je blâme comme vous cette misanthropie
Qui veut nous séquestrer des biens de cette vie,
En nous interdisant tout genre de plaisirs.
Que seraient les humains sans vœux et sans désirs?
Des esprits engourdis, des êtres imbéciles,
De la société membres très-inutiles,
Qui, n'étant animés par le bien ni le mal,
Seraient ensevelis dans un sommeil fatal.
<67>Nos désirs sont des feux qui réchauffent notre âme,
C'est leur embrasement qu'on redoute ou qu'on blâme;
Il est certain milieu qu'il faut savoir tenir,
La sagesse, mon frère, y fait enfin venir.
Mais c'est bien à mon âge à parler de sagesse!
De mes égarements je sens toute l'ivresse,
Je sens, en proférant le nom de la vertu,
De mon aveu secret mon orgueil confondu;
Sans traîner ce discours et trop long et trop ample,
Ah! je devrais plutôt vous prêcher par l'exemple.

1736. (Envoyée à Voltaire le 22 novembre 1738.) Renouvelée à Potsdam, novembre 1749.

<68>

ÉPITRE II. A HERMOTIME. SUR L'AVANTAGE DES LETTRES.

Écoutez, Hermotime, une amitié sincère
Remplit mon cœur pour vous des sentiments d'un père,
Votre bonheur a fait l'objet de tous mes vœux :
Ah! faut-il vous prier de vouloir être heureux?
Si j'ai hâté les fruits de votre tendre enfance,
Je vois, plein de douleur, dans votre adolescence,
Le cours impétueux de vos égarements;
Cet empire fatal qu'ont usurpé vos sens,
Le frein de la raison secoué dans un âge
Où d'horribles périls bordent votre passage,
Ces feux séditieux qui brûlent votre cœur,
Tout ce que je prévois, hélas! tout me fait peur.
Vous entrez dans le monde encor jeune et novice,
Et, marchant sur les pas des compagnons d'Ulysse,
Je vous vois prisonnier dans ce palais honteux
Où Circé transforma ses captifs malheureux.
C'est là que les plaisirs ont la voix des sirènes;
Leurs prestiges charmants, l'or dont brillent vos chaînes,
<69>La licence, le bruit, la fausse liberté,
Vous tiennent engourdi dans votre oisiveté.
Je vous dois mes secours, je veux d'un bras stoïque
Vous tirer malgré vous de ce palais magique,
Rompre un charme fatal, et faire évanouir
Ce songe du bonheur dont vous croyez jouir.
Si le vice abrutit et rend l'homme difforme,
Devez à vos vertus votre première forme,
Reprenez ces travaux qui relèvent le cœur,
Qui nourrissent l'esprit, qui mènent à l'honneur.
Je pardonne vos goûts au vulgaire imbécile
Qui de ses passions porte le joug servile,
Qui ne distingue point dans sa brutalité
Le plaisir crapuleux d'avec la volupté,
Les filles de Vénus d'avec les Propétides,
Et qui ne peut remplir des moments toujours vides.
Suivez l'instinct du peuple, ou suivez la raison,
Qui vous fait par ma bouche une utile leçon;
Préférez ses conseils; la raison salutaire
N'interdit point à l'homme un plaisir nécessaire.
Apprenez que c'est moi qui dois vous enseigner
Les plaisirs qui sur vous sont dignes de régner,
Qui, bien loin d'amollir ou de corrompre l'âme,
Nourrissent dans l'esprit une divine flamme,
Qui charment la jeunesse et la caducité,
Brillants dans la fortune et dans l'adversité.
Ces vrais biens, au-dessus de la vicissitude,
Nous suivent dans le monde et dans la solitude;
Malades comme sains, de nuit comme de jour,
Dans nos champs, à la ville, en exil, à la cour,
Ils font dans tous les temps le bonheur de la vie.69-a
<70>Les dieux, pour nous marquer leur clémence infinie,70-a
Ayant pitié des maux des fragiles humains,
Leur ont prêté l'appui de deux êtres divins :
L'un, c'est le doux sommeil, l'autre, c'est l'espérance.
Mais de ces mêmes dieux la puissante assistance
Pour les sages exprès fit un consolateur,
Pallas nous amena ce secours enchanteur;
C'est l'étude, en un mot, beauté toujours nouvelle.
Plus on la voit de près, plus elle paraît belle;
Les hommes fortunés que son amour remplit
Négligent les faux biens et cultivent l'esprit.
La science est le don que sa main distribue;
Mais ne présumez point qu'elle se prostitue :
Les arts sont comme Églé, dont le cœur n'est rendu
Qu'à l'amant le plus tendre et le plus assidu.
Si vous savez l'aimer, prodigue en ses largesses,
Elle ouvrira pour vous des sources de richesses;
L'usage qu'on en fait les augmente encor plus,
C'est le trésor sacré de toutes les vertus.
La vérité, tenant la plume de l'histoire,
Embrassant tous les temps, présente à la mémoire
Ces empires puissants que le ciel fit fleurir,
Qu'on vit naître, monter, s'abaisser et mourir.
C'est là qu'on apprend l'art de régner sans puissance
En pliant les esprits au gré de l'éloquence;
Qu'on se connaît soi-même, et que, maître de soi,
En domptant ses désirs on est son propre roi;
Qu'avançant pas à pas, l'expérience sûre
<71>A force de sonder devine la nature;
Qu'à l'aide du calcul dont l'esprit est muni,
L'homme peut pénétrer jusque dans l'infini,
Remonter des effets à leurs premières causes,
Et saisir les liens les plus secrets des choses.
Oui, le sage, en effet, maître des éléments,
Rassemble tous les lieux, réunit tous les temps;
Il voit avec mépris sur ce triste hémisphère
De la grandeur des rois la splendeur passagère,
Et ces riens importants que l'on croit ici-bas
Si dignes d'exciter la fureur des combats;
Jamais des passions le charme ne l'abuse.
Ainsi, lorsque Mételle71-a assiégea Syracuse,
Archimède ignorait dans un sage repos
Le succès des Romains dans leurs derniers assauts.
Avidement épris d'une étude profonde,
Amant des vérités, il éclairait le monde;
Dans ce71-b sublime extase, il ne s'aperçut pas
Du monstre dont le fer lui portait71-c le trépas.
Ce citoyen des cieux habitant sur la terre
Déplorait les humains qui se faisaient la guerre;
Son esprit affermi contre les coups du sort
Méprisait les faux biens, les malheurs et la mort.
Mais ces antiques faits vous paraissent des fables;
Voyez donc de nos jours des exemples semblables,
Voyez ce philosophe entouré de jaloux,
Toujours persécuté, toujours modeste et doux.
<72>Lorsque Bayle entendit qu'un démon scolastique,72-3
Animé contre lui d'un zèle fanatique,
Avait à Rotterdam fait rayer les tributs
Que le Batave épris payait à ses vertus,
Tout pauvre qu'il était, se mettant à sourire,
Il plaignit son rival, et poursuivit d'écrire.
Malgré la noire envie et les grands en courroux,
Les trésors de l'esprit restent toujours à nous;
Ils sont ... mais je vous vois sombre, distrait et tiède,
Je lis sur votre front l'ennui qui vous excède.
« Observez, dites-vous, soixante bons quartiers
Qui distinguent mon nom de ceux des roturiers;
On connaît mes aïeux; mon antique noblesse
M'allia dans l'empire à mainte fière altesse;
Je possède des biens, des talents, de l'esprit,
Et je plais, si j'en crois ce que le monde en dit :
La nature, agissant comme une tendre mère,
A si bien fait pour moi, que l'art n'a rien à faire. »
J'en conviens, la nature eut des égards pour vous;
Mais, sans vous courroucer, qu'il soit dit entre nous,
Elle eut autant de soins de cette pierre brute,
De ce cocon de soie au ver servant de hutte,
De la vigne qui croît sauvage dans les champs.
C'est l'art qui les raffine, il taille les brillants,
Et ce cocon filé, passant sous72-a des roulettes,
Artistement tissu par mille mains adraites,
Eblouit dans l'étoffe, et ses riches couleurs
L'égalent à l'iris et surpassent les fleurs.
La vigne produirait, sans jardiniers habiles.
<73>Au lieu d'un doux nectar des pampres inutiles;
Quand la nature a fait, c'est à l'art de polir,
Et le grand point consiste à savoir les unir.
Vous avez de grands biens; mais pouvez-vous donc croire
Qu'un peu de vil métal vous comblera de gloire,
Et que de vos aïeux les insignes vertus
Honorent votre nom depuis qu'ils ne sont plus?
Votre esprit est imbu de préjugés vulgaires,
Vos parchemins usés ne sont que des chimères;73-a
Le mérite est en nous, non pas dans ces faux biens
Que le hasard réclame et reprend comme siens;
Quelle erreur d'y placer notre bonheur suprême!
Leur prix est idéal, ils ne sont rien d'eux-même.
Vingt mille francs à Brieg font un homme opulent :
S'il les porte à Berlin, il n'est qu'un indigent;
Quand Berlin le méprise et que tout Brieg l'admire,
Ne faut-il pas conclure, en plaignant son délire,
Que l'homme en tout ceci n'étant compté pour rien,
Le cas qu'on fit de lui retombait sur son bien?
Ce sujet me rappelle un conte assez grotesque
D'un certain vieux Bernard,73-b personnage burlesque,
Qui, seigneur suzerain de huit millions d'écus,73-c
Sans grâces, sans talents, mais fier d'être un Plutus,
<74>Tenait les vendredis, par grandeur, table ouverte
Et pour tout parasite également couverte.
Dans la maison logeait un aimable Bernard74-a
Qui, nourri d'ambroisie, abreuvé de nectar,
Jeune écolier d'Ovide, imitateur d'Horace,
Sur le Pinde, auprès d'eux, avait choisi sa place.
Vint à cette maison un duc des plus gourmets,
Qui sur ses doigts savait l'Apicius français.
Qui voulez-vous? lui dit un suisse à bonne mine.
Celui des deux Bernard auprès duquel on dîne,
Répondit le seigneur d'un air déterminé,
Méprisant les Bernard, estimant le dîné,
Trouvant à la maison, à la table peut-être,
Tout bon et rien de trop, exceptez-en le maître.
Hermotime, les biens ne font que des jaloux;
Ils semblent nos amis, ils sont à nos genoux,
La fortune à leur gré d'un sot fait un Voltaire;
Sommes-nous malheureux, nous cessons de leur plaire,
Leur lâche dureté nous traite en inconnus,
La main qui les nourrit ne les retrouve plus;
S'ils vantaient des vertus qu'en nous ne vit personne,
Ils blâment des défauts que leur haine nous donne.
Le mérite à la longue à coup sûr est vengé
D'un Midas par le peuple en grand homme érigé;
Tout l'appareil pompeux de sa magnificence
En vain cachait d'un fat la sotte insuffisance,
C'est un ballon bouffi qui s'enfle par le vent,
Percez-le, l'air s'échappe, il s'affaisse à l'instant.
La fortune en ses dons n'en a point de solides,
Ses progrès sont subits, ses chutes sont rapides.
<75>Je méprise un faquin de titres revêtu,
Mon encens n'est offert qu'à la seule vertu,
Au jeune Algarotti, qui d'une ardeur active
Défriche son esprit, l'embellit, le cultive,
Au sceptique d'Argens, au sage Maupertuis,
A l'Homère français, des arts le digne appui.
Voulez-vous être aimé? voulez-vous être utile?
Soyez sage en vos mœurs et dans les arts habile.
On rit d'un ignorant, on fuit un débauché;
Le mérite à la longue est toujours recherché,
Le besoin le connaît, il l'implore, il l'admire.
Le premier des plaisirs est celui de s'instruire :
C'est peut-être le seul qui souffre des excès,
Et que les noirs remords n'accompagnent jamais.
Mais vos plaisirs pervers, qu'avec raison je blâme,
Laissent en nous quittant un vide affreux dans l'âme,
Et le pesant ennui, blasé sur tous les goûts,
L'air sombre, l'œil éteint, vient s'endormir chez nous.
Si l'appât de la gloire en secret vous attire,
Sachez que les talents ont le droit d'y conduire,
Et que la renommée eut les mêmes égards
Pour les fils d'Apollon que pour les fils de Mars.
On a vu des héros qui rendirent hommage
Au mérite, à l'esprit, à la vertu du sage.
Le vainqueur de l'Asie, en subjuguant cent rois
Dans le rapide cours de ses brillants exploits,
Estimait Aristote et méditait son livre;
Heureux, si son humeur plus docile à le suivre,
Réprimant un courroux trop fatal à Clitus,
N'eût par ce meurtre affreux obscurci ses vertus!
<76>Mais ce même Alexandre, arrêtant sa furie,
Dans Thèbes de Pindare épargna la patrie.
La Grèce était alors le berceau des beaux-arts,
La science y naquit sous les lauriers de Mars.
De la gloire des rois vains juges que nous sommes!
L'époque des beaux-arts est celle des grands hommes.
Avant qu'on eût vu Rome au point de sa splendeur,
Le sénat n'honorait que la seule valeur;
Mais le grand Africain, destructeur de Numance,
Protecteur d'Ennius, ami de la science,
Apprit par son exemple à ses grossiers rivaux
Que les arts n'ont jamais dégradé les héros.76-a
César vint après lui; le vainqueur de Pompée
Tint dans ses mains le sceptre, et la plume, et l'épée.
Depuis, l'heureux Auguste, apaisant l'univers,
Dans un temple pompeux plaça le dieu des vers;
La muse de Virgile et la lyre d'Horace,
A la postérité pour lui demandant grâce,
Par l'effet enchanteur de leurs illusions,
Détournèrent nos yeux de ses proscriptions.
Après les Antonins, Mars, rempli de furie,
Ramena dans ces lieux l'antique barbarie;
Apollon prit son vol vers la céleste cour,
Le dieu du goût quitta ce terrestre séjour,
Le Tibre vit les Huns se disputer ses rives,
Et l'on n'entendit plus que Muses fugitives
Attendrir l'Orient de leurs tristes récits.
Douze siècles après s'éleva Médicis;
A sa voix, les beaux-arts, rappelés à la vie,
Pour la seconde fois ornèrent l'Italie.
<77>François Ier en vain chez ses peuples grossiers
Des Grecs et des Latins transplanta les lauriers,
Ces temps si fortunés n'étaient pas près d'éclore;
Richelieu par ses soins en prépara l'aurore,
Louis à sa couronne ajouta ce fleuron,
Il eut tout à la fois Térence, Cicéron,
Sophocle, Euclide, Horace, Anacréon, Salluste,
Et l'on revit les jours d'Alexandre et d'Auguste.
Ainsi tous ces héros, dans ces temps fortunés,
Ont été par les arts doublement couronnés;
L'exemple et le plaisir guidaient à la science,
Et la gloire en était l'illustre récompense.
Qu'heureux sont les mortels avides de savoir!
Éclairer notre esprit est pour nous un devoir;
La science, Hermotime, est pour celui qui l'aime
Un organe nouveau de son bonheur suprême.
Esprits anéantis, automates pesants,
Imbéciles humains absorbés dans vos sens,
On voit revivre en vous ce monarque superbe
Qui, privé de raison, dans les bois broutait l'herbe;77-a
Votre vie est un rêve, un stupide sommeil,
Et vous aurez vécu sans avoir de réveil.
Craignez ce sort affreux, ô mon cher Hermotime!
Prêt à vous assoupir, que ma voix vous ranime,
Laissez, laissez périr des imprudents, des fous
Plongés dans leurs plaisirs, noyés dans leurs dégoûts,
Opprobres des humains, que le monde méprise.
La sagesse prospère où périt la sottise;77-b
A tout être créé le ciel accorde un don,
<78>Aux animaux l'instinct, aux hommes la raison.
Qui vers les vérités sent son âme élancée,
Animal par les sens, est dieu par la pensée;
Pourriez-vous négliger ce présent précieux,
Qui rend l'homme mortel un citoyen des cieux?
L'esprit se perd enfin chez les Sardanapales;
Il est pareil au feu qu'attisaient les vestales,
Il faut l'entretenir, l'étude le nourrit,
S'il ne s'accroît sans cesse, il s'éteint et périt.
Voilà le seul parti que le sage doit suivre :
Végéter c'est mourir, beaucoup penser c'est vivre.

(Envoyée à Voltaire le 29 novembre 1748.) A Potsdam, le 26 de septembre 1749.

<79>

ÉPITRE III. SUR LA GLOIRE ET L'INTÉRÊT.

Soit dégoût, soit dépit, ou bien soit que tout s'use,
Je reviens de l'erreur dont le monde s'abuse;
Mon feu s'éteint, je touche à l'arrière-saison,
Il est temps d'écouter la tardive raison.
Tout plaît également à l'aveugle jeunesse;
D'autres temps, d'autres mœurs; à la fin la sagesse
Étouffe les transports de nos désirs ardents.
Ah! remplaçons l'erreur par l'utile bon sens,
Et, la balance en main, pesons au poids du juste
Les cruautés d'Octave et les vertus d'Auguste.
Ce mot tant prodigué, le nom de vertueux,
Quel abus le fait prendre à tant d'ambitieux?
79-aPouvons-nous le donner à ce fier insulaire
<80>Qui de son cabinet croit agiter la terre,
De ses propres sujets habile séducteur,
Qui, des grands et des rois dangereux corrupteur,
Marchande au poids de l'or un secours mercenaire,
Et souscrit en riant cet arrêt sanguinaire :
Mortels, égorgez-vous, tel est mon bon plaisir?
Comment sans murmurer enfin peut-on souffrir
Qu'un lâche, un Harpagon, qu'un méprisable avare
Du nom de vertueux par vanité se pare?80-a
Par quel droit ose-t-il prétendre à cet honneur?
D'un titre glorieux il est l'usurpateur,
Il n'a pas des vertus les dehors hypocrites;
Quels sont donc ses hauts faits? quels sont ses grands mérites?80-b

Qu'il laisse à son orgueil pervertir ses talents,
J'y vois d'un forcené les excès violents.
Pour avoir usurpé l'autorité suprême,
Conduit sa tyrannie avec art et système,
Pour être habile, heureux, vigilant, séducteur,
Intrépide aux combats, et rapide vainqueur,
Cromwell, qui de son roi prépara le supplice,
Pouvait-il colorer sa barbare injustice?
Aurait-il pu souffrir qu'un impudent flatteur
Osât nommer vertu son atroce fureur?
En vain l'encens dans Rome a fumé pour Auguste,
Malgré l'apothéose il fut cruel, injuste,
En noyant dans le sang le plus pur de l'État
La liberté, les lois, et les droits du sénat.
Quelle horrible vertu qui répand l'épouvante!
De ses lauriers affreux la moisson abondante
Sous sa coupable main fut prompte à se flétrir.

<81>Son navire est frété, prêt à sortir du port;
Un vent fâcheux l'arrête, il querelle le sort,
Il brûle de partir, et son espoir le flatte
D'acquérir les trésors de l'Inde et de l'Euphrate,
D'enrichir ses neveux dans ces climats lointains
Dont un fameux Génois découvrit les chemins.
Mais l'aquilon s'apaise, on l'appelle, il s'embarque,
On lève l'ancre, il part plus content qu'un monarque;
Il brave les dangers, il brave les saisons,
L'été n'a plus de feux, l'hiver plus de glaçons;
Plus dur dans ses travaux que ne le fut Alcide,
Il n'est plus de péril quand l'intérêt le guide.
Un nuage orageux vient obscurcir les airs,
Les flots lancés aux cieux retombent aux enfers,
Éole se déchaîne, et pousse dans sa rage
Le vaisseau démâté sur le prochain rivage,
Et sur des ais brisés, pilotes, matelots
Se sauvent à la nage, en abjurant les flots.
Notre avare maudit cet élément perfide.
A peine est-il sauvé, que l'intérêt avide,
Sans daigner lui donner le temps de se sécher,
L'entraîne en lui disant : « Debout, il faut marcher,
Méprise des dangers la terreur importune;
Les chemins épineux sont ceux de la fortune. »
Le péril qui n'est plus est bientôt oublié.
Ce malheureux avare, à l'intérêt lié,
N'hésite qu'un moment; sa funeste habitude,
<82>L'ardente soif de l'or, l'espoir, l'inquiétude,
Chassent de son esprit tout désir de repos,
Le sommeil sur son front voit faner ses pavots,
Et notre forcené, tout mouillé du naufrage,
Une seconde fois court affronter l'orage.
Pourra-t-il dévorer ses trésors amassés,
Ces barres, ces lingots dans sa cave entassés?
Des faux et des vrais biens vains juges que nous sommes!
Le sort plus qu'on ne pense égale tous les hommes.
A nos nécessités le ciel avait pourvu :
Quel usage Midas fait-il du superflu?
Je vois de jour en jour accroître ses misères
Par de nouveaux besoins devenus nécessaires,
Moins riche des trésors dont il sent l'embarras
Que pauvre de tous ceux qu'il ne possède pas.
C'est bien pis, si ce fou, comblant le ridicule,
Sans jouir de son bien sans cesse l'accumule,
Afin qu'un beau matin la mort à l'œil hagard,
De sa tranchante faux moissonnant le richard,
Mette en possession de cette immense proie
Un parent affamé qui s'en pâme de joie,
Qui, sans donner le temps d'enterrer le vilain,
Vide son coffre-fort et boit son meilleur vin :
Tel est d'un faux esprit l'égarement extrême.
L'avare est l'ennemi le plus grand de lui-même,
Mais l'ambitieux l'est de tout le genre humain :
Il marche à la grandeur le poignard à la main,
Ses desseins, ses hauts faits sont autant d'injustices,
Tout, jusqu'à ses vertus, devient en lui des vices;
Ces tristes passions, charmes des cœurs pervers,
Renversent les États et troublent l'univers.
<83>Je vais sur ce sujet vous conter une histoire.
Le sordide Intérêt et la superbe Gloire,
Voyageant par le monde, enrôlaient ici-bas
Tous ces fous qu'on voit naître en différents climats;
Pâtres, bourgeois, guerriers, prêtres, seigneurs, ministres,
Étaient bientôt séduits par leurs bienfaits sinistres.
Ils virent, en passant près d'un petit hameau,
Un berger peu connu qui guidait son troupeau;
Il se nommait Damon, et, malgré sa naissance,
Des plus rares talents il avait la semence,
De l'esprit, un cœur tendre, et, dans sa pauvreté,
Du goût pour le repos et pour la liberté;
Seul avec sa Philis, ses moutons, sa houlette,
Il vivait loin du monde, heureux dans sa retraite.
« Quel berger! dit la Gloire; ah! verrons-nous tous deux
Qu'il nous fasse l'affront d'être heureux à nos yeux?
Nous avons égaré dans nos routes scabreuses
Des plus sages humains les âmes vertueuses;
Que de mortels, sans nous, dans le sein de la paix,
Jouiraient d'un bonheur que nous n'avons jamais!
Aurons-nous vainement troublé toute la terre,
Allumé tant de fois le flambeau de la guerre,
Et nagé dans le sang de guerriers expirants?
Quoi! tandis qu'ici-bas nous sommes tout-puissants,
Mon frère, verrons-nous lâchement, sans rien dire,
Que cet heureux berger échappe à notre empire?
Ah! troublons son repos, égarons sa vertu;
Qu'il tombe dans le piége, à nos pieds abattu. »
Alors, pour mieux voiler leur funeste imposture,
Ils prennent d'un berger l'habit et la figure.
Ils abordent Damon d'un air doux et flatteur;
<84>La Gloire parle ainsi : « Je te plains, cher pasteur;
Faut-il que les talents dont ton esprit abonde
Restent ensevelis pour nous et pour le monde?
Quitte l'obscurité, connais-toi mieux, Damon,
C'est une double mort que de mourir sans nom;
Il faut à tes vertus une illustre carrière,
Il est temps, viens, suis-moi, parais à la lumière,
Cesse de te cacher ton mérite éminent,
La fortune t'appelle, et la gloire t'attend.
J'annonce à ton génie une grandeur certaine,
Choisis, deviens auteur, ministre ou capitaine;
De tes contemporains applaudi, respecté,
Ton nom peut passer même à l'immortalité.
Vois-tu bien ces bergers éblouis de ta gloire
S'écrier, tous surpris et ne pouvant le croire :
C'est donc là ce Damon que nous connûmes tous!
Colin et Licidas en sont déjà jaloux;
Ah! qu'ils vont envier tes grandeurs sans pareilles! »
Damon, à ce discours nouveau pour ses oreilles,
Sent un trouble secret; un charme suborneur
A porté son poison jusqu'au fond de son cœur;
L'ambition soudain de son esprit s'empare.
L'Intérêt attentif s'aperçoit qu'il s'égare;
Il saisit le moment qu'il est déjà troublé,
Afin de lui donner un assaut redoublé,
Et d'exciter encor dans le fond de son âme
L'insatiable soif de son métal infâme.
« Connais ton ignorance, ô rustique pasteur!
Apprends de moi, dit-il, quel est le vrai bonheur :
Tu n'es qu'un indigent, et tu crois être sobre,
Va, ta simplicité dans le fond n'est qu'opprobre.
<85>Quoi! Damon, lâchement esclave d'un troupeau,
Abreuve ses brebis, les tond de son ciseau,
Tandis que tant d'humains vivant dans l'opulence
Ont consacré leurs jours à la molle indolence!
Ah! quel luxe charmant s'étale chez les grands!
Des palais somptueux logent ces fainéants,
Leurs promenades sont des pompes triomphales,
Leurs repas, des festins, leurs jeux, des saturnales;
Les hommes,85-a ici-bas aux richesses soumis,
Leur doivent leurs honneurs, leurs talents, leurs amis.
Sans argent il n'est rien que misère et bassesse,
On prône vainement la stérile sagesse;
Un esprit merveilleux, un mérite divin,
Vous laissent, sans argent, un vertueux faquin.
L'or a dans ces climats une entière puissance,
Il donne à tous vos goûts une heureuse influence :
Faut-il faire valoir des droits litigieux,
Votre cœur brûle-t-il de feux séditieux,85-b
Frappez d'un marteau d'or, les portes sont ouvertes,
Vos talents sont prônés, vos sottises souffertes;
De l'univers entier ce précieux métal
Est le premier mobile et le nerf principal. »
Le malheureux Damon, que l'Intérêt assiége,
Ne peut plus résister, et tombe dans le piége;
Ses moutons et Philis, objets de ses plaisirs,
Sont effacés soudain par de nouveaux désirs.
Ce champêtre séjour lui devient insipide;
Des grandeurs et des biens sentant la soif avide,
Il abandonne enfin Philis et ses brebis.
<86>Dieu! que devîntes-vous, malheureuse Philis?
Cette amante aussitôt, demi-morte et glacée,
Rappelle son amant d'une voix oppressée;
Ses larmes et ses cris ne peuvent l'attendrir,
L'inconstant, de sang-froid, part sans la secourir;
L'Intérêt l'endurcit, et la Gloire hautaine,
En méprisant Damon, avec elle l'entraîne.
Que d'attraits séduisants n'a pas la nouveauté
Pour un jeune pasteur dont la simplicité
Sort novice et sans fard des mains de la nature!
Incertain sur le choix, il erre à l'aventure,
Le désir de briller et d'acquérir un nom
Des neuf savantes Sœurs le rend le nourrisson;
Sans cesse il se dépeint ses hautes destinées,
Il en veut, par ses soins, rapprocher les années,
Ses rapides travaux abrégent son chemin,
Il passe promptement par le pays latin,
Sans prendre ses degrés sur les bancs d'Uranie;
Secondé dans son vol des ailes du génie,
On le voit au grand jour, publiant ses écrits,
Se placer parmi vous, messieurs les beaux esprits.
Mais la fureur des vers et la rage d'écrire
Font hurler contre lui la mordante satire;
Il voit dans ses censeurs un peuple de jaloux,
De ce genre de gloire il ressent les dégoûts,
Et blâmant hautement son ardeur téméraire,
Fatigué de leurs cris, il apprend à se taire.
Damon quitte le Pinde, et des desseins plus hauts
L'élèvent au théâtre où brillent les héros;
Il vole sur les pas de Mars et de Bellone,
Il venge sa patrie, il raffermit le trône,
<87>Il brave les périls, il cherche les hasards,
Il conduit les assauts, il force les remparts.
Il reçoit ce bâton qui tourne tant de têtes,
Et ses combats nombreux sont suivis de conquêtes;
Quelques membres de moins, quelques succès de plus,
Damon serait l'égal du vainqueur de Brutus.
Mais on brigue, on conspire, et l'implacable envie
Répand avec fureur ses poisons sur sa vie;
Du front victorieux de ce jeune guerrier
Elle vient arracher le superbe laurier.
De ses exploits, dit-on, il n'est point le mobile,
Des rivaux ignorants le font paraître habile;
Si l'État par son bras a pu se soutenir,
D'un aussi grand service il faudra le punir;
Ses vertus du ministre ont allumé la haine,
Encore une victoire, et sa perte est certaine;
Qu'il répande pour nous son sang dans les combats,
Ce sang augmentera le nombre des ingrats.
On l'accuse, et ces bruits volent de bouche en bouche;
Le courtisan malin et le guerrier farouche
Divulguent au hasard ces propos dangereux,
Et le peuple idiot est abusé par eux.
Ah! Damon, quelle épreuve! ambition trompeuse,
Telle est de tes héros la récompense affreuse.
Quand même leurs exploits semblent se surpasser,
Souvent un envieux les fait tous éclipser.
Damon, dont l'imposture ose obscurcir la gloire,
Déçu de son espoir au sein de la victoire,
Perdu par ses jaloux, lorsqu'il vengeait l'État,
Quitte, plein de dépit, le métier de soldat.
<88>Mais dans ce désespoir l'ambition altière
Lui fait tourner ses pas vers une autre carrière;
Il paraît tout à coup au fond d'un cabinet,
Griffonne des traités, met des projets au net :
Mais ce moderne Atlas, croyant porter l'Europe,
Devient sombre, rêveur, défiant, misanthrope.
Damon, comme soldat, fut simple dans ses mœurs,
Il se livra, ministre, aux vices des grandeurs.
Lorsque la politique, adoptant le sophisme,
S'imbut des trahisons du machiavélisme,
On ne vit que fripons, que fourbes, que menteurs,
Que ministres trompés et ministres trompeurs,
On proscrivit l'honneur par ces fausses maximes,
Et l'art de gouverner fut l'école des crimes.
Cette corruption, qui l'infecte soudain,
Rend Damon soupçonneux, double, dur, inhumain;
Ivre de son pouvoir et plein de son système,
Il ne voit, ne connaît, et n'aime que lui-même.
Ce n'est plus ce berger gai, modéré, content,
Qu'un sort doux, mais uni, rendait compatissant;
C'est un riche écrasé du poids de sa richesse,
Qui porte au fond du cœur le dégoût, la tristesse.
Il aime son aisance, il trouve des travaux;
Il cherche des amis, il trouve des rivaux;
Il doit de l'avenir deviner le mystère :
L'événement douteux lui devient-il contraire,
Le public, prévenu contre l'infortuné,
Par un arrêt cruel l'a soudain condamné;
Tandis qu'il se consume à supporter ses peines,
Le temps, qui détruit tout, déjà glace ses veines.
<89>Comme l'on voit souvent de jeunes libertins
Aux bachiques excès consacrant leurs festins,
Quand un sommeil heureux a cuvé leur ivresse,
Recouvrer au réveil l'esprit et la sagesse;
Ainsi, de son erreur rejetant le poison,
Damon retrouve enfin sa première raison;
Il maudit l'intérêt, la gloire et sa folie,
Et reprend ses moutons et sa première vie.
Philis, à son retour, la constante Philis,
Embrassant son amant, vit ses vœux accomplis;
Damon jouit en paix d'une heureuse vieillesse,
Et goûta des plaisirs que donne la sagesse.
Heureux qui, du bon sens pratiquant les leçons,
N'abandonna jamais Philis et ses moutons!
Les frivoles faveurs que fait la renommée
Sont quelques grains d'encens qui s'en vont en fumée;
Un corps sain, des amis, l'aisance, un peu d'amour,
Sont les uniques biens du terrestre séjour.
Ils sont autour de vous; mais, semblable à Tantale,
L'onde en vain se présente à sa lèvre fatale.
Le vrai bonheur est fait pour les cœurs vertueux.
Allez donc maintenant, avare, ambitieux,
Follement vous bouffir de pompeuses chimères.
Nos fortunes, mortels, ne sont que passagères :
Tel possède aujourd'hui de superbes jardins,
Qui seront dès ce soir peut-être en d'autres mains.
Ces biens nous sont prêtés, rien n'est sûr, tout varie,
Et le inonde pour nous n'est qu'une hôtellerie;
Le temps emporte tout, les maîtres, les sujets :
Pour des moments si courts pourquoi ces longs projets?
<90>Pourquoi, sans profiter des biens qu'on nous destine,
Nourrir en notre esprit une guerre intestine?
Ah! malheur, à ce prix, à qui veut s'élever!
Mais par tout ce discours qu'ai-je voulu prouver?
Que sur la mer du monde un pilote bien sage
Doit préférer le port aux risques du naufrage.

(Envoyée à Voltaire le 15 avril 1740; retouchée et envoyée de nouveau au même le 29 novembre 1748.) A Potsdam, le 5 octobre 1749.

<91>

ÉPITRE IV. A ROTTEMBOURG.91-a SUR LES VOYAGES.

J'en conviens, Rottembourg, quoi que l'on en présume,
L'homme est un animal guidé par la coutume;
D'aveugles préjugés son esprit gouverné
Est par un vieil usage aux abus enchaîné;
L'immortelle sottise, allant de race en race,
Maîtrisera toujours la faible populace.
Le siècle la transmet aux siècles à venir,
Tout sot est son sujet; né pour la soutenir,
Il pratique avec soin son ridicule code.
Je ne vous peindrai point les travers de la mode,
Le bizarre pouvoir de ses frivoles droits,
Ses fantasques décrets, ses tyranniques lois,
Ses caprices, ses goûts, son audace effrontée,
Ses changements subits qui la font un protée;
Je compterais plutôt les roses du printemps,
Les épis de l'été, les grappes des sarments,
<92>Et de l'hiver glacé ... mais, sans ce préambule,
Un exemple au grand jour mettra ce ridicule.
Remarquez, Rottembourg, que de pères chez nous,
Malgré leurs cheveux gris n'en étant que plus fous,
Prévenus pour un fils que leur amour protége,
Lui font courir l'Europe au sortir du collége.
Lors même que ce fils est dépourvu de sens,
Pleins de leurs préjugés, ces obstinés parents
Osent nous soutenir qu'ainsi le veut l'usage,
Et qu'ils ont décidé que leur cher fils voyage;
C'est un remède sûr et dès longtemps prescrit,
Qui guérit la cervelle et donne de l'esprit.
Qu'un dieu, fléau des sots, puisse un jour les confondre!
L'air qu'on prend à Paris ou qu'on respire à Londre
Raffinerait-il plus que celui de Berlin
Les fibres engourdis d'un cerveau né malsain?
L'esprit est inhérent et propre à la personne,
Le climat n'y fait rien, la nature le donne;
Un organe bouché ne se formerait pas
Dans les serres où l'art mûrit les ananas.
Ah! verrai-je toujours l'Allemand imbécile,
De ses opinions esclave trop docile,
Penser et raisonner si ridiculement?
Un jour je m'emportais, et leur dis brusquement :
« Avez-vous résolu dans votre frénésie
De vous déshonorer avec votre patrie
En promenant partout sans valable raison
L'opprobre de la Prusse et de votre maison?
Et que diront de nous les nations polies?
Certes leur vanité rira de nos folies;
En voyant arriver ce vol de nos badauds,
<93>Ils nous traiteront tous de Huns, de Visigoths.
Je crois voir des Français qui, secouant la tête,
Diront avec dédain : Ah! que ce peuple est bête!
L'esprit est concentré chez les Parisiens;
Protégeons par pitié ces pauvres Prussiens. »
Ainsi je leur parlai, les raillant sans scrupule,
Des plus fortes couleurs peignant leur ridicule.
De leur opinion rien ne les fit changer;
Et, l'univers entier en dût-il enrager,
Les nations verront promener par le monde
Ce fils, où tout l'espoir de leur maison se fonde.
Soit, qu'il voyage donc, s'il le faut, aujourd'hui :
Je l'attends de pied ferme à son retour chez lui :
Que sait-il? qu'a-t-il vu pendant sa longue absence?
A-t-il l'esprit de Stille,93-a en a-t-il la prudence?
Point du tout, remarquez son plumet incarnat :93-b
De stupide qu'il fut, il est devenu fat;
Et jouant l'étourdi, sans jamais pouvoir l'être,
C'est un lourdaud badin qui fait le petit-maître.
Chrysippe, dites-vous, est un homme prudent;
Son fils qui doit partir a l'esprit transcendant,
Son école est le monde, et le père qui l'aime,
Assuré de ses mœurs, l'abandonne à lui-même.
Avec son esprit vif, joint à tant de talents,
Il ne fréquentera que les honnêtes gens
Et les bonnes maisons ... Dites les dangereuses;
Chez l'abbesse Paris et ses religieuses
<94>Votre phénix des fils décemment introduit
De son zèle dans peu recueillera le fruit;
Au pieux exercice ardemment catholique,
Il en emportera Dieu sait quelle relique,
Qui, macérant sa chair, lui fera ressentir
D'un plaisir passager le cuisant repentir.
S'il passe chez l'Anglais, citoyen de taverne,
Impudent, crapuleux, ce cynique moderne
Prendra tous les défauts de cette nation :
Bizarre et singulier par affectation,
Il fera vanité d'étaler sa folie.
Dieu vous garde surtout, pour comble de manie,
Qu'il ne s'avise un jour d'avoir le spleen par goût,
Et, poussant l'anglicisme insensément à bout,
Pour marque des progrès qu'il fit dans son voyage,
Il ne se pende un jour, à la fleur de son âge.
Si Paris le retient dans un hôtel garni,
Voyez son char superbe artistement verni,
Ses laquais chamarrés, ses festins, sa dépense,
Au cours, à l'opéra sa folle extravagance,
Et pour prix de ses soins, son bien en moins d'un an
Fricassé par Manon, perdu dans un brelan.
Après tant de plaisirs, tant de galanterie,
Que va-t-il faire enfin dans sa triste patrie?
Ce seigneur opulent qui prodiguait son bien,
Puni de ses excès, doit partout et n'a rien,
Et pour lui la fortune ayant tourné sa roue,
Sans laquais, sans carrosse, il trotte dans la boue;
Ses créanciers brutaux, par un arrêt fatal,
L'enverront dès demain crever à l'hôpital.
Mais Posthume, dit-on, doit vous charmer sans doute :
<95>Ce père prévoyant choisit une autre route,
Son fils doit voyager en sage citoyen,
Il a pour conducteur un théologien;
Cet austère Mentor, guidant ce Télémaque,
Saura le ramener innocent vers Ithaque,
Et des séductions garantissant son cœur ...
Suffit, je vous entends; ce dévot gouverneur,
Brutalement savant, sans monde, sans manières,
Déplacé dans le siècle et manquant de lumières,
Aurait besoin lui-même, afin qu'on le souffrît,
D'un maître qui daignât raboter son esprit.
Que peut-il résulter de ce choix ridicule?
Le pupille encloîtré, tenu sous la férule
Par ce cuistre ombrageux de ce dépôt jaloux,
Gardé dans sa maison sous de doubles verrous,
De prisons en prisons voyageant par le monde,
De l'univers entier pourrait faire la ronde;
Il verrait tout au plus les dehors des cités,
Des enseignes, des murs et des antiquités.
Il n'aura fréquenté, grâce au cuistre incommode,
Qu'un nombre d'artisans ministres de la mode;
Et si son plat dévot n'en est point alarmé,
Il verra de ballets un maître renommé,
Qui, jusqu'à l'entrechat portant sa connaissance,
Fera couler ses pas au gré de la cadence.
Le beau monde surtout, qu'on recherche avec soin,
Sera fui du bourru, qui ne le connaît point,
Qui prend Londre et Paris pour des lieux exécrables
Où le ciel doit lancer ses foudres redoutables.
Posthume, je vous plains; il valait mieux, je crois,
Élever votre fils sous vos austères lois.
<96>Voyez comme il paraît sombre, craintif, sauvage,
La honte et l'embarras se lit sur son visage;
Viendrait-il de Paris, cet asile des jeux?
Non, vous m'en imposez, ce fils sort des chartreux.
Ah! l'utile projet! ah! la belle dépense!
Pour le tenir reclus, qu'alla-t-il faire en France?
Que sait-il, qu'a-t-il vu, qu'en fit son directeur?
Mais voyez ses habits, ils sont du bon tailleur;
De ses cheveux tapés l'élégante frisure
D'un toupet arrangé relève la parure,
Il met du grand Passot le génie aux abois,
Ses manchettes d'un pied débordent ses longs doigts.
Eh quoi! pour s'ajuster fit-il ce long voyage?
Qu'on aurait épargné de longueur et d'ouvrage,
Si l'on eût fait venir par le plus court chemin
Cordonnier, et friseur, et tailleur à Berlin!
Un jour leur eût suffi pour orner sa figure.
Croyez-vous que ce fils pourra par sa parure,
Malgré son esprit sec et son cerveau perclus,
Nous faire illusion sur son peu de vertus?
Interrogeons pourtant quelques-uns de ces pères,
De leurs desseins secrets pénétrons les mystères;
Ils ont sans doute un but, et ces sages parents
Auront pensé surtout au bien de leurs enfants.
Dites, lorsque vos fils de leurs coûteux voyages
Reviendront étrangers par l'air et les usages,
Qu'ils seront plus Français, plus Anglais que Germains,
Quels utiles emplois leur préparent vos soins?
S'il faut juger des faits par notre expérience,
Le hasard en décide, et non votre prudence.
Je vois vos voyageurs s'empresser chaque jour;
<97>L'un, juge postulant, se présente à la cour;
Il a pris ses degrés et soutenu ses thèses
A l'université des coulisses françaises;
De crainte que Cujas ne gâtât son cerveau,
Il ne lut que Mouhi, Moncrif et Mariveau;
Il n'est aucun discours que son esprit fertile
N'embellisse d'un trait cité d'un vaudeville.
O le juge excellent! heureux sont les plaideurs
Dont le sort dépendra de pareils rapporteurs!
Le flasque dameret, fils chéri de sa mère,
Jeune athlète énervé des combats de Cythère,
Désire de couvrir ses membres délicats
Du fer et de l'acier dont s'arment les soldats;
Il n'a jamais connu Vauban, Folard, Feuquière,
Mais l'Art d'aimer d'Ovide est son cours militaire.
Cet autre, à son retour, va se mettre à l'écart,
Imite ses aïeux et se fait campagnard;
C'était bien employé d'aller en Angleterre,
Pour s'enterrer tout vif dans le fond d'une terre!
Voilà comme ces fous ont usé de leur temps.
Mais que dirai-je enfin de tant de jeunes gens
Errants comme ce Juif qu'on dit courir le monde,
Qui, livrés aux travers dont leur esprit abonde,
Prirent en voyageant un goût si vagabond,
Et ne pouvant depuis rester à la maison,
Se dévouant par choix aux grandes aventures,
Finirent en fripons tout chargés d'impostures.
L'Allemagne, féconde en plats originaux,
En compte chez les grands des plus fous, des plus sots;
Leur impuissant orgueil, plein de la cour de France,
Imite les Louis par leur magnificence :
<98>Des princes dont l'État contient six mille arpents
Réduisent en jardins la moitié de leurs champs,
Et pour avoir chez eux Marli, Meudon, Versailles,
Oppressent leurs sujets gémissants sous les tailles;
Dans leurs vastes palais on chercherait un jour,
Avant que d'y trouver le prince avec sa cour;
Dix hourets font leur meute, et cent gueux leur armée,
Ils sont nourris d'encens, ils vivent de fumée,
C'est le faste des rois gravé dans leurs cerveaux
Qui hâte leur ruine au fond de leurs châteaux.
Hélas! pour gouverner leurs petites provinces,
Fallait-il voyager et voir tant d'autres princes,
Enfler leur vanité, se rendre malheureux?
Qu'on eût fait sagement de les garder chez eux!
Ces exemples récents ne corrigent personne,
La coutume se suit, soit mauvaise, soit bonne;
L'homme est imitateur sans penser, sans juger;
Comme il voit qu'on voyage, il s'en va voyager.
Une meute dépeint les gens de cette classe,
Elle suit Farfillau, qui la mène et qui chasse;
S'il aboie, aussitôt tout aboie après lui,
Sans connaître le cerf qui devant elle a fui;
Sans savoir où ce chien par sa course les mène,
Ils jappent après lui, ne le suivant qu'à peine.
Nos gothiques aïeux, dans leur grossièreté,
Ignoraient les douceurs de la société;
Les arts qui fleurissaient en France, en Italie,
N'avaient point réchauffé la froide Germanie;
De la Seine et du Tibre ils décoraient les bords,
Le besoin demandait qu'on voyageât alors.
L'Allemagne, depuis, quittant sa barbarie,
<99>Par les arts à son tour à la fin fut polie,
L'urbanité romaine orna toutes les cours :
Mais sans autre dessein on voyagea toujours;
Cet abus, en croissant, allant à la sottise,
Infecta nos vertus des mœurs de la Tamise.
Mais, malgré la coutume et tous ses sectateurs,
Il est des gens sensés au-dessus des erreurs,
Qui, présageant de loin et calculant d'avance,
Pèsent leurs actions au poids de la prudence.
Oui, Varus a raison, il prétend que son fils
Augmente ses talents par des talents acquis,
Et des pays lointains rapporte en sa patrie
De la capacité, du goût, de l'industrie,
Afin que, plus utile à soi-même, à l'État,
Dans l'emploi qui l'attend il serve avec éclat.
C'est ainsi que l'on voit sur des troncs ordinaires
Enter soigneusement des branches étrangères,
Pour recueillir un fruit plus doux, plus excellent;
Ainsi l'heureux Jason revint en conquérant
Rapporter la toison dans Argos sa patrie.
Il faut au voyageur un but et du génie.
Tandis que dans mes vers je vous tiens ce discours,
Je vois de chez Vincent99-a partir de jeunes ours.
Coutume, opinion, vous gouvernez le monde!
Le sage vainement vous attaque et vous fronde.
Il n'est que trop certain, les écarts des aïeux
N'ont jamais corrigé leurs indiscrets neveux.
<100>J'abandonne le monde en proie à sa bêtise;
Maudit soit qui prétend réformer sa sottise!
Qu'on s'abandonne au mal, qu'on s'abandonne au bien,
Voyage qui voudra, je n'en dirai plus rien.
Qu'on suive votre exemple, on aura mon suffrage,
Je condamne l'abus, en approuvant l'usage;
Si tous nos jeunes gens profitaient comme vous,
Je voudrais, Rottembourg, qu'ils voyageassent tous.

A Potsdam, le 11 octobre 1749.

<101>

ÉPITRE V. A D'ARGENS.101-a SUR LA FAIBLESSE DE L'ESPRIT HUMAIN.

Oui, je doute avec vous; j'adopte, cher d'Argens,
La raison qui retient votre esprit en suspens,
Qui, loin de décider légèrement des choses,
Vous fait modestement examiner les causes.
Vous connaissez l'erreur de nos opinions,
L'aveuglement honteux des superstitions;
Je vois entre les mains d'un philosophe libre
Sa balance, en flottant, respecter l'équilibre;
Satisfait de douter, mais craignant d'affirmer,
Les fureurs des partis n'ont pu vous animer.
Fier et présomptueux dans ma tendre jeunesse,
J'aimais à décider, c'était une faiblesse;
Dans un âge plus mûr, j'ai connu mes erreurs,
Mon ignorance extrême et l'orgueil des docteurs;
<102>En songe je volais aux plaines immortelles,
Ouvrant les yeux, j'ai vu que je n'avais point d'ailes;
Je sus me défier d'un esprit inventif,
Curieux mais léger, prompt mais spéculatif,
Qui, créant des erreurs, adorait son ouvrage.
Il me semble, d'Argens, tout étant pour l'usage,
Que nous avons reçu certain degré d'esprit,
Qui, bien que limité, pour nos besoins suffit.
Cet esprit fut pour nous un présent nécessaire,
Et le ciel le devait à l'humaine misère :
Inférieur en force à tous les animaux,
L'homme aurait succombé sous le nombre des maux;
Imbécile en naissant, exposé sans défense,
La mort l'eût moissonné dès sa plus tendre enfance.
Un tissu délié, de fragiles ressorts
Artistement unis composent notre corps;
Contre les aquilons et la bise perçante
Rien ne nous garantit qu'une peau transparente;
Il fallait en tout temps combattre les saisons,
Tondre, filer, ourdir et tramer les toisons,
Charpenter dans les bois, creuser dans les carrières,
Et sur des chars tremblants mener de lourdes pierres.
Mais, sur tout autre soin, il fallait se nourrir,
Expliquer ses besoins, s'aider, se secourir,
Par des sons variés, interprètes de l'âme,
Du feu qui la nourrit communiquer la flamme,
Pour notre sûreté créer des arts nouveaux,
Rendre le fer tranchant, dompter les animaux.
Ainsi sur nos dangers la nature attendrie
A la faiblesse humaine accorda l'industrie.
Mais lorsque notre orgueil sur le bon sens prévaut,
<103>Que notre esprit trop vain veut s'élever trop haut,
Que l'homme veut percer de ses yeux téméraires
La nuit dont la nature a voilé ses mystères,
Son audace frivole, au lieu d'embrasser tout,
De son étroite sphère apprend à voir le bout.
Non, l'esprit, hors des sens, n'a plus d'intelligence,
Nos organes grossiers font toute sa puissance,
Notre raison, sans eux, comme un esquif léger,
Sans boussole et sans mâts, flotte au gré de la mer;
Jouet des aquilons, perdant le port de vue,
Elle échoue aux écueils d'une terre inconnue.
A des absurdités tout système conduit,
En évitant Scylla, Charybde m'engloutit.
Serait-ce donc à l'homme à décider en maître
Sur tant de profondeurs qu'il ne saurait connaître?
Par le rapport des sens et leurs illusions,
Il reçoit des objets quelques impressions;
A l'entendre, on dirait que le maître du monde,
Quand il forma les cieux, quand il abaissa l'onde,
Daigna le consulter sur ces profonds desseins
Qui règlent la nature et fixent les destins,
Et l'orgueilleuse Athène et la savante Rome
Définissaient les dieux, lorsqu'ils ignoraient l'homme.
Est-ce à toi, vil mortel à l'esprit limité,
D'asservir sous tes lois l'immense éternité?
Parle, insecte orgueilleux, qui régis l'Empyrée,
Vois l'abîme des temps et ta courte durée :
Aurais-tu précédé ces siècles si nombreux,
Toi qui ne vis qu'un jour, qui t'engloutis dans eux?
Ton œil, qui peut à peine endurer la lumière,
Prétend percer des cieux la brillante carrière!
<104>Plutôt des humbles champs où s'élève Berlin
L'on pourrait découvrir le superbe Apennin
Que de connaître à fond tous les premiers principes;
Et pour les deviner fussions-nous tous Œdipes,
De cent difficultés cet énigme muni
En petit comme en grand présente l'infini.
Demande à ce docteur ce qu'est la cohérence,
S'il connaît la matière et sa pure substance.
Il avouera que non, mais sans cesse il écrit,
En mots alambiqués, un roman sur l'esprit;
Par un obscur jargon il veut expliquer l'âme,
C'est un souffle, une essence, une divine flamme;
Il invente des mots au lieu de définir,
Et se perd dans sa route au lieu de l'aplanir.
Sur des sujets abstraits sa raison trop stérile,
Voulant être profonde, est tout au plus subtile.
Sait-il donc s'il est libre, ou si la volonté
Obéit en esclave à la fatalité?
Il ne se connaît pas, mais son esprit devine
Que ce vaste univers n'eut jamais d'origine,
Ou prétend expliquer comment Dieu, par trois mots,
Tira l'ordre du sein de l'antique chaos;
Et ce juge éclairé, décidant sans connaître,
Dira comme de rien se peut former un être.
Sait-il ce qu'est le vide, a-t-il pu concevoir
Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir?104-a
Laissons à cet Anglais digne de notre estime
L'honneur d'avoir trouvé par un calcul sublime
Les effets merveilleux nés de l'attraction;
Qu'il daigne m'expliquer ce qu'est l'impulsion,
<105>Et quel est ce pouvoir dont l'effet peut produire
Qu'un corps, pesant sur l'autre, également l'attire?
Le grand Newton l'ignore, et son art n'en dit rien.
Qui poussera plus loin son calcul que le sien?
Dans une région de ténèbres couverte,
Qui de ces grands secrets fera la découverte,
Si cet esprit puissant, fait pour y réussir,
Malgré tous ses efforts n'a pu les éclaircir?
Lorsqu'un enfant d'Euclide avec exactitude
Veut marquer sur un plan les lieux, leur latitude,
Niveler des vallons ou mesurer des champs,
Il éprouve d'abord ses divers instruments;
Son opération dépend de leur justesse.
Cet usage, en effet, est rempli de sagesse.
Si l'on veut raisonner, n'est-il pas de saison
De connaître avant tout quelle est notre raison?
Mais l'homme qui s'ignore au hasard s'abandonne,
Il rejette, il approuve, il décide, il ordonne;
Resserré dans lui-même, un désir curieux
Égare sa pensée et la perd dans les cieux.
Sait-il si la raison est frivole ou solide,
Si son esprit ardent peut se tenir en bride,
Ou si, malgré ce frein, par des écarts fréquents,
L'imagination emporte le bon sens?
Mais l'orgueil dans son cœur respecte sa folie,
Il craint un examen qui toujours l'humilie.
On dirait en effet que notre esprit trompeur,
Froid pour la vérité, s'échauffe pour l'erreur;
Dans cent absurdités sa faiblesse nous plonge,
Du brillant merveilleux le séduisant mensonge,
<106>S'imprimant dans l'esprit avec facilité,
Nourrit de fictions notre crédulité.
Il est comme un miroir dont la glace infidèle,
Loin de peindre à nos yeux une image réelle,
Des rayons qu'il reçoit confondant les clartés,
Défigure les traits qui lui sont présentés.
L'homme ne connaît pas jusqu'où va sa faiblesse;
Au sein de la folie il vante sa sagesse,
Enivré d'amour-propre, il chérit ses talents,
Et de sa propre main se parfume d'encens.
Ce n'est point sans raison que mon chagrin l'accuse,
Du matin jusqu'au soir voyez comme il s'abuse :
Qu'un adepte paraisse et promette son or,
Cent dupes du grand œuvre en attendront leur sort;
Leur erreur ne voit pas, du gain trop animée,
Que leur bien, au creuset, se dissipe en fumée.
Qu'un astrologue vienne, et, lisant dans les cieux,
Annonce par son art un avenir fâcheux,
Le peuple, plein d'effroi, rêveur et taciturne,
Tremble pour les malheurs que lui prédit Saturne,
Et croit, pour avertir des grands événements,
Que Dieu daigne troubler l'ordre des éléments.
Quoi! ces astres muets sont-ils donc des prophètes?
Quoi! tout est-il perdu quand on voit des comètes?
J'en sais dont les cerveaux sont vivement frappés
D'esprits et de vampirs autour d'eux attroupés;
Les ombres dans la nuit leur semblent des fantômes,
Sans cesse en frénésie, ils en ont les symptômes,
Et toujours alarmés de spectres effrayants,
Ils accusent les morts des crimes des vivants.
Les superstitieux, encor plus ridicules,
<107>Sur les absurdités n'ont jamais de scrupules.
Combien n'a-t-on pas vu d'habiles imposteurs
Du stupide public cimenter les erreurs,
Sous des mots captieux proférer des oracles,
Par des prestiges vains fabriquer des miracles!
Rassemblons tous les temps, voyons tous les pays :
De Lisbonne à Pékin, d'Archangel à Memphis,
S'en trouve-t-il un seul (je consens qu'on le nomme)
Dont le culte insensé n'ait pas dégradé l'homme?
Oui, l'homme de tout temps fut le jouet honteux
Des grossières erreurs des prêtres frauduleux;
Il a tout adoré, jusqu'à la plante vile,107-4
L'encens fuma jadis devant le crocodile.
O comble de forfaits! nos antiques Germains
Prodiguaient leur encens à des dieux inhumains,
L'erreur leur immolait, pour apaiser leurs haines,
Sur des autels sanglants des victimes humaines.
Du moins le monde, en paix suivant ses visions,
N'avait point combattu pour ses opinions;
Mais, depuis, les chrétiens dans leur sang se plongèrent,
Pour des dogmes nouveaux par fureur s'égorgèrent;
Défenseurs d'une foi qu'ils ne comprenaient pas,
Ces dévots assassins se portaient le trépas,
Et le monde changea pour des erreurs nouvelles
Ses antiques erreurs, sans rien gagner par elles,
<108>Tant dans l'aveuglement le vulgaire plongé,
Ou doute par faiblesse, ou croit par préjugé!
Mais que devient au fond cette raison si vaine,
Reine des animaux, qui fait tant la hautaine?
Je n'y vois que faiblesse et qu'imbécillité,
Le bon sens est captif de la crédulité,
Une erreur singulière est sûre de séduire,
Folard à Saint-Médard a pu nous en instruire,108-a
Le bon sens est voisin du transport insensé,
L'entre-deux par malheur est bien peu nuancé;
Oui, l'âme la plus forte est pleine de faiblesse,
Ce n'est qu'un bon esprit qui voit sa petitesse.
Les hommes doivent tout aux organes des sens,
Leur ministère instruit les esprits impuissants;
Par eux, en combinant, s'acquiert l'expérience,
C'est le seul point d'appui de leur intelligence.
Mais ne jugeant de tout que par comparaison,
Dès qu'ils sortent des sens, ils perdent leur raison;
De leur esprit borné la petite étendue
Ne peut saisir ni rendre une chose inconnue;
De tant de mots nouveaux les sons articulés
Enveloppent des riens en termes ampoulés.
De ce vaste univers atome imperceptible,
Crois-tu que l'infini devait t'être accessible?
Dans tes projets hautains il n'est point de milieu,
Tes destins sont d'un homme, et tes vœux sont d'un dieu.108-b
<109>Tandis que l'aigle atteint le séjour du tonnerre,
La timide Progné vole en rasant la terre;
Ni trop haut ni trop bas prenons un vol moyen,
La prudence le règle et lui sert de soutien.
Non, ne condamnons point cet amour des sciences
Qui remplit notre esprit d'utiles connaissances;
Qu'un sage soit savant, mais loin de s'entêter,
Qu'apprenant à connaître il apprenne à douter,109-a
Et que de sa raison gouvernant la faiblesse,
Dans son propre néant il puise la sagesse.
Un peu d'or pour un pauvre est un immense bien;
C'est apprendre beaucoup de voir qu'on ne sait rien.
De tous les animaux que l'univers enferme,
Chaque espèce a ses lois, ses limites, son terme;
La nature fixa par ses arrangements
Leurs domaines bornés à certains éléments.
L'homme est ainsi qu'Antée, illustré par la Fable :
Sur terre ce géant fut toujours indomptable,
Mais par Hercule un jour dans les airs élevé,
Perdant son élément il périt étouffé.
Il faut, sage d'Argens, s'enfermer dans sa sphère;
Qui pourrait respirer hors de son atmosphère,
Dans l'orbe de Mercure ou bien de Jupiter?
Le paon périt sous l'eau, le dauphin meurt à l'air.
De même notre esprit, sans tenter l'impossible,
Ne doit jamais sortir hors du monde sensible;
C'est l'orgueil, en un mot, qu'il nous faut étouffer.
<110>L'homme est fait pour agir, non pour philosopher.110-a
Nos organes, d'Argens, seraient d'autre fabrique,
Si l'homme eût été fait pour la métaphysique :
Notre esprit, dégagé des terrestres liens,
Pourrait, en s'élevant aux champs aériens,
Y voir ce qu'il suppose et tout ce qu'il ignore,
Ces esprits immortels, ce Dieu que l'on adore;
Nos yeux seraient perçants, nos désirs satisfaits,
On n'aurait plus besoin de microscope anglais.
Point de problème alors, tout serait axiome,
On pourrait disséquer la monade et l'atome,
Et, prenant la nature à l'instant que tout naît,
Décomposer chaque être et savoir ce qu'il est.
L'Éternel nous cacha ces objets des sciences,
Il nous rendit heureux sans tant de connaissances;
Plions modestement nos vœux à ses arrêts,
Du lot qui nous échut soyons tous satisfaits,
Qu'à notre esprit débile et prudemment timide
La modération serve toujours de guide.
Ce fut dans son école où fleurit autrefois
Ce philosophe grec110-5 dont nous suivons les lois;
Ce sage, de l'erreur craignant le bras magique,
Contre elle se couvrit de l'égide sceptique;
De notre faible esprit il connaissait l'orgueil,
Et d'un système adroit le dangereux écueil.
Cicéron, son disciple, au fond de l'Ausonie
Transporta son école et son académie.
<111>Philosophe prudent, généreux sénateur,
Père de la patrie et fléau de l'erreur,
O sage Cicéron, présidez à ma verve,
Soyez mon Uranie et soyez ma Minerve,
Vous, de qui l'éloquence en plein barreau dompta
Le rapace Verrès, l'affreux Catilina;
Qui, retiré depuis dans les champs de Tuscule,
Apprîtes à douter au monde trop crédule,
Et peignant la vertu dans toute sa beauté,
Montrâtes le chemin de la félicité.
Oui, laissons dans les cieux la science sublime,
Travaillons dans le monde à détruire le crime :
Que sert-il après tout à l'esprit curieux
De descendre aux enfers, d'escalader les cieux?
Loin de nous égarer dans ce sombre dédale,
Appliquons notre esprit à l'utile morale :
C'est elle qui, sondant tous les replis des cœurs,
Sans fard ose aux mortels reprocher leurs noirceurs,
Dévoiler leurs défauts, attaquer leurs caprices,
Distinguer hardiment leurs vertus et leurs vices,
Dompter des passions tous les transports outrés,
Changer des furieux en humains modérés,
Nous apprendre à connaître au fond ce que nous sommes,
Et rabaisser les rois jusqu'au niveau des hommes;
C'est elle qui nous fait triompher des revers.
O céleste morale, épurez tous mes vers,
Accordez Épicure avec l'âpre stoïque,
Rendez l'un plus nerveux, l'autre moins tyrannique,
Préparez le chemin qui mène à la vertu :
Plus on l'adoucira, plus il sera battu.
<112>Tant que la destinée et sa vicissitude
Prolongera mes jours, j'en ferai mon étude,
Et sans perdre à connaître un temps fait pour jouir,
Des Cartes ni Leibniz ne pourront m'éblouir.

<113>

ÉPITRE VI. AU COMTE GOTTER.113-a COMBIEN DE TRAVAUX IL FAUT POUR SATISFAIRE DES ÉPICURIENS.

O comte fortuné, qui dans l'indépendance
Jouissez en repos des fruits de l'opulence,
Fils chéri de Bacchus et de la Volupté,
Nourri dans le berceau de la prospérité,
L'instinct vaut à vos yeux toute philosophie,
Vous mettez à profit les douceurs de la vie;
Dans les bras des plaisirs, sans vous charger de soins,
Vous laissez aux mortels pour vos nombreux besoins
Épuiser leurs talents, les arts et l'industrie.
Dans la pompe des rois votre grandeur nourrie
Ignore les détails qui vous rendent heureux;
Si vous y descendez, c'est d'un air dédaigneux,
Ou c'est pour mépriser un ouvrier vulgaire,
De vos différents goûts esclave mercenaire.
Vous prétendez sans peine avoir tous les plaisirs,
<114>Ordonner et d'abord contenter vos désirs;
Trop promptement lassé par un luxe ordinaire,
Il vous faut du nouveau dont l'attrait vous sait plaire,
Par des raffinements ressusciter vos goûts,
Recourir à la mode, invention des fous.
Quel terrible embarras de servir votre table!
Souvent votre Joyard114-a veut se donner au diable
Pour inventer des mets, dignes dons de Cornus,
Sous leurs déguisements à peine encor connus;
Et vous n'apercevez sous tant de mascarades
Que pâtés, hachis fins, farces et marinades,
Vous ne connaissez plus la chair qui vous nourrit,
Satisfait d'assouvir votre avide appétit.
Mais promptement puni d'un excès qui vous flatte,
Il faut avoir recours aux enfants d'Hippocrate,
Et réduire à la casse, à la manne, au séné,
D'un appétit glouton le goût désordonné.
Tels sont tous ces repas goûtés dans l'indolence,
Où l'ennui, compagnon de la magnificence,
Souvent jette au hasard ses languissants pavots,
Fait bâiller l'enjouement et glace les bons mots.
Tandis que les festins, le luxe et la paresse
De vos sens émoussés séduisent la mollesse,
Qu'il en coûte aux humains pour contenter vos goûts!
Que de bras occupés à travailler pour vous!
Regardez ce spectacle, et souffrez que ma muse
De leurs nombreux travaux un moment vous amuse :
Ces objets ne sont bas que pour des ignorants.
Cet immense univers, ces divers éléments
Fournissent vos repas; la féconde nature
<115>Réserve ses faveurs aux enfants d'Épicure :
Nos ruisseaux, nos étangs vous donnent leurs poissons,
L'air donne ses oiseaux, la terre ses moissons,
Et la mer vous présente, en fouillant ses abîmes,
Ces monstres recherchés, malheureuses victimes
De la voracité des célèbres gourmets.
Mais laissons pour un temps tous ces étranges mets,
Ces turbots, ces pouparts, et ces ragoûts bizarres,
Moins bienfaisants, moins bons que singuliers et rares;
Loin de l'art des Nevers115-a et du raffinement,
Considérons ce pain, pur et simple aliment
Qui sert toujours de base à notre nourriture;
Qu'il coûte de travaux, de soins et de culture!
Voyez ces laboureurs, dès l'aube vigilants,
Qui guident la charrue et cultivent les champs;
Ils éternisent l'art qu'enseigna Triptolème,
Par leurs rustiques mains le grain divers se sème,
On creuse avec le fer, on ferme les sillons,
L'ouvrage a préparé d'abondantes moissons.
En vain sur les guérets l'aquilon souffle et gronde,
Vers le riant printemps la semence féconde,
Se sentant des faveurs de la blonde Cérès,
Germe, pousse, s'élève, et couvre les guérets
De sa plante touffue, en été jaunissante.
Alors le laboureur saisit sa faux tranchante,
<116>Et moissonne à grands coups cette forêt d'épis;
Et l'on voit sur ses pas ses enfants accroupis
Qui, recueillant le blé de leurs râteaux fidèles,
Après l'avoir lié, l'entassent en javelles;
De là le bœuf tardif vers le plus proche lieu
Traîne à pas lents ce poids qui fait gémir l'essieu;
Plus loin, des bras nerveux, forts de leur tempérance,
Par des coups redoublés le battent en cadence,
Et séparent enfin par leurs pesants fléaux
L'aliment des humains de celui des troupeaux.
Voici de nouveaux soins : ce grain que l'on sépare
Par un autre instrument se broie et se prépare;
Il change de nature; une pierre, en tournant,
Opère ce miracle à la faveur du vent;
C'est une poudre fine artistement broyée,
Il faut pour vous nourrir qu'elle soit délayée,
Que la chaleur du four et l'aide du levain
Par un dernier effort la transforment en pain.
Dans vos riches palais, votre fière mollesse
De ce simple aliment dédaigne la bassesse;
Trop loin des laboureurs qui peuplent les hameaux,
Vous couvrez de mépris leurs utiles travaux.
Vous ignorez encor par quel immense ouvrage
Le Français prépara cet excellent breuvage,
Ce vin, que vous buvez d'un air de connaisseur,
Et dont vous nous vantez la séve et la douceur.
Les fertiles coteaux où serpente la Saône
L'ont fait croître et mûrir vers la fin de l'automne;
Le vigneron soigneux en cultiva le plant,
Il donna des appuis au débile sarment,
Il pressa des raisins la liqueur empourprée,
<117>Dans la cuve, en bouillant, de la lie épurée;
Ce jus clarifié, sans mélange, sans art,
Vieilli dans ses vaisseaux, devient ce doux nectar
Dont les flots de rubis colorent votre verre.
Et ce brillant cristal que vous jetez par terre,
Ce vase transparent que vous n'estimez plus
Dans les bruyants transports des plaisirs de Bacchus,
Vous le devez encore à l'industrie humaine.
La cendre, la fougère, et le sable d'arène,
Préparés par les mains d'un habile artisan,
Changent de forme et d'être en un brasier ardent :
Leur composition, de dure et de solide,
Par la vertu du feu soudain devient fluide;
L'ouvrier, en soufflant par un tube de fer,
Dilate cette masse et la gonfle par l'air;
Souple au gré du ciseau dont elle est arrondie,
Elle devient cristal dès qu'elle est refroidie,
Et permet aux rayons d'oser la traverser.
Ainsi s'est fait ce verre où l'on vous voit verser
Cette boisson des dieux, cette liqueur riante,
Qui vous fait savourer sa mousse pétillante.
Avec plus d'art encor se font ces grands trumeaux
Dont la glace polie, égale et sans défauts,
Vous rend exactement, comme un portrait fidèle,
Les différents objets qui sont vis-à-vis d'elle.
C'est là, tous les matins après votre réveil,
Sur le choix des atours que vous prenez conseil;
Ce miroir, toujours vrai, règle votre parure,
Il vous fait arranger la fausse chevelure
Qu'on emprunta d'autrui, qu'on boucla tout exprès,
Pour que votre front chauve eût de nouveaux attraits.
<118>Et cet habit superbe, avorton de la mode,
Qui, plus il paraît beau, plus il est incommode,
Vous dérobe sous l'or le drap et sa couleur,
Savez-vous qui l'a fait? Ce n'est pas le tailleur
Qui, toisant votre corps, sur son moule façonne
Le drap auné, coupé, recousu, qu'il galonne.
Examinez ces champs, ces bosquets, ces vallons.
Voyez-vous ce berger qui conduit ses moutons?
Il les tond deux fois l'an; leur utile dépouille
Se convertit en fil, passant sur la quenouille.
Pour en faire une étoffe on monte des métiers,
Minerve dans cet art forma les ouvriers;
Que d'hommes occupés, et que de mains adraites
Sur la trame avec bruit font voler les navettes!
Un nouvel univers nous fournit la couleur
Qui fait perdre à ce drap sa malpropre blancheur;
Des couleurs de l'iris on a l'art de le teindre,
Pour lui donner du lustre on emploie un cylindre
Qui de son poids égal en roulant l'aplatit.
Par ces travaux s'est fait le drap qui vous vêtit.
O triomphe de l'art et de l'adresse humaine!
Ces tableaux sont tissus d'or, de soie et de laine,
Un élève d'Apelle en donna le dessin,
Corrége et Raphaël conduisirent sa main;
Ces contours, ces couleurs animent la tenture,
La haute lisse exacte égale la peinture.
Oui, Mercier,118-6 ton aiguille, à l'aide du fuseau,
Peut concourir au prix qu'on destine au pinceau;
Tout personnage a vie, il agit, il s'élance,
Le lointain fuit des yeux, aidé par la nuance;
<119>Ces ouvrages parfaits, poussés au clair-obscur,
Couvrent dans vos palais la nudité du mur.
Vos yeux pour leurs beautés sont pleins d'indifférence.
A quoi servent ces biens sans goût, sans connaissance?
Il faut avoir sur eux quelque érudition,
Ou bien point de plaisir dans leur possession.
Ah! si dans vos grands biens vous voulez vous complaire,
Qu'un sentiment plus fin sur les arts vous éclaire;
Ajoutez au bonheur un goût plus raffiné,
Apprenez à connaître, ô mortel fortuné!
De quel prix est pour vous l'industrie et l'ouvrage;
Du moins à ces travaux donnez votre suffrage.
Mais je parle des arts du ton d'un amateur.
La moindre attention lasse votre grandeur,
Vos sens sont engourdis, vous sortez d'une fête,
Les vapeurs du dîner vous montent à la tête.
Vous allez digérer dans un profond repos,
La mollesse déjà vous couvre de pavots;
Vous allez vous livrer, fatigué de la table,
Sur ce sofa commode, au sommeil délectable.
Ou bien, sans y penser, je vous vois parcourir
Des obscènes romans, ennuyeux à mourir,
Œuvres qui de nos temps dénotent les misères,
Et partagent le sort d'insectes éphémères;
Vous lisez ces écrits, de votre propre aveu,
Pour tuer les moments jusqu'à l'heure du jeu;
Cette heure sonne enfin, votre carillon chante.
Savez-vous comme on rend cette montre agissante,
Par quels moyens secrets ses ressorts différents
Travaillent de concert à mesurer le temps?
Comment sur son cadran, en tournant en silence,
<120>L'aiguille, en vous marquant le moment qui s'élance,
Aidé du carillon dont le bruit retentit,
Du matin jusqu'au soir, comte, vous avertit
De la fin de vos jours dont le terme s'avance,
Et de ce temps perdu par votre nonchalance?
Mais tout est préparé, votre jeu vous attend,
Votre front s'éclaircit, votre cœur est content;
En vain l'obscure nuit baisse ses sombres voiles,
L'industrie a pour vous inventé des étoiles
Qui de votre salon chassent l'obscurité,
Et ravissent les yeux par leur vive clarté;
Ici d'un jeu nouveau l'amusement s'apprête,
Vous comptez sur le sort qui règne à la comète.120-a
Ces cartons par Müller120-7 timbrés, bariolés,
Sont par vos doigts adroits rapidement mêlés,
Et leurs combinaisons, que le hasard amène,
Règlent de votre jeu la fortune incertaine;
Ces louis, ces ducats entassés en monceaux
Vont passer tour à tour à des maîtres nouveaux.
Mais d'où vous vient cet or, ce métal pur et rare?
Qu'importe, dites-vous, quel climat le prépare?
On ne l'a point creusé dans ces monts sourcilleux
Qui non loin de Goslar s'élèvent jusqu'aux cieux;
Leur stérile tribut, dont on se glorifie,
N'enrichira jamais la vide Westphalie.
Ah! cher comte, apprenez, à votre étonnement,
Les prodiges qu'on doit au pouvoir de l'aimant :
<121>De ses propriétés la vertu découverte
Aux sciences montra plus d'une route ouverte,
L'art à ses vérités joignit l'invention,
Le fer obéissant connut l'attraction,
Et, frotté par l'aimant, on vit l'aiguille habile
Vers le pôle tourner sur son pivot mobile.
Un Génois, partagé d'un esprit créateur,
Amant des vérités et rempli de valeur,
Assuré des effets du pouvoir magnétique,
Fonda sur leurs vertus son projet héroïque.
Il fit sur des chantiers construire ses vaisseaux,
Les peuples de Lusus furent ses matelots,
Ses mâts vinrent d'ici, ses voiles du Batave,
Son goudron des climats où naît le Russe esclave,
Et ce nouveau Jason s'embarqua sur les mers,
Résolu de trouver un nouvel univers.
On lève l'ancre, il part, guidé par la boussole;121-a
Il brave tous les vents déchaînés par Éole,
Tous les flots soulevés du fougueux Océan;
Sa proue, en fendant l'eau, s'approche du couchant,
Et, ballotté longtemps entre le ciel et l'onde,
Après un long voyage il trouve un autre monde.
Ferdinand, attentif à d'aussi grands travaux,
Fait du port de Cadix partir d'autres vaisseaux;
De Dieu dans l'Amérique il veut venger la cause,
Les saints sont ennichés sur les bords du Potose,
Les Incas détrônés sont livrés à la mort.
Ainsi l'espoir du gain, l'ardente soif de l'or
Apprit aux Espagnols secourus par Neptune
Sur des bords étrangers à chercher la fortune.
<122>Cortez, le fier Cortez, avec peu de soldats,
Dompta Montézuma, subjugua ses États.
L'Africain consterné122-a voit, rempli d'épouvante,
Approcher de ses bords une ville flottante,
Et huit cents Espagnols lui paraissent des dieux :
Ils portent le tonnerre, ils lui lancent leurs feux,
Des monstres inconnus, des centaures rapides
L'atteignent, en courant, de leurs traits homicides;
Tout se soumet, tout plie, on enchaîne le Roi,
Cortez aux Mexicains fait respecter sa loi.
Ces cruels conquérants, dans ces champs de leur gloire,
Par des meurtres affreux ternissent leur victoire,
Les caciques, les rois sont livrés au trépas.
Depuis, l'astre brûlant de ces riches climats,
En dardant ses rayons sur cette ardente zone,
Ne vit plus de cacique ou de roi sur le trône;
Le peuple avait péri comme ses souverains,
Les fleuves regorgeaient du sang des Mexicains.
Parmi tant de fureurs et tant de funérailles,
On fouillait dans les monts; du sein de leurs entrailles
L'Espagnol retirait ce dangereux métal,
Du vice des humains mobile principal;
Les riches minéraux que recélait l'Afrique,122-b
La dépouille des rois, les trésors du Mexique,
Et tous ces biens acquis par des crimes hardis
Pour enrichir Madrid passèrent à Cadix.
On timbra les lingots, la pièce eut son poids juste,
De Charles122-8 à chacune on imprima le buste,
<123>Ces signes des valeurs reçurent divers noms,
On vit piastres, ducats, pistoles, patacons;
Par les ressorts nombreux qui meuvent le commerce
Ce métal en Europe à pleine main se verse.
Voyez-vous de bateaux ces grands fleuves couverts?
Ils portent nos moissons dans de lointaines mers;
L'Espagnol les reçoit, il nous rend des espèces,
Et de ce troc heureux dérivent nos richesses.
Les tributs du Mexique en Prusse transportés
Entretiennent les arts dans les grandes cités,
Ils font naître le luxe, enfant de l'opulence,
Des villes aux hameaux circuler la dépense;
Le laboureur qui vend le fruit de sa sueur
Du prix qu'il en reçoit va payer son seigneur;
C'est lui qui vous fournit, à force de fatigue,
Ces ducats dont au jeu vous êtes si prodigue.
Jugez, comte, jugez par ces faibles dessins
Des travaux étonnants qu'embrassent les humains;
Je n'ai pas tout dépeint, la matière est immense,
Et je laisse à Bernis sa stérile abondance.123-a
Mais ceci vous suffit, vous voyez les liens
Dont l'avantage égal unit les citoyens,
L'industrie en tous lieux qui s'accroît et s'exerce,
L'ouvrage encouragé par l'appât du commerce;
L'Asie et l'Amérique ont contenté nos goûts,
Nous travaillons pour eux, ils travaillent pour nous.
Méprisez-vous encor ces artisans habiles,
A vous, à leur patrie, au genre humain utiles?
Leurs occupations les rendent vertueux,
<124>Comte, de leur bonheur devenez envieux :
Vos jours semblent plus longs que chez eux les semaines,
Les vrais plaisirs sont ceux qu'ont achetés les peines.
La paresse offre à l'homme une fausse douceur,
Le travail est pour lui la source du bonheur.

<125>

ÉPITRE VII. A MAUPERTUIS.125-a LA PROVIDENCE NE S'INTÉRESSE POINT A L'INDIVIDU, MAIS A L'ESPÈCE.

Non, ne présumez point, sublime Maupertuis,
Que Dieu règle un détail trop au-dessous de lui :
De nos frêles destins, de notre petitesse
Le ciel n'occupe point sa suprême sagesse;
Quoi! notre individu, quoi! nos nombreux besoins
Méritent-ils sur eux de distraire ses soins?
Ce moteur inconnu, cette cause première,
En donnant une forme à l'antique matière,
Aux êtres imposa ses immuables lois :
Vers un centre commun gravitent tous les poids,
Le feu dans l'air élève une flamme ondoyante,
L'eau sans rétrograder suit le cours de sa pente.
Tout genre est limité dans son petit circuit,
D'un pepin de pommier l'arbre se reproduit,
<126>Mais jamais ce pepin ne produira des roses :
Les effets sont toujours les esclaves des causes.
Ainsi l'homme en naissant reçut les passions,
Ces tyrans de son cœur et de ses actions;
Leur empire est connu par des effets semblables :
La trahison naquit des haines implacables;
L'amour à ses douceurs mêle un cruel poison,
Il égare l'esprit et séduit la raison;
Inquiet, soupçonneux, rempli de jalousie,
Il produit la fureur ou la mélancolie;
La colère est subite, aveugle en ses accès,
Et pousse les humains au comble des forfaits.
Nous sommes tous marqués d'un de ces caractères,
Ils ont, vous le voyez, des suites nécessaires :
Un Héraclite pleure, un Démocrite rit,
L'atrabilaire est dur, et l'humain s'attendrit.
Dieu fit ces passions; une main inconnue
Dans un ordre ignoré partout les distribue;
Tant de variétés, tant de destins divers
Par leurs combinaisons décorent l'univers,
Et d'un spectacle usé renouvellent la scène.
Mais l'Être tout-puissant ne se met point en peine
Du rôle que je joue et du sort qui m'attend;
Mon principe m'entraîne, et je suis son torrent;
Si du faîte des cieux il abaisse sa vue,
Il voit d'un œil égal la rosé et la ciguë;
Le grand est son ouvrage, et dans l'immensité
Il sait manifester toute sa majesté.
Dans de vastes desseins ce Dieu peut se complaire,
Mais il est sourd aux cris du stupide vulgaire;
<127>Sans soins, sans embarras, sans peine, sans tourment,
Il sait que la nature, exécutant son plan,
Obéit à ses lois sans leur donner d'atteinte,
Et garde les vertus dont il l'avait empreinte.
Tel, sûr de son ouvrage, un horloger expert
Agence des ressorts pour agir de concert,
Et donne au mouvement son allure constante;
Au principe moteur la montre obéissante
Dans l'absence du maître accomplit ses desseins :
Et tel, ayant posé des principes certains,
Dieu soumit les effets à leurs premières causes :
Sûr des événements, il laisse aller les choses,
Ce qui nous paraît bien, ce qui nous paraît mal,
Tout concourt en effet à son plan général.
Les lois qu'à la matière imposa sa sagesse
Se bornent au devoir de conserver l'espèce,
Tout ce qui se détruit doit être remplacé.
Ainsi le temps présent répare le passé,
Ainsi nous occupons les places de nos pères,
Les aigles, les vautours engendrent dans leurs aires,
Le Rhin fournit la mer du tribut de ses eaux;
Là naissent des forêts, ici des végétaux,
Leur semence diverse, également féconde,
Alors qu'il dépérit, renouvelle le monde;
Mais leur force inhérente et leur fécondité
Ne produit qu'un seul genre à jamais limité.
Connaissez la nature, attentive à l'espèce.
Nos pertes par ses soins se réparent sans cesse.
Par sa fécondité le monde est maintenu,
Et son sein abondant fournit au superflu :
<128>Elle sait que le gland peut reproduire un chêne,
Mais de ces glands perdus elle n'est point en peine,
Qui tombent les hivers, abattus par les vents,
Et sans multiplier pourrissent dans les champs.
Qu'un déluge en été détruise la semence,
Le grain en d'autres lieux revient en abondance;
Que l'Afrique fournisse aux besoins des Français,
Que les champs des Germains nourrissent les Anglais,
Ces objets, grands pour nous, petits pour la nature,
N'importent point au monde, il poursuit son allure.
Voyez, quand le printemps vient déchaîner les eaux,
Que les torrents saxons font enfler nos ruisseaux,
Dans son cours orgueilleux l'Elbe majestueuse
Étendre sur les prés sa fange limoneuse,
Changer en serpentant la forme de son lit,
Couvrir un de ses bords de son onde qui fuit;
Sans égard au terrain, qu'il soit le mien, le vôtre,
Ce qu'elle prend à l'un, elle le rend à l'autre.
Ainsi pour l'univers il n'est rien de perdu,
Mais Dieu ne descend point jusqu'à l'individu :
Il rit de l'homme vain, qui, rempli de lui-même,
Mécontent de son sort, blâme l'Être suprême.
Eh quoi! la taupe aveugle, en son vil souterrain,
Doit-elle critiquer les palais de Berlin?
Peut-elle apercevoir leur immense étendue?
A sa motte de terre elle borne sa vue.
Maupertuis, l'homme est taupe, étroitement borné,
Par l'instinct de ses sens il se trouve enchaîné,
Ses jugements sont faux, ses lumières trompeuses.
Ce campagnard se plaint que des sources bourbeuses
<129>Coulent par le gagnage à travers ses vallons;
Il accuse les dieux; connaît-il leurs raisons?
Ce marais desséché qui forme sa prairie
A l'utile ruisseau doit son herbe fleurie,
Et ses eaux, serpentant par des détours divers,
Par les bouches d'un fleuve enrichissent les mers.
Tels sont nos préjugés. L'homme, d'un regard louche,
Voit et sent vivement le malheur qui le touche,
Mais il n'aperçoit point dans la totalité
Le bien que son mal fait à la société.
Atome imperceptible, insecte qui murmure,
De quel tort te plains-tu? que te doit la nature?
T'avait-elle promis de troubler l'univers
Pour t'épargner des soins, des peines, des revers?
Étouffe ton orgueil qui te rend misérable,
Et souviens-toi toujours du ciron de la fable.129-9
Dans l'ordre général par le ciel arrêté,
Un homme, un État même est à peine compté;
Un empire n'est rien, il disparaît dans l'ombre
De ce vaste univers, de ces mondes sans nombre
Qui nagent dans le vide autour de leurs soleils,
Supérieurs au nôtre ou du moins ses pareils.
Des plus puissants États examinons l'histoire.
J'y vois de grands revers à côté de leur gloire :
La Grèce, jadis libre, esclave des Romains;
La maîtresse des mers et des champs africains,
Par Scipion conquise, abattue et rasée;
<130>Par les Huns et les Goths je vois Rome embrasée;
Ici, tout un pays submergé par les flots,
Là, Marseille livrée aux fureurs d'Atropos;130-a
Tant de vastes États, tant d'immenses colosses,
Ébranlés et détruits par des peuples féroces :
De la vicissitude ils se ressentent tous.
Vous voyez donc que Dieu ne descend point à nous.
Insensible aux fléaux qui ravagent le monde,
Nous n'occupons jamais sa sagesse profonde,
Il voit tout dans le grand où l'homme est englouti.
Oui, dans l'immensité l'homme est anéanti,
Oui, cette vérité, qui blesse une âme vaine,
Par les événements paraît claire et certaine.
Lorsque l'astre des jours, qui règle les saisons,
De ses rayons ardents vient brûler nos moissons,
Et que les cieux d'airain, qu'à grands cris on implore,
Refusent aux mortels jusqu'aux pleurs de l'aurore,
L'État prévoit sa perte, il va manquer de pain;
Le besoin, la pâleur, la misère, la faim,
L'horreur, le désespoir et la mort implacable
Font dans tout le royaume un ravage effroyable.
Si Dieu daignait veiller sur nos faibles destins,
A ces calamités donnerait-il les mains?
Verrait-il de sang-froid le démon de la guerre
Voler d'un pôle à l'autre, en détruisant la terre,
Ces crimes, ces fureurs, ces pays ravagés,
Ces massacres affreux de mortels égorgés,
Tous ces combats sanglants qui nous ensevelissent,
Ces générations qui par le fer périssent?
<131>Malgré tant de fléaux cruels au genre humain,
L'espèce fièrement triomphe du destin.
Qu'un monarque absolu, par des arrêts très-sages,131-a
Proscrive les moineaux qui pillent les villages,
Le mal qu'ils souffriront de sa rigidité
N'approchera jamais de leur fécondité.
Les animaux privés, aux humains serviables,
Ont, pour multiplier, des ressources semblables;
Notre voracité de leur chair se nourrit,
Mais il en naît partout bien plus qu'il n'en périt.
Ce mal contagieux est présent à ma vue,
Qui ravit la génisse au joug de la charrue;
Nos prés semblent déserts, sur nos troupeaux nombreux
La mort appesantit son glaive rigoureux;
Tous les secours de l'art leur furent inutiles,
Nos champs sans leurs travaux vont demeurer stériles,
Le triste laboureur, pensif, désespéré,
Sans toucher son râteau, demeure désœuvré;
Les Français, les Bretons, la vaste Germanie,
La Prusse, tout le Nord et la froide Scythie
Éprouvent de ces maux les cruelles rigueurs.
Mais la mort vainement exerce ses fureurs :
Voici d'autres troupeaux parés de leur jeunesse,
La nature par eux réparera l'espèce.
Cette calamité rappelle à mon esprit
Les funestes fléaux dont la Prusse souffrit;131-b
<132>Citoyens malheureux! ô ma chère patrie!
De votre triste sort mon âme est attendrie.
Le trépas n'épargnait le peuple ni les grands,
Et le royaume en deuil déplorait ses enfants.
Du mal contagieux l'attaque était subite,
De ceux qu'il atteignait la vie était proscrite;
Une chaleur ardente à l'instant les brûlait,
L'haleine leur manquait, la soif les accablait,
Ils buvaient, mais hélas! nos fleuves, dans leurs courses,
Sans éteindre leur soif, auraient tari leurs sources;
Pareils à la fournaise où l'on verse de l'eau,
Leurs entrailles sentaient accroître un feu nouveau,
Leurs yeux étincelaient, leur gorge était aride,
Leur langue desséchée et leur couleur livide.
L'un vers l'autre en tremblant ils étendaient les bras,
Ils portaient sur leur front l'arrêt de leur trépas;
Ces cadavres vivants, dans des douleurs affreuses,
Sentaient couvrir leurs corps de taches venimeuses,
De ces charbons crevés sortait un poison noir,
Ils mouraient dans les cris et dans le désespoir.
O temps infortunés! ô temps vraiment funestes!
Il n'était plus alors de Nisus ni d'Orestes,
Les nœuds de l'amitié, ceux de la parenté,
Rien ne pouvait lier le peuple épouvanté.
Faut-il le rapporter? ô comble de nos crimes!
On fuyait lâchement ces plaintives victimes
Qui sentaient les fureurs de la contagion;
On les laissait mourir sans consolation.
La faim à tant de maux vint joindre sa souffrance,
Alors de tous les cœurs disparut l'espérance.
<133>Peignez-vous, s'il se peut, les horreurs de ces temps :
Les places, les maisons pleines de nos mourants;
Là, le frère expirant sur le corps de son frère,
Le cadavre du fils couvrant celui du père;
Là, les tristes sanglots et les cris douloureux
Des lamentables voix qui s'élevaient aux cieux.
Voyez ce tendre enfant qui tette à la mamelle :
Il prend sans le savoir une boisson mortelle,
Sa mère défaillante et manquant de secours
Veut même en expirant lui prolonger ses jours.
Figurez-vous ces morts privés de sépulture,
Et représentez-vous l'odeur infecte, impure,
Qu'exhalaient dans les airs tant de corps empestés,
Ces passants par l'odeur à l'instant infectés.
Nos sens n'étaient frappés que d'objets lamentables;
O jours trop désastreux! spectacles effroyables!
A la sombre lueur d'un funèbre flambeau,
Une famille entière est conduite au tombeau,
Et tous ceux qui lui font cette faveur dernière
Dans peu sont tous portés au même cimetière.
Là des monceaux de morts on détournait ses pas;
Où fuir? hélas! partout on trouvait le trépas;
La mort, jusqu'aux saints lieux insultant tout asile,
Fit un sépulcre affreux de cette triste ville,133-10
La peste avait juré la mort des Prussiens;
Il nous restait si peu des anciens citoyens,
Par les meurtres nombreux qu'avait commis sa rage,
Que ce pays désert semblait un champ sauvage.
<134>Soit que la peste alors, lasse de ses fureurs,
Terminât de nos maux les funestes horreurs,
Ou soit quelle perdît par ce ravage insigne
De son poison mortel l'influence maligne,
Le mal finit enfin, et sous un règne heureux,134-11
La Prusse répara son destin malheureux.
Le peu de citoyens qui des maux échappèrent,
Secondés par le temps, depuis la repeuplèrent;
La nature attendrie, attentive à nos jours,
Sous le nom de l'amour vint à notre secours;
Tout le peuple nouveau dont la Prusse est remplie
Au pouvoir de ce dieu doit compte de sa vie,
Et l'on n'aperçoit plus dans ces heureux États
Les traces qu'imprimait la fureur du trépas.
Si ces calamités troublaient l'ordre des choses,
La main du Tout-Puissant arrêterait leurs causes;
Mais ce qui nous paraît un malheur capital
N'est rien, quand on le voit d'un coup d'œil général.
Que cette vérité, quoique dure et sévère,
Ne nous éloigne point du plaisir nécessaire;
Le sage gagne à tout : l'école du malheur
Lui sert à mieux sentir le vrai prix du bonheur;
Il sait à quels dangers l'expose sa nature,
Dans des jours fortunés disciple d'Épicure,
Dans des jours désastreux disciple de Zénon,
Pour tous les cas prévus il arme sa raison.
Oui, tels sont nos devoirs; respectons en silence
Ces lois qu'à l'univers donna la Providence,
<135>De notre esprit borné redoutons les erreurs,
Craignons de décider sur tant de profondeurs,
Et soyons assurés, malgré nos catastrophes,
Que le ciel en sait plus que tous les philosophes.

<136>

ÉPITRE VIII. A MON FRÈRE FERDINAND.136-a SUR LES VŒUX DES HUMAINS.

Tous les hommes sont fous. Platon, dans son erreur,
Leur donna la raison, et leur fit trop d'honneur.
Un triste instinct les porte à la vicissitude,
Leur vie est le tableau de leur inquiétude;
Empressés d'obtenir, lassés de posséder,
Leurs vœux et leurs destins ne sauraient s'accorder.
J'aime à voir tel qu'il est l'homme et son caractère,
Et l'exemple d'autrui sur mes défauts m'éclaire;
Oui, le cœur des humains, ce fidèle miroir,
Nous peint tous dans le vrai, si nous voulons nous voir.
Un jour, en raisonnant, je traversais la ville,
L'esprit tout occupé, suivi de Théophile;
Le hasard me mena du côté du jardin.
Un peuple d'importuns remplissait le chemin,
De mille voix en l'air le discordant mélange
Nous annonçait de loin la multitude étrange
Qu'assemblait en ces lieux l'esprit d'oisiveté.
<137>Aussi désœuvré qu'eux, ma curiosité
Nous entraîna tous deux vers la foule bruyante :
Les fous sont pour un sage une leçon puissante.
Nous pénétrons ces flots l'un par l'autre pressés,
Se heurtant, se fuyant, poussés et repoussés,
Et, portés par la foule au fort de la mêlée,
Nous voilà des secrets de l'absurde assemblée.
Un jeune fou disait, parlant vite et très-haut :
« Puisse-t-il plaire au ciel d'allumer au plus tôt,
Qu'importe au sud, au nord, en quel lieu de la terre,
Pour exaucer mes vœux, une sanglante guerre!
On connaîtrait alors le prix que nous valons;
Loin de nous consommer, ainsi que nous faisons,
Dans les honneurs obscurs des grades subalternes,
On connaîtrait en nous des Eugènes modernes. »
Deux jeunes officiers se parlaient sur ce ton;
Un poil follet à peine ombrageait leur menton.
Au même instant arrive une foule nouvelle
Dont l'épais tourbillon nous entraîne avec elle;
Vingt personnes au moins, croyant se réjouir,
Se parlaient à la fois, sans penser, sans ouïr.
Ce flux impétueux qui vient et nous inonde
Se dissipe à l'instant et se perd comme l'onde;
Tout change, et nos voisins sont d'autres inconnus,
Alors tout fraîchement dans la foule venus.
Un squelette ambulant me passe et me coudoie,
Disant à son ami : « Dieu, que j'aurais de joie,
Si le ciel bienfaisant, renouvelant ses dons,
Daignait me départir deux vigoureux poumons!
Un siècle tout au moins j'aurais dessein de vivre. »
La toux, en l'étouffant, l'empêcha de poursuivre.
<138>Bientôt d'autres passants s'approchèrent de nous :
Un personnage âgé se distinguait d'eux tous,
Il disait d'un ton sec à l'un de ses confrères :
« Il vous plaît de louer l'ordre de mes affaires,
Mais ne présumez pas que je me trouve heureux,
Tant que les dieux cruels n'exaucent pas mes vœux.
Je les ai conjurés que ma stérile flamme
Pût encor procurer un seul fils à ma femme;
Mes avides neveux désirent mon trépas,
Mes biens accumulés seront pour des ingrats. »
Quelques collatéraux qui près de lui passèrent,
Bras dessus, bras dessous, vivement l'embrassèrent,
Et de mille fâcheux qui discouraient sans choix
Le bruyant carillon fit étouffer sa voix.
Nous entendons chanter, on éclatait de rire;
Tous ceux qui de l'amour sentaient le doux empire
Auprès de leurs beautés faisaient les doucereux.
Un homme très-rêveur était tout auprès d'eux,
Il se promenait seul d'un pas grave et stoïque,
En se frottant le front d'un air mélancolique;
Ses yeux fixés sur terre exprimaient sa douleur.
Touché de ses soupirs, ému de son malheur,
Lui promettant mes soins et ma faible assistance,
Je le presse surtout de rompre le silence.
« Ah! puisse Bestusheff périr tragiquement! »
Reprit-il, et soudain me quitte brusquement.
Théophile, à la fin, brûlant d'impatience,
S'écria : « Dieu, quels gens! ah! quelle extravagance!
Partons, et dès demain revenons tous les deux;
Puisse le juste ciel écarter les fâcheux,
Et nous favoriser d'un temps doux et propice! »
<139>« Apercevez du moins quelle est votre injustice,
Vous, dis-je, qui frondez tous ces gens à projets;
Vous en formez ici pour de moindres sujets.
Au lieu de relever les faiblesses des autres,
Il serait plus sensé de corriger les vôtres;
Jouissons dès ce soir de ce charmant jardin :
Le présent est plus sûr que n'est le lendemain,
Souvent un ciel serein se couvre de nuages,
Aux charmes des beaux jours succèdent les orages. »
Mon frère, je vous fais le tableau de nos mœurs.
Voyez ces insensés, en proie à leurs erreurs,
Dévorés de désirs et nourris de chimères,
S'élever follement au-dessus de leurs sphères,
Attristés du passé, dégoûtés du présent,
Fonder sur l'avenir leur espoir inconstant;
D'un bonheur idéal soigneux de se repaître,
Ils vivent dans les temps qui doivent encor naître,
Et vont en étourdis importuner les dieux
De frivoles projets, de vœux audacieux.
Remplissez leurs souhaits, la colère céleste
Ne put jamais leur faire un présent plus funeste.
Mais ouvrons à leurs yeux le palais des destins.
Observez ce concours de malheureux humains
Qui, passant tour à tour de l'espoir à la crainte,
Mécontents de leur sort, au dieu portent leur plainte.
Il leur répond à tous : « Tremblez, faibles mortels;
Renoncez à changer mes décrets éternels,
Connaissez l'avenir, la liaison des choses,
L'enchaînement des faits assujettis aux causes.
Tout obéit aux lois de la nécessité;
Voyez, voilà le Temps, voilà la Vérité,
<140>Ils vont hâter pour vous l'ordre des destinées,
Présenter à chacun le cours de ses années.
Dans l'immense avenir quel est l'événement
Qui peut remplir les vœux de votre égarement?
Quittez les vains projets où votre espoir se fonde,
Vos vœux dans le chaos replongeraient le monde,
C'est par mes sages lois que je l'ai maintenu,
Rien ne doit se changer lorsque tout est prévu.
Les sorts sont partagés, soyez contents des vôtres,
Ceux que vous désirez font les destins des autres,
Et si j'avais été flexible à vos soupirs,
Vous seriez tous punis par vos propres désirs.
Toi, guerrier imprudent, un autre tient ta place.
Vois sa funeste fin, frémis de son audace :
Il aimait les dangers, il cherchait les combats;
Le voilà moissonné par la faux du trépas.
Toi qui du vieux Nestor désires les années,
Peins-toi dans ce vieillard les tristes destinées
Qu'en t'accordant ses jours le ciel te préparait :
Il n'a plus de plaisirs, son bonheur disparaît,
Il vit dans les dégoûts; l'âge, la maladie
Ronge insensiblement la trame de sa vie,
De sa faible raison consume le flambeau,
Et par de longs tourments le conduit au tombeau.
Approche, vieux Crésus, mécontent imbécile,
Possesseur malheureux d'une femme stérile,
Vois-tu chez ton voisin ce fils tant désiré?
C'est un lâche, un ingrat, un fils dénaturé.
Misanthrope absorbé dans tes frayeurs sinistres,
Au lieu d'un Bestusheff, vois deux nouveaux ministres
Plus fiers, plus corrompus et plus entreprenants.
<141>Ah! modérez, mortels, vos désirs violents.
Un ciel toujours serein, un bonheur sans mélange
Était-il fait pour vous, qui rampez dans la fange?
Rien ne vous était dû, j'ai beaucoup fait pour vous;
Ingrats à mes bienfaits, redoutez mon courroux. »
Il dit, et dans l'instant, à ses accents terribles,
Le palais et le dieu devinrent invisibles,
Et ce peuple à projets, détrompé de ses vœux,
Dit en se résignant : Laissons agir les cieux.
Qu'est-ce que nos souhaits? Des plaintes insensées,
D'inutiles regrets, de frivoles pensées,
Des songes turbulents d'un sommeil agité,
Et l'éternel dégoût d'un bien qu'on a goûté.
Notre sort est marqué, l'homme déraisonnable
Veut changer à son gré son arrêt immuable;
Tandis que Jupiter de deux vases égaux
Verse sur les humains et les biens et les maux.
Mortel extravagant, fragile créature,
Prétends-tu renverser l'ordre de la nature
Et jouir d'un bonheur toujours pur et parfait?
Dis-moi, qui t'a promis cet étrange bienfait?
Réponds : pour quels humains les trois Parques sévères
Ont-elles donc sans fin filé des jours prospères?
Consultons, s'il le faut, ces poudreux monuments,
Ces fastes échappés à l'injure des temps,
Fouillons l'antiquité, rappelons la mémoire
De ces illustres morts qui vivent dans l'histoire :
J'en vois comblés d'honneurs, j'en vois chargés de fers,
Et tous ont dans leur vie essuyé des revers.
Crésus se crut heureux; une foule importune
De courtisans flatteurs adorait sa fortune;
<142>Il apprit de Solon, qui lui prédit son sort,
Qu'on ne peut dire un homme heureux avant sa mort.
Cyrus, qui le vainquit et qui dompta l'Asie,
Perdit bientôt après sa fortune et sa vie,
Une femme142-12 mit fin à ses destins heureux.
Le vainqueur de Pharsale, entouré d'envieux,
Au sein de la fortune, au sein de la victoire,
Comblé de biens, d'honneurs, de pouvoir et de gloire,
Arbitre des humains et maître du sénat,
Est à Rome immolé par les mains d'un ingrat.
Je pourrais vous citer l'exil de Bélisaire,
Un Frédéric second errant dans la misère,
Ce roi neuf ans heureux et neuf ans fugitif
Que Pierre à Poltawa vit presque son captif.
Oui, tel est notre sort, nos courtes destinées
Sont tristes dans un temps, dans d'autres fortunées;
Faut-il, pour le prouver, échauffant mes poumons,
D'exemples entassés renforcer mes raisons?
Cette instabilité du monde fait l'essence,
N'en faisons-nous pas tous la triste expérience?
Mais un cœur ulcéré, plein d'orgueil et de fiel,
Se révolte tout haut contre l'arrêt du ciel;
Les choses à ses yeux semblent changer de formes,
Il prend des accidents pour des malheurs énormes.
« Passe que le vulgaire éprouve des hasards,
Mais les gens tels que moi méritent des égards, »
Disait un certain homme ennuyé de l'attente
Du bien qu'il espérait par la mort de sa tante.
Varus est mécontent, il ne sait pas pourquoi,
Mais son chagrin le ronge et lui donne la loi.
<143>Si Plancus fait des vœux, c'est que Plancus s'ennuie;
Il veut des nouveautés qui dissipent sa vie.
Galba, devenu prince, est las de son bonheur,
Il n'a plus de repos qu'il ne soit électeur;
Mais à peine l'est-il, que sa folie extrême
Veut décorer son iront du sacré diadème,
Et mécontent bientôt de cette dignité,
Il envie aux Césars leur vaine majesté;
Ses vœux vont en croissant, il est incorrigible :
Oui, rendre heureux un fou, c'est une œuvre impossible.
O le sage discours que le vieux Cinéas
Fit au bouillant Pyrrhus, qui ne l'écouta pas!
« Quittez ces vains projets dont votre esprit s'enivre,
Apprenez à jouir, c'est apprendre à bien vivre. »143-a
Je suis de son avis, ici-bas tout mortel
Doit jouir du présent, c'est le seul bien réel.
Le temps qui fuit toujours emporte nos années,
En dévorant sans fin nos frêles destinées;
Il s'échappe, il s'envole, et ne revient jamais,
Et notre esprit chagrin, dans ses sombres accès,
Quand le bonheur présent lui pèse et l'importune,
De l'avenir qu'il craint se fait une infortune.
Mais ce triste avenir que l'on veut pénétrer,
Les favorables dieux nous le font ignorer.
Si l'homme était instruit au jour de sa naissance
Des desseins qu'a sur lui la sage Providence,
L'un, prévoyant ses maux, deviendrait furieux,
L'autre, sûr de ses biens, serait trop tôt las d'eux,
Et l'ennui, le dégoût, la tristesse ennemie,
Armant leur désespoir, abrégerait leur vie.
<144>Oui, laissons l'avenir dans son obscurité,
Le ciel l'a de nos yeux prudemment écarté;
Sans murmurer en vain contre la Providence,
Supprimons de nos vœux l'orgueilleuse imprudence :
Que le ciel à son gré dispose des humains,
C'est à nous d'obéir à l'ordre des destins.

A Potsdam, corrigée ce 14 d'août 1749; et corrigée ce 7 d'octobre de la même année.

<145>

ÉPITRE IX. A STILLE.145-a SUR L'EMPLOI DU COURAGE ET SUR LE VRAI POINT D'HONNEUR.

Still, sur le point d'honneur peu de gens sont d'accord :
L'un pense qu'il suffit d'oser braver la mort,
Il pousse un fanatique à faire un crime atroce;
L'ambitieux le croit une valeur féroce
S'emportant sur des riens, facile à s'embraser,
Que la seule vengeance a le droit d'apaiser;
Ce fier ressentiment d'un chimérique outrage
Ressemble à la fureur beaucoup plus qu'au courage,
Rien n'est plus éloigné du véritable honneur.
Nous admirons l'effet d'une utile valeur,
Lorsque dans les combats son ardeur aguerrie
Affronte les dangers pour servir la patrie;
Qui manque à ses devoirs obscurcit ses vertus,
Et ses plus beaux lauriers sont bientôt abattus.
La Suède a de nos jours souffert cette infamie;
Elle, qui subjugua la fière Germanie,
<146>A vu de ses guerriers les cœurs abâtardis
Succomber sous l'effort des Russes enhardis;146-a
La Finlande, témoin de leur honteuse fuite,
Sous un joug étranger naguère fut réduite.146-b
Par un destin pareil, ces fiers républicains
Dont la valeur brisa les fers de leurs Tarquins,
Et noya dans le sang l'idole politique
Qu'élevait dans leurs murs un maître tyrannique,
Virent dégénérer leurs indignes neveux
Et souiller les vertus qui paraient leurs aïeux.
De leurs lâches soldats la déroute fut prompte,
Laeffelt et Fontenoi sont témoins de leur honte,
Le Batave, à la peur indignement livré,
Cherchait dans ses roseaux un asile assuré :146-c
Telle est la lâcheté d'un cœur pusillanime,
La faiblesse est sa honte et la peur est son crime.
Le véritable honneur tient un milieu prudent,
Il n'a point de faiblesse, il n'est jamais ardent;
Assuré de son cœur et maître de lui-même,
Ce n'est pas un vain nom, mais la vertu qu'il aime.
Mais si le point d'honneur cause d'autres effets,
S'il produit des débats, des meurtres, des forfaits,
Sa vertu disparaît, et c'est scélératesse.
Cet excès perd souvent l'indocile jeunesse;
Au violent courroux prompte à s'abandonner,
Elle est sur un seul mot prête à s'assassiner;
L'honneur est dans sa bouche, et pleine d'arrogance,
<147>De ce nom respecté décorant sa vengeance,
Et ne distinguant point dans son aveuglement
L'ennemi de l'ami, l'étranger du parent,
Elle court s'égorger sans avoir l'âme noire,
Et pense par le crime arriver à la gloire.
Les premiers mouvements doivent se pardonner,
L'impétueux courroux ne peut se gouverner;
Mais lorsque de sang-froid, sans haine, sans colère,
Un préjugé cruel que le monde révère
Pour sauver leur honneur oblige deux amis
De combattre en champ clos comme des ennemis,
Qui ne déplorerait qu'un caprice bizarre
Impose à l'honneur même une loi si barbare?
Sont-ce des insensés, sont-ce des furieux
Que ces vengeurs cruels d'un honneur odieux?
Non, c'est un peuple doux, généreux, magnanime.
Qu'un préjugé funeste entraîne dans le crime,
Qui, du ciel partagé d'une rare valeur,
En pervertit l'usage, et la change en fureur.
Arrêtez, malheureux! ayez l'âme attendrie;
Votre sang est trop pur, trop cher à la patrie,
N'en couvrez point la terre où vous vîtes le jour.
Ah! qu'avide de sang l'implacable vautour
Tombe sur la colombe ou sur la tourterelle,
Et, déchirant leur sein de sa serre cruelle,
Disperse dans les bois leurs membres palpitants,
Tous les vautours sont nés pour être des tyrans.
Mais vous, ô Prussiens! vous êtes tous des frères,
Respectez vos foyers, vos pénates, vos pères,
Ces intérêts sacrés qui sont communs à tous;
<148>Arrêtez vos fureurs et suspendez vos coups :
Cette terre, inhumains, qui vous sert de patrie,
Se voit avec horreur de votre sang rougie.
« Verrai-je, ô ciel! dit-elle, égorger mes enfants?
Leurs parricides mains leur déchirer les flancs?
Quel monstre des enfers, quelle affreuse Euménide
Ramène les forfaits que vit la Thébaïde?
Parlez, êtes-vous nés des dents de ce dragon,
Abattu par Cadmus près du mont Cithéron,
Dont le venin semé produisit sur la terre
Un peuple qui périt en se faisant la guerre?
Ne vous ai-je nourris que pour m'abandonner,
Pour trahir votre mère et vous exterminer?
Barbares assassins! si j'ai pu vous produire,
C'était pour vous aimer, et non pour vous détruire;
Épargnez ce beau sang; que mes rivaux jaloux,
Vaincus par vos exploits, périssent sous vos coups.
Oui, signalez contre eux le vertueux courage
Qui, tourné contre vous, n'est qu'une aveugle rage.
Vos duels à mes yeux vous font des meurtriers,
Des mains de la victoire attendez vos lauriers.
Le courage rend-il les humains sanguinaires?
Quel pouvoir avez-vous sur les jours de vos frères?
Quittez de vos fureurs l'affreuse illusion. »
J'applaudis de bon cœur à notre nation,
Lorsque de ses succès présents à ma mémoire
Je me rappelle ici la grandeur et la gloire.
Mânes que je révère, invincibles héros
Dont la haute valeur terrassa nos rivaux,
Souffrez que j'ose orner mes poëmes funèbres
<149>Des noms que vos vertus ont rendus si célèbres.
Si ma lyre eut jamais des sons harmonieux,
Qu'elle m'aide à chanter vos exploits glorieux,
Tant d'ennemis vaincus, tant de traits de clémence.
Les pleurs de la patrie et ma reconnaissance.
Ces faits, que publiera l'auguste vérité,
Seront l'exemple un jour de la postérité;
Elle apprendra de vous comment s'élève l'âme
Lorsque l'amour du bien et la gloire l'enflamme.
Que l'immortalité me prête son burin,
Je vais graver vos noms sur le durable airain.
J'attesterai comment votre ardeur généreuse
Confondit des Césars l'aigle présomptueuse,
Dans combien de combats, sous vos efforts soumis,
J'ai vu plier l'orgueil de nos fiers ennemis.
Illustres fils d'Albert, l'ennemi, de son foudre,
Tous les deux, juste ciel! vous a réduits en poudre;149-a
Mais si vous périssez, c'est sur le champ d'honneur,
Trop dignes149-b rejetons de ce grand électeur
Qui jadis comme vous risqua cent fois sa vie
Pour défendre l'État, pour sauver la patrie.
Cher Finck,149-c ah! Schulenbourg,149-d que je plains votre sort!
Toi, brave Fitzgerald,149-c spectateur de ta mort,
<150>Était-ce donc à moi de fermer ta paupière?
Que ne promettait pas ton illustre carrière,
Si le dieu des combats, de tes exploits jaloux,
N'eût trompé notre espoir en t'arrachant à nous!
Tous ces vaillants guerriers au trépas se dévouent,
Les Anglais sont surpris, et les Hongrois les louent;
Dans ce fameux combat si longtemps disputé,
L'amour de la patrie et l'intrépidité
Les firent triompher, à force de constance,
Des vieilles légions fières de leur vaillance
Qu'Eugène avait su rendre invincibles sous lui,
Et l'Autriche contre eux en vain cherche un appui.
Que dirai-je de vous, héros couverts de gloire,
A qui la Prusse doit sa seconde victoire?
Rien ne vous ébranla; ces perfides Saxons,
Méditant en secret d'infâmes trahisons,
Rompaient les nœuds sacrés d'une triple alliance;
Ils quittaient la Bavière, et la Prusse, et la France;
Jaloux de nos succès, qu'ils ne pouvaient ternir,
Ils fuyaient, et par crainte, et pour nous affaiblir;
Le Lorrain s'avançait vers l'Elbe épouvantée;
Mais par votre valeur son onde ensanglantée
Apprit à l'Océan vos immortels exploits.150-a
Hélas! cher Rottembourg,150-b est-ce vous que je vois
Victime de la mort? Dieu! quel sanglant spectacle!
Aux dieux mon amitié demandait un miracle.
Et Mars vous rappela des portes du trépas;
L'Autrichien sentit le poids de votre bras,
<151>Et vos regards mourants jouirent de sa fuite.
Werdeck151-a et Buddenbrock,151-a ardents à la poursuite,
Dans ces funèbres champs terminèrent leurs jours.
Bientôt151-13 la politique, appelant des secours,
Ligua cent nations qui juraient notre perte;
De leurs soldats nombreux la terre fut couverte,
Et l'on voyait marcher sous l'aigle des Romains
Croates et Saxons, barbares et Germains.
Trop fiers de leurs projets, pleins d'une ardeur extrême,
Ils descendaient déjà des monts de la Bohême;
Un présage trompeur, un chimérique espoir
Et leur présomption leur faisaient entrevoir
De la Prusse aux abois la facile conquête;
Sans songer aux combats, ils réglaient dans leur tête
Le partage des lieux qu'ils croyaient subjuguer.
Que de sang généreux ce jour vit prodiguer!
Schwerin, Truchsess, Düring,151-b vous perdîtes la vie;
Votre sort glorieux est digne qu'on l'envie.
Quoi! sont-ce des dragons,151-b sont-ce des demi-dieux
Qui renversent partout l'ennemi devant eux?
Quel nombre de captifs et de drapeaux signale
De leurs brillants exploits la pompe triomphale!
Ainsi, lorsque les vents déchaînés sur les eaux
Vers le prochain rivage amoncellent les flots,
D'un choc impétueux les digues sont percées,
Les bois déracinés, les maisons renversées,
<152>Et la mer en fureur, s'élançant sur les champs,
Dans leur fuite engloutit leurs pâles habitants.152-a
Invincibles héros, oui, dans ce jour de gloire,
Votre insigne valeur nous donna la victoire;
Que de sang précieux, ô généreux guerriers,
Dans ce jour de carnage arrosa vos lauriers!
Prusse, de tes héros la race est immortelle,
Ce phénix dans tes camps sans fin se renouvelle,
Il naît dans tes périls de nouveaux défenseurs.
Nos ennemis vaincus raniment leurs fureurs;
Sur les monts sourcilleux de la sombre Bohême,
Aux complots meurtriers joignant le stratagème,
Ils formaient des projets dictés par le courroux;
Le nombre était pour eux, la valeur fut pour nous.
Héros qui confondez leur funeste artifice,
O Wedell,152-b notre Achille, et vous, Goltz,152-b notre Ulysse!
A vos bras généreux nous devons nos succès,
Les larmes des vainqueurs arrosent vos cyprès;
Que d'obstacles vaincus par vos cœurs magnanimes!
Les tonnerres d'airain, des rochers, des abîmes,
Des volcans infernaux, des dangers imprévus,
Vingt peuples réunis, tout cède à vos vertus.
Mais quels sont ces héros dont la brillante audace
Affronte dans nos camps les frimas et la glace?
Le Lorrain, qui s'armait au milieu de l'hiver.
Nous portait de ses mains152-c et la flamme et le fer :
« Qu'à nos embrasements Berlin serve de proie,
<153>Faisons de leurs palais une seconde Troie.153-a
Tous leurs fiers défenseurs, dans leurs sanglants combats,
Ont été moissonnés par la faux du trépas,
Le plus pur de leur sang acheta leur victoire;
Tombeaux de leurs héros, vous l'êtes de leur gloire,
Le succès nous appelle, il est temps, vengeons-nous. »
A ces mots nos guerriers, pleins d'un noble courroux,
S'élancent aux combats; les cieux leur sont propices,
Les forêts, les torrents, les monts, les précipices
Que la Saxe étonnée enferme dans son sein,
Rien ne peut s'opposer à leur heureux destin.
Sur ses remparts affreux l'ennemi se rassure,
Il faut vaincre à la fois et l'art et la nature;
Ils volent sur des monts tout chargés de frimas,
Que défendait le feu, le fer et le trépas;
Ils volent, rendez-vous, cédez à leur courage,
Cédez, faibles efforts d'une impuissante rage.
La mort fond sur Bredow153-b par des coups imprévus;
O mort cruelle! arrête, épargne ses vertus.
Des ennemis altiers l'espérance est détruite,
Vers Dresde consternée ils prennent tous la fuite.
Ah! Polentz, Kleist, Rintorf,153-b quels coups vous ont percés!
Vous nous rendez vainqueurs, grand Dieu! vous périssez!
Quel barbare a sur vous porté sa main sanglante?
<154>Il n'est plus d'ennemis, leur rage est impuissante,
La Prusse a triomphé, dans ces fameux combats,
Du terrain, des saisons, du nombre, des soldats,
Et la gloire à vos mains en était réservée.
La patrie, en ce jour par vos exploits sauvée,
Notre triste patrie, en proie à ses douleurs,
Appelle en gémissant ses vaillants défenseurs;
Vos périls l'ont plongée en d'affreuses alarmes,
Et vos lauriers sanglants sont baignés de ses larmes;
Oui, mânes généreux, nos regrets vous sont dus,
Notre reconnaissance égale vos vertus.
Telle est de nos héros la valeur admirable.
Tel est le point d'honneur, pur, simple et véritable,
Fécond en grands exploits, soumis à son devoir,
Utile à sa patrie et doux dans le pouvoir.
L'État fait affronter les périls de la guerre,
Qui sauve sa patrie est un dieu sur la terre;
Par le puissant effort d'un esprit vertueux,
Il perd pour ses parents le jour qu'il reçut d'eux.
Ainsi Léonidas, au pas des Thermopyles,
S'immola pour la Grèce, et rendit inutiles
Les efforts redoublés de ces fiers conquérants;
Son audace étonna la valeur des Persans.
Ainsi chez les Romains le généreux Décie
Pour fixer la victoire abandonna sa vie.
Illustres défenseurs, héros des Prussiens,
Vous avez surpassé ces héros anciens,
Vous serez désormais nos dieux et nos exemples.
Malheureuse jeunesse, accourez à leurs temples,
Abhorrez vos fureurs; loin de vous égorger,
<155>Apprenez que vos jours doivent se ménager.
Si vous osez jamais prodiguer votre vie,
Ainsi que ces héros mourez pour la patrie;
Leurs grands noms dureront jusqu'à la fin des temps,
Autant que l'univers aura des habitants,
Et que l'astre des jours du haut de sa carrière
Dispensera sur eux sa brillante lumière.

(Envoyée à Voltaire au commencement de décembre 1749.) Corrigée à Berlin, ce 9 janvier 1750.

<156>

ÉPITRE X. AU GÉNÉRAL BREDOW.156-a SUR LA RÉPUTATION.

Bredow, l'homme est aux yeux d'un censeur équitable
Un être raisonneur plutôt que raisonnable :
Son esprit inquiet, vain, superficiel,
Embrasse l'apparence et manque le réel;
Sa faiblesse entrevoit, et son orgueil décide.
Est-il rien de plus faux et rien de plus stupide
Que la frivolité de tant de jugements,
Que ces décisions d'ineptes suffisants,
Que tant de tribunaux qui, sans règles ni titres,
Des réputations se rendent les arbitres?
C'est là que la sottise a d'ardents zélateurs;
<157>J'ai vu, discret témoin de leurs propos moqueurs,
Le mérite modeste attaqué sans scrupule,
La folie en crédit, le bon sens ridicule.
Quand, pour les intérêts du Kan son souverain.
Mustapha d'Oczakoff se rendit à Berlin,
Sa barbe, son caftan excitèrent à rire;
Le courtisan moqueur, enclin à la satire,
Rempli de préjugés contre les Musulmans,
Épiloguait leurs mœurs et leurs ajustements;
Les plus polis disaient : Peut-on être Tartare?
Pas un d'eux ne savait que ce peuple barbare,
Quoique de nos habits les siens soient différents,
Avait conquis la Chine et soumis les Persans.
Mais la réflexion les effraye et les gêne,
L'esprit d'un mot plaisant peut accoucher sans peine;
Affectons cet air haut et ce ton suffisant
Dont l'idiot public respecte l'ascendant,
Et nous subjuguerons notre absurde auditoire :
Un sot trouve toujours un plus sot pour le croire;157-a
Une voix imposante, un maintien effronté,
Sont de forts arguments pour le peuple hébété.
Dès qu'un livre nouveau s'étale chez Néaulme,157-b
Nos beaux esprits manques, sur le titre du tome,
Jugent sévèrement l'ouvrage et son auteur;
Tout quartier de Berlin a certain connaisseur
Qui sur ces nouveautés raisonne, dogmatise,
Du vulgaire à son gré gouverne la bêtise.
<158>L'un soutient que Voltaire est dépourvu d'esprit,
Mais que Bähr158-a doit charmer tout lecteur qui le lit,
Qu'Euler158-b en vains calculs met sa philosophie,
Que Maupertuis des dieux parle comme un impie,
Que Sack158-c est amusant et Montesquieu diffus.
Les Grâces, dit un autre, inspirent Heinius,158-d
Haller,158-e à son avis, l'emporte sur Horace,
Et Gottsched doit tenir le sceptre du Parnasse.
Midas jugeait ainsi sur le sacré vallon
Des pipeaux du satyre et du luth d'Apollon.
Qu'heureux seraient nos jours, si tout juge profane
Portait comme ce roi la coiffure d'un âne!
Ah! quel plaisir de voir ces censeurs refrognés
Dans toute leur folie en public désignés!
Mais nous voyons partout fourmiller dans le inonde
De ces louches esprits dont ma patrie abonde.
Virgile avec Segrais158-f s'est trouvé comparé,
Auguste aux Antonins fut souvent préféré;
Des imposteurs mitrés qu'on nomme les saints-pères
<159>Nous ont peint Julien sous les traits des Tibères;
Tout l'univers reçut ces mensonges pieux,
Et Julien passa pour un monstre odieux;
Un sage,159-14 après mille ans, débrouilla son histoire,
La vérité parut et lui rendit sa gloire.
Tout Paris condamna l'auteur laborieux159-15
Qui, dans un parallèle exact, ingénieux,
D'Homère et de Zeuxis compara la science;
Des lettrés étrangers forcèrent ceux de France
A priser cet ouvrage approuvé d'Apollon.
Londres ne connut point la muse de Milton;
Longtemps après sa mort, l'Anglais mélancolique
Aperçut les beautés de son poëme épique;
Si l'ouvrage était bon, il le fut de tout temps,
Mais il faut de bons yeux pour juger des talents.
Je vois que ces écrits et ces pièces nouvelles
Vous semblent dans le fond d'aimables bagatelles;
Vous pensez qu'en payant l'ouvrage à l'éditeur,
Le droit de le juger appartient au lecteur,
Que l'un aime le simple et l'autre le sublime,
Que soutenir son choix n'est pas un si grand crime,
Mais que tous les humains pensent profondément
Lorsqu'il faut décider d'un sujet important,
D'un sujet dont dépend leur fortune et leur vie.
Ah! c'est là, cher Bredow, que paraît leur folie.
Erreur, sur notre esprit jusqu'où va ton pouvoir!
Dans ce siècle éclairé, plein d'un profond savoir,
De nos bons Berlinois la cervelle insensée
<160>Prend la poudre d'Ailhaud160-a pour une panacée;
Aucun d'eux ne connaît l'empirique docteur,
Du remède nouveau téméraire inventeur;
Sans un long examen, qui leur est incommode,
Éblouis par l'espoir, attirés par la mode,
Ils éprouvent sur eux quels seront ses effets.
Ne vous souvient-il plus du règne des sachets,
Fameux préservatif du mal qu'on appréhende,
Aussi sûr que les os d'un saint de la légende?
J'ai vu, Bredow, j'ai vu mes chers concitoyens,
Chargeant de ces sachets leurs cous luthériens,
Dans leur crédulité braver la léthargie,
Et ne plus redouter les coups d'apoplexie.
Faut-il approfondir si le remède est bon,
Si c'est un antidote ou si c'est un poison?
Claudine l'applaudit, Marthe s'en est servie,
Suffit, il faut en prendre, au risque de sa vie.
Sur la fortune enfin on ne voit pas plus clair,
Tant l'esprit des humains est frivole et léger!
Rappelez-vous les temps de Law et du système :
Jadis les bons chrétiens couraient moins au baptême
Que le peuple français, dans ses transports outrés,
S'empressait de gagner de ces papiers timbrés;
La triste vérité, dissipant leur chimère,
Au sein de leurs trésors étala leur misère.
Quoi! Bredow, vous riez de mes raisonnements?
<161>Vous pensez, je le vois, que ces beaux arguments
Ne sont qu'un jeu d'esprit d'une muse badine,
Qui plaisante des sots et de la médecine;
Ces portraits, dites-vous, malignement tracés,
Ne représentent point des citoyens sensés,
Et mes pinceaux, trempés aux couleurs des Ténières,
Peignent d'un peuple obscur les sottises grossières.
Soit, mais ce peuple abject que vous m'abandonnez,
C'est lui qui fait le nombre, et du moins convenez
Que les trois quarts du monde ignorant et stupide
Ne sait pas dans ses choix quel motif le décide.
Eh bien, puisqu'il le faut, plaçons-nous sur les bancs,
Examinons tous deux la raison des savants;
Ces esprits pénétrants, amateurs des sciences,
Sans doute auront acquis de vastes connaissances.
Prenons ce fameux Sack, ce suppôt de Calvin,
Ce zélateur couru du sexe féminin,
Qui deux fois par semaine en style de sophiste
Fulmine l'anathème et proscrit le déiste.
Si le hasard caché qui préside au destin,
Au lieu d'avoir formé sa cervelle à Berlin,
L'avait fait naître à Rome, il serait catholique,
A Péra musulman, et païen en Afrique;161-a
Nourri dès le berceau d'autres opinions,
Il aurait combattu pour ces religions.
<162>De puissants préjugés, sucés dès son enfance,
Offusquant sa raison, font toute sa science;
Par de sombres terreurs ses esprits égarés
Adorent en tremblant des énigmes sacrés.
Ce docteur à son gré gouverne le vulgaire,
Une foule stupide environne sa chaire,
Avec un saint respect l'écoute en sommeillant,
Le croit sans le comprendre, et l'admire en bâillant.
Qu'au sortir du sermon l'auditeur imbécile
Entende un libertin glosant sur l'Évangile,
Il dévore aussitôt ces plaisantes leçons,
Il prend quelques bons mots pour autant de raisons;
Dévot sans examen, libertin sans scrupule,
De chrétien qu'il était, il devient incrédule,
Son esprit inconstant est dépourvu d'appui,
De fragiles roseaux sont plus fermes que lui.
Le peuple veut juger, le docte croit connaître,
Raisonner sans raison, c'est le fond de notre être.
Ne m'allez point citer le sublime Newton,
Qui, s'élevant plus haut qu'Archimède et Platon,
Dit qu'autour du soleil nous faisons une ellipse :
Newton, le grand Newton fit son Apocalypse;
Quoique par son algèbre il calculât les cieux,
Sur saint Jean, comme nous, cet Anglais rêva creux.
Peu m'importe après tout que des savants célèbres
Égarent leur raison au sein de ces ténèbres;
Mais ce qui doit toucher tout homme de bon sens,
C'est la funeste ivresse et les écarts fréquents
D'un peuple mesuré, timide, flegmatique,
Républicain zélé, commerçant pacifique,
<163>Qui, suivant les conseils d'un fripon d'écrivain,
Fit la guerre à la France et Nassau souverain.
A Cologne vivait un fripier de nouvelles,
Singe de l'Arétin,163-a grand faiseur de libelles.
Sa plume était vendue, et ses écrits mordants
Lançaient contre Louis leurs traits impertinents;
Deux fois tous les sept jours pour lui roulait la presse.
Et ses feuillets, notés par sa scélératesse,
Décorés des vains noms de foi, de liberté,
Étaient lus du Batave avec avidité.
De ce poison grossier le succès fut rapide,
Le peuple et les régents suivant leur nouveau guide,
Ces bons marchands, heureux dans le sein de la paix,
Publièrent la guerre en haine des Français.
Si George de leurs bras fortifia sa ligue,163-b
Il ne dut ce secours qu'au pouvoir de Rodrigue.163-c
Ainsi d'un scélérat le vain raisonnement
Devient l'opinion du vulgaire ignorant;
Plein de ses préjugés, il donne son suffrage,
Il approuve, il condamne, il loue, il vous outrage,
Il veut apprécier les grands et les héros,
Sans les avoir connus il reprend leurs défauts.
Quand Mars au front sanglant, par sa funeste escorte,
Du palais de Janus a fait ouvrir la porte,
Dès qu'on voit dans les champs déployer les drapeaux,
Les glaives meurtriers sortir de leurs fourreaux,
<164>Sans savoir la raison de leur haine cruelle,
D'un des rois le vulgaire embrasse la querelle.
J'ai vu de nos Germains le bon sens perverti,
Plein d'un instinct aveugle, embrasser un parti,
De l'Autriche oublier l'insolent despotisme,
En faveur de Thérèse outrer le fanatisme,
Détester Charles sept, Prussiens, Bavarois,
Et du Lorrain vaincu prôner les grands exploits.
O le plaisant projet de ce peuple caustique,
Qui reprend un héros sur l'art de la tactique,
Qui veut juger d'un camp, n'en ayant jamais vu,
Et dispose un combat sans avoir combattu!
Chacun, jusqu'au beau sexe, en ces graves matières
Croit pouvoir décider par ses propres lumières;
Devant son tribunal, ministres, généraux,
Et les rois agresseurs, et les rois leurs rivaux,
Reçoivent leur arrêt en moins d'une minute,
Et la navette en main, l'on juge de leur chute.
Dans cet aréopage on décide des noms,
On élève, on détruit les réputations;
La vertu, les talents, le sceptre, la tiare,
Il n'est rien qu'on épargne en ce siècle bizarre.
Ce digne protecteur des arts et des talents,
A qui la France a dû ses destins florissants,
Colbert, de l'industrie et le moteur et l'âme,
Souffrit après sa mort un traitement infâme.164-a
Louis, qui dans l'Europe étala sa grandeur,
Bienfaisant dans sa cour, terrible à l'Empereur,
Louis, que les travaux, les arts et la victoire
<165>D'un pas toujours égal élevaient à la gloire,
Dès qu'une fois la mort retrancha ses destins,
Son tombeau fut couvert par des couplets malins,
Et le Français léger, enivré de folie,
Du plus grand de ses rois osa flétrir la vie.165-a
Bredow, tel est le peuple et l'idiot public,
Rien ne peut échapper à sa langue d'aspic;
C'est cet étrange oiseau, rempli d'yeux et d'oreilles,
De climats en climats publiant des merveilles,
Qui ne peut assouvir sa curiosité,
Qui confond le mensonge avec la vérité;165-b
L'inquiète cabale et la perfide envie,
La haine, la fureur, l'infâme calomnie,
L'instruisent en passant de faits remplis d'horreurs,
Et bientôt l'univers répète ces noirceurs.
Être blessé du monstre est un mal incurable.
Eh bien, que pensez-vous? l'homme est-il raisonnable
D'employer tant de soins, de peines, de travaux,
D'immoler ses plaisirs, ses jours et son repos,
Pour attirer sur lui les yeux et le suffrage
De ce peuple ignorant, téméraire et volage,
Rempli de préjugés, esclave de l'erreur,
Et du nom des mortels très-faux dispensateur?
O gloire, illusion, cesse de nous séduire,
L'amour de la vertu doit tout seul nous conduire;
Mon cœur doit méjuger, s'il m'approuve, suffit,165-c
J'arrache ces lauriers qu'on me prête à crédit.
<166>Quoi! je voudrais devoir mon nom et mon mérite
Au caprice inconstant d'une foule séduite,
Et n'être vertueux que pour me voir louer!
Que le monde me blâme ou daigne m'avouer,
Je ris de son encens qui s'envole en fumée,
Et du peuple insensé qui fait la renommée.

<167>

ÉPITRE XI. A MA SŒUR DE SUÈDE.167-a

Quelle gloire en ce jour, ma sœur, vous environne!
Vos premiers pas en Suède, en approchant du trône,
Vous ont déjà conduite à l'immortalité.
Ce royaume autrefois si fier, si redouté,
Terreur du Danemark, fléau de la Russie,
Arbitre du Sarmate et maître en Germanie,
Était enfin réduit, à force de malheurs,
A la nécessité d'implorer ses vainqueurs;
Au milieu du sénat une guerre intestine
Lui déchirait le sein et comblait sa ruine;
La Discorde ordonnait, et le peuple animé
Tournait contre l'État son courage enflammé;
Tout paraissait perdu, l'Europe semblait dire :
Voici le dernier jour qui reste à votre empire.
Mais lorsque ce colosse oppresseur du Germain
S'incline vers sa chute et présage sa fin,
Une femme paraît : tout change, tout s'anime,
Le sénat généreux rompt le joug qui l'opprime,
La nation reprend des sentiments plus hauts,
<168>Dignes du grand Gustave et de tous ses héros;
Ces cœurs humiliés, vaincus par la souffrance,
Se remplissent d'espoir, d'ardeur, de confiance :
Les peuples sont toujours ce que les font leurs rois.
Ma princesse a fixé les destins des Suédois,
Toutes les passions se taisent devant elle,
Il n'est plus d'envieux, il n'est plus de querelle,
L'ordre renaît du sein de la confusion,
On sacrifie enfin la haine à l'union.
Qu'Homère vainement vante Penthésilée,168-a
Que Mars guide ses pas au fort de la mêlée,
Des bords du Thermodon aux bords du Simoïs,
Quels que soient son courage et ses faits inouïs,
Des flammes qu'en ces murs la vengeance déploie
Son bras ne peut sauver la malheureuse Troie,
Cette brave Amazone, en ces champs pleins d'horreurs,
Ne combattit cent rois que pour voir des malheurs;
Qu'en vers harmonieux le sublime Virgile168-b
Dans le camp des Latins nous dépeigne Camille,
Dont les faibles secours, les stériles vertus
Ne purent soutenir le bon roi Latinus :
Votre gloire, ma sœur, plus sûre et plus brillante,
Mériterait au moins qu'un Voltaire la chante;
Mon cœur en est ému, j'admire vos exploits,
Mais pour tout exprimer je n'ai termes ni voix,
Le seul pinceau d'Apelle osait peindre Alexandre;
Si ma témérité m'a fait trop entreprendre,
C'est qu'un si beau sujet soutient seul un auteur.
C'est donc vous que je vois à ce point de grandeur!
<169>C'est donc vous qui donnez à la Suède enchantée
Ce feu divin qu'aux cieux déroba Prométhée!
Votre exemple étonnant porte la fermeté
Jusqu'au sein palpitant de la perplexité;
Ce peuple libre et fier, ma sœur, qui vous admire,
Apprend à soutenir l'honneur de votre empire;
Timide auparavant, encouragé par vous,
Il impose silence à ses voisins jaloux,
169-aA ce peuple farouche, insolent et barbare,
Qui combat en esclave et s'enfuit en Tartare,
Et dont l'orgueil, enflé d'un succès passager,
Se flattait hautement de l'espoir mensonger
Que sa férocité, qui fit trembler l'Euphrate,
Dompterait le Suédois ainsi que le Sarmate.
Dans les fonds ténébreux de leurs vastes forêts,
Sous un ciel rigoureux et parmi leurs marais,
Vos lâches ennemis, que la fureur possède,
Osaient forger des fers destinés à la Suède;
On voyait dans leurs ports leurs grossiers matelots
Défier à la fois les Suédois et les flots;
Des glaces d'Archangel au Palus Méotide,
Le démon de la guerre au regard homicide
Assemblait vers Vibourg de rustiques guerriers,
Avides de pillage et non pas de lauriers.
Un monstre que l'enfer vomit sur ce rivage,
Que l'implacable haine allaita de sa rage,
169-bInstruit par la Discorde en cet art criminel
<170>Qu'à Florence enseigna l'affreux Machiavel,170-a
Ce monstre,170-b en soumettant sa molle souveraine,
Près du trône éleva sa fortune hautaine,
Et le Russe tremblant, que ce tyran conduit,
Dans sa stupidité par bassesse obéit.
La noire trahison, la louche perfidie,
Formèrent aux forfaits sa fureur enhardie;
Ce farouche ennemi des plus augustes droits
Veut régner dans le Nord, fouler aux pieds ses rois :

Qui nage dans le sang, eu ravageant la terre,
Infâme précurseur du démon de la guerre,
La Discorde, en un mot, excitant ses fureurs,
S'échappant à moitié des fers de ses vainqueurs,
Répandait dans le Nord ses poisons fantastiques,
Et corrompait les cœurs des altiers politiques.
Les esprits sont troublés; les peuples animés
S'excitent aux combats, l'un contre l'autre armés :
Vous les voyez couvrir, rangés sous leurs bannières,
L'extrémité des champs de leurs vastes frontières.
Ce feu, qui couve encore, est près d'être étendu.
Le ressort préparé par le monstre est tendu;
Un seul moment d'oubli, d'une ardeur indiscrète.
Le maniement grossier d'une main maladraite,
Allait, malgré la paix, de nouveau vous plonger
Dans les convulsions du trouble et du danger.
La Discorde, en voyant prospérer son ouvrage.
D'avance se repaît du meurtre et du carnage;
La barbare, en riant du faible des humains,
Applaudit en secret à ses cruels desseins,
Son succès l'enhardit, l'orgueil qui la possède
La flatte qu'elle peut rappeler en Suède
Ces jours, ces tristes jours qui, confondant les droits.
Sur le trône ébranlé font chanceler les rois.
Ce monstre, redoublant la ruse et l'artifice,
Sous les pas du sénat creusait un précipice;
Toujours accompagné de crimes, de forfaits,
Il foulait à ses pieds l'olive de la paix.

<171>Ses trames, ses complots, ses brigues infernales
Divisent l'univers en puissantes cabales,
Il séduit l'empereur, que dis-je? les Anglais,
Complices de sa rage, ont payé ses forfaits.
Mais lorsqu'on le voit prêt à ravager la terre,
Un dieu dans ses cachots vient renfermer la guerre;
Ce monstre audacieux en gémit de douleur,
Il demeure interdit, en proie à sa fureur;
Rongé par les serpents qui servaient sa vengeance,
Le bonheur des Suédois redouble sa souffrance.
Tel on peint sous l'Etna ce géant renfermé,
Qui, vomissant des feux de son gouffre enflammé,
S'agite, et veut briser sa puissante barrière;
Il brave en ses prisons l'auteur de la lumière;
Mais ce dieu, qui punit ses transports menaçants,
Dédaigne au haut des cieux ses efforts impuissants.
Ce dieu, c'est vous, ma sœur, oui, c'est vous dont l'égide
Pétrifia ce monstre envieux et perfide :
Votre main détruisit ses infâmes complots.
Sans armes, sans secours, sans foudres, sans carreaux,
Il vous suffit d'un mot pour calmer la tempête;
Vous dites, Arrêtez, et la guerre s'arrête.
O Suède! reconnais d'aussi puissants secours.
Si l'ombre de la paix protége tes beaux jours,
Si du joug ennemi Stockholm est préservée,
Bénis du fond du cœur la main qui t'a sauvée.
Auteurs, ne vantez plus dans vos pesants écrits
Les noms d'Elisabeth et de Sémiramis;
Suédois, votre Christine, indigne qu'on la prône,
Par un caprice étrange abandonna le trône;
Déjà mon héroïne a su le soutenir.
<172>Ah! quels engagements, ma sœur, pour l'avenir!
Si dans le second rang je vous vois si brillante,
Parvenue au premier, jugez de mon attente.
Tout prêt à prononcer, on tient les yeux ouverts,
Votre règne intéresse et nous et l'univers,
Il se propose à voir l'Europe réunie
Par les soins généreux de ce puissant génie,
Dont la sagesse égale, asservissant le sort,
Fera l'amour du monde et la gloire du Nord.
Vénus à vos appas aurait cédé la pomme,
Minerve à vos vertus connaîtrait un grand homme.
Vos tranquilles sujets sous votre règne heureux
Diront : « O Prussiens! ô peuple généreux!
C'est vous dont nous tenons cette nouvelle aurore,
Prémices des beaux jours qui la suivront encore;
Nous vous devons la paix, nos biens et nos honneurs. »
Ah! quel plaisir touchant! quels concerts enchanteurs!
Foyers de mes aïeux, ô ma chère patrie!
O quel plus bel éloge et plus digne d'envie!
En respectant vos dons, on chante vos bienfaits;
Nos voisins sont heureux, nos peuples satisfaits,
On ne les entend point murmurer et se plaindre,
Ils savent nous aimer, et ne sauraient nous craindre.
De notre probité ces peuples convaincus
S'empressent d'ennoblir leur sang par nos vertus :
Combien viennent ici nous demander des femmes!
Le tendre dieu d'hymen, en embrasant leurs âmes,
Pour les encourager leur présente à la fois
Cinq exemples fameux des filles de nos rois :
Celles dont s'applaudit l'heureuse Franconie,172-16
<173>Que le Wéser chérit,173-17 que l'Oder déifie,173-18
Vous, enfin, que l'envie admire en frémissant,
Vous, que vos ennemis estiment en tremblant,
Oui, vous, qui contraignez jusqu'au vice lui-même
A rendre hommage en vous aux vertus qu'il blasphème;
La vérité s'arrache à ces cœurs furieux,
Ainsi l'enfer connaît et déteste les dieux.
Si le simple mérite est digne qu'on l'admire.
Quand la beauté s'y joint, il en a plus d'empire :
Le stoïque Zénon, dans sa rigidité,
Aurait connu par vous le prix de la beauté,
Il eût été surpris de se trouver sensible.
Ah! malheur au mortel dont l'âme est inflexible!
La raison ne doit point détruire l'homme en nous,
Quand le cœur s'attendrit, l'esprit en est plus doux.
Oui, j'adore les dieux dans leur plus bel ouvrage,
Je vois dans vos attraits leur véritable image;
Cet hommage si pur et détaché des sens
Se doit, comme aux vertus, aux charmes, aux talents.
Mais tandis que je vois la Suède fortunée
Ne devoir qu'à vos soins sa haute destinée,
Vous le dirai-je ici? l'oserai-je, ma sœur?
C'est sa prospérité qui fait tout mon malheur.
Ah! si j'ai pu chanter votre gloire future,
Je sens en même temps murmurer la nature;
Amitié, don du ciel, sacrés liens du sang!
Si nous devons tous deux nos jours au même flanc,
Parlez enfin, parlez, sentiments d'un cœur tendre,
Rendez compte des pleurs que vous a fait répandre
<174>Ce départ douloureux, cet adieu si touchant.
Accablé de chagrins dans cet affreux moment,
Je vous quittai, ma sœur, m'arrachant à vos charmes;
Que ce triste congé fut arrosé de larmes!
Ce jour pour mon repos fut un fatal écueil,
Ma douleur à jamais en fait un jour de deuil;
Un éternel adieu, ma sœur, quel sort barbare!
Triste nécessité! devoir qui nous sépare!
Fallait-il à mon peuple immoler mon bonheur?
Heureux sont les mortels qui, loin de la grandeur,
Réunissent en paix leur tranquille famille,
Dont un toit peut couvrir, et mère, et fils, et fille!
Satisfaits de leur sort dans leur obscurité,
Le bonheur est le prix de leur simplicité;
Ils ne redoutent point la fortune bizarre,
Et l'abîme des mers jamais ne les sépare;
Les brigues, les complots que forme l'étranger
Amusent leur loisir, loin de les affliger :
Mais surtout, et c'est là ce qui me désespère,
C'est chez eux que la sœur peut vivre auprès du frère.
Quels écarts insensés! où vais-je m'égarer?
Aimons sans intérêt, et sachons préférer
Le bien de nos amis à notre bonheur même.
Je vois sur votre front poser le diadème;
Si la Suède connaît le prix de nos bienfaits,
Ne souillons pas nos dons par d'impuissants regrets,
Étouffons nos soupirs et supprimons nos larmes.
Loin de vous, mais toujours le cœur plein de vos charmes.
Votre félicité fera tout mon bonheur :
Je le préviens déjà, ce siècle de grandeur,
<175>Ce temps où j'entendrai la prompte renommée.
Répétant les accents de la Suède charmée,
Vous nommer à grands cris, en contant175-a vos exploits,
Le modèle du sexe et l'exemple des rois.

A Potsdam, ce 25 de décembre 1749.

<176>

ÉPITRE XII. A PODEWILS.176-a SUR CE QUE L'ON NE FAIT PAS TOUT CE QUE L'ON POURRAIT FAIRE.

Laborieux ami, dont l'esprit pacifique
Dirige le vaisseau de notre république,
Vous, dont l'activité, remplissant mes desseins.
D'un œil toujours ouvert veille sur nos destins,
Ne remarquez-vous pas, en passant en revue
L'Europe, chaque jour présente à votre vue,
Dans des climats divers et parmi tant de lois.
Que, du moine au pontife et des commis aux rois,
Aucun mortel ne fait tout ce qu'il pourrait faire?
Le fils aveuglément suit les pas de son père;
Il n'est aucun état qui ne soit plein d'abus,
On les souffre, on s'en plaint, n'exigeons rien de plus.
Si quelque citoyen, pour l'État plein de zèle,
Ouvre au bonheur public une route nouvelle,
Entrant dans la carrière, il est d'abord lassé,
<177>Et quitte son ouvrage à peine commencé.
Ces mortels adorés dont l'âme magnanime
Servit le genre humain sans briguer son estime,
Qui de tant de bienfaits, d'utiles changements,
Laissèrent après eux d'illustres monuments,
Ces demi-dieux sur terre, avec un esprit ferme,
Voulaient obstinément arriver à leur terme :
La volonté peut tout; qui ne veut qu'à demi
Sort du sommeil, se lève, et retombe endormi.
En tous lieux, en tout genre on voit des gens habiles;
Bien peu d'un si grand nombre ont passé pour utiles,
S'ils n'ont point travaillé pour leur bien mutuel;
La paresse, l'ennui, l'intérêt personnel,
Ont fait évanouir dans leurs âmes communes
Des désirs vertueux dignes de leurs fortunes.
Et qu'importe177-a en effet à la société
Qu'un ministre absorbé dans la prospérité,
Ayant, sans être roi, la puissance suprême,
Pour le bien de l'État trouve un nouveau système,
Si, quittant ce dessein, distrait par cent objets.
Il n'exécute point ses louables projets?
L'un préfère aux travaux les plaisirs de la vie,
L'autre craint en secret de réveiller l'envie,
Et d'entendre crier contre le novateur
Ce peuple, de l'usage aveugle sectateur,
Patron des vieux abus, insensible aux services,
Qui compte les bienfaits pour autant d'injustices;
Un autre dans son cœur des biens sent les attraits,
Immole ses devoirs à de vils intérêts,
Capable de servir l'État et la couronne,
<178>Il ne voit, ne connaît, n'aime que sa personne.
Ces indignes mortels, qui tolèrent nos maux,
Laissent nos lois, nos mœurs et tout dans le chaos;
C'est un plaisir divin de pouvoir tirer l'ordre
De la confusion et du sein du désordre;
Mais quelque sort malin, par des moyens secrets,
Retarde et bien souvent enchaîne nos progrès,
L'intérêt, le dépit, la crainte, la paresse,
Sont les lâches ressorts de l'humaine faiblesse :
L'homme à l'humanité paya toujours tribut,
Guerriers, ministres, rois, aucun n'atteint son but.
Voyez-vous ces guerriers au sein de la victoire
Marquer imprudemment des bornes à leur gloire,
Préparer un pont d'or à l'ennemi qui fuit,
Et de tous leurs travaux perdre eux-mêmes le fruit?
L'amour-propre, avec peu satisfait de lui-même,
Se flatte, s'applaudit, s'élève au rang suprême;
Il caresse un héros, il lui montre ses faits
Par un verre trompeur qui grossit les objets;
Il lui dit : « C'est assez, et votre ardeur guerrière
Dans ce jour mémorable a rempli sa carrière;
Conservez les lauriers dont vous êtes muni. »
L'ouvrage est commencé, qu'il croit l'avoir fini.
Si le vil intérêt d'un ministre s'empare,
Si la corruption de son devoir l'égaré,
Du bonheur de l'État, de l'intérêt public
Il fera sans remords un indigne trafic,
Embrouillera les lois, et se livrant au vice,
Au temple de Thémis il vendra la justice;
Sa voix, dans les conseils organe des voisins,
Fera par artifice agréer leurs desseins,
<179>Et, troublant à leur gré le repos de la terre,
Entraînera l'État dans l'horreur de la guerre :
Un traître s'enhardit de forfaits en forfaits.
Mais vous reconnaissez à ces infâmes traits
179-aDu portrait que je peins l'original coupable,
Ce monstre dont Moscou sent le bras redoutable,
Qui tient un peuple entier sur sa frontière armé,
Et se complaît à voir tout le Nord alarmé.
Tandis que ses complots bravent notre constance,
Que l'Europe en courroux souffre son insolence,
De la fertile Ukraine il voit les champs déserts,
Les vaisseaux à Riga dévorés par les vers,
Les arts abandonnés, l'industrie expirante,
L'antique barbarie à la cour renaissante,
Tous les travaux du Czar pencher vers leur déclin.
Quel abus, cher ami, du pouvoir souverain!
Quelle utile leçon aux ministres, aux princes
Qui, loin de s'occuper du bien de leurs provinces,
<180>Puissants pour leurs voisins, misérables chez eux,
Ont le cœur dévoré de soins ambitieux!
180-aEt quoique leur pays soit beaucoup moins barbare
Que ce repaire d'ours, image du Ténare,
Il n'est aucun État, si policé qu'il soit,
Où pour le bien public la réforme n'ait droit,
Où l'usage et la loi l'un à l'autre contraires
N'offensent du bon sens les préceptes sévères.
« De ces difficultés on sent les embarras,
Mais pourquoi, dites-vous, ne les lève-t-on pas? »
Sachez comme en effet le monde se gouverne :
Ceux devant qui le peuple en tremblant se prosterne,
Élevés dans la pompe et dans l'oisiveté,
D'un ouvrage suivi redoutent l'âpreté;
Occupés de plaisirs, au sein de la mollesse,
Ces fainéants heureux respectent leur paresse;
Les affaires iront selon le gré des dieux,
Tous les événements étaient prévus par eux,
Et le soin que du monde a pris la Providence
De travaux superflus en honneur les dispense.
Leur lâche quiétude adopte ces raisons,
Et perd dans ses langueurs les jours et les saisons;
Ces fardeaux de la terre, engourdis sur le trône,
Insensibles pour nous, tendres pour leur personne,
Semblables par leurs mœurs aux rois orientaux,
Sans procurer le bien, tolèrent tous les maux.
Si la Saxe, autrefois puissante et fortunée,
<181>A vu depuis dix ans changer sa destinée,
Préparer sa ruine, abaisser son crédit,
Ses peuples opprimés, son fonds à rien réduit,
N'en chargez point leur prince, il n'est point tyrannique,
Rien ne peut remuer son âme léthargique;
Condamnez sa faiblesse et son oisiveté :
S'il cause tous leurs maux, c'est sans méchanceté,
Il s'endort sur des fleurs, et ses mains incertaines
De l'État chancelant laissent flotter les rênes.181-a
Avec ces vieux abus, la mollesse des cours,
L'oisiveté des grands, le monde va toujours;
Mais les vices des rois sont la première cause
Que pour le bien public se fait si peu de chose.
Réprimons la satire, épargnons nos égaux :
Ah! serions-nous les seuls exempts de ces défauts?
Avons-nous en tout temps la même vigilance,
Dans nos travaux divers la même prévoyance?
Et n'est-il pas des jours où l'esprit détendu,
Incapable d'agir, demeure sans vertu,
Où, loin d'approfondir le tout ou sa partie,
A peine glissons-nous sur la superficie?
De ma légèreté vous me voyez rougir,
La mort est un repos, mais vivre c'est agir;
Le temps qui fuit toujours aurait dû nous apprendre
Que nos jours sont comptés, qu'il ne faut rien suspendre,
Qu'il faut par les cheveux saisir l'occasion,
Et passer constamment ses jours dans l'action.
<182>La Parque coupe en vain le fil de notre vie,
Nous l'allongeons assez dès qu'elle est bien remplie,
Dès que nous dirigeons au bonheur des humains
L'usage du pouvoir qui repose en nos mains;
A ce but nos desseins doivent tous se réduire,
L'âme est inépuisable et peut toujours produire.
Voyez ces orangers, féconds dans tous les temps :
La séve leur fournit ses tributs abondants;
Ces fleurs, ces pommes d'or qu'ils produisent sans cesse
Semblent nous reprocher notre indigne paresse.
Si je chante en mes vers la mâle activité,
Ne me supposez point follement entêté
De ces esprits ardents qui désolent la terre,
Et par inquiétude entreprennent la guerre.
Non, je n'admire point ce fougueux roi du Nord
Qui, cherchant les travaux, les dangers et la mort,
N'ayant d'autre plaisir que le trouble des armes,
A détrôner les rois trouva ses plus doux charmes,
Et, loin de ses sujets, qu'il ne gouvernait pas,
Conquérait la Pologne, en perdant ses États.
Mais dans un citoyen revêtu de puissance
Je blâme hautement le goût de l'indolence;
Son emploi, son honneur, son plaisir, son pouvoir,
Tout devrait l'animer à remplir son devoir;
S'il est trop négligent, il est un infidèle,
Et la paresse en lui peut être criminelle.
On n'a pas de mérite à s'abstenir du mal,
Être ardent pour le bien, c'est le point principal.
Si l'on daigne approuver qu'un poëme agréable
Orne la vérité des attraits de la fable,
<183>Si la naïveté peut être de saison
Pour adoucir les traits de l'austère raison,
Qu'on me permette ici d'emprunter ses nuances
Pour cacher sous des fleurs l'âpreté des sentences.
Sur le sommet d'un mont de rochers hérissé
Le temple de la Gloire était jadis placé;
Elle promit un prix à ceux dont le courage,
Surmontant ces dangers, viendrait lui rendre hommage.
Un jour, tous ses amants, excités par ce prix,
Tentèrent de monter à son sacré pourpris.
En approchant du mont, les uns, pleins de surprise,
Restaient tout étonnés de leur grande entreprise;
Plus loin, des jeunes gens légers, fous, amoureux,
Allaient cueillant des fleurs pour l'objet de leurs vœux;
D'autres d'un pas timide entraient dans la carrière,
Effrayés du danger, retournaient en arrière,
Et d'autres, fatigués, rebutés, abattus,
Se couchaient sans vigueur sur le roc étendus;
On en voyait plus haut monter avec audace,
Jaloux de leurs rivaux, leur disputer la place,
Au bord du précipice au point de succomber,
Se heurter en fureur, au bas du mont tomber.
Un sage sans envie et sans incertitude,
Par un sentier plus court et même encor plus rude,
Animé par le prix que la Gloire promet,
De rochers en rochers vola jusqu'au sommet;
C'est là qu'il fut reçu dans les bras de la Gloire,
Et son nom fut écrit au temple de Mémoire,
Dans ce livre si court où sont les noms fameux
Des mortels dont le cœur fut ferme et vertueux.
<184>La déesse, approuvant l'effort de son courage,
Lui dit : « Soyez heureux, jouissez du partage
De ces esprits actifs, auteurs, rois et guerriers :
Le repos est permis, mais c'est sous des lauriers. »184-a

A Berlin, ce 28 de décembre 1749.

<185>

ÉPITRE XIII. A MA SŒUR DE BAIREUTH.185-a SUR L'USAGE DE LA FORTUNE.

Du songe des grandeurs l'image évanouie
M'a rendu tout entier à la philosophie;
Évitant les fâcheux, le tumulte et le bruit,
Je profite du temps chaque instant qu'il s'enfuit;
J'achète à peu de frais mille plaisirs champêtres,
J'arrondis des berceaux, je fais tailler des hêtres,
Je lis La Quintinie,185-b et par son art divin
Je change un sable aride en fertile jardin.
Là je me plais à voir pousser, verdir, éclore
Des fleurs que le Midi reçut des dons de Flore;
Mon ami Philémon vient dans ces lieux reclus
<186>Disserter avec moi du prix qu'ont les vertus,
Et lorsque son discours échauffe mon génie,
Je l'enrichis des traits qu'offre la poésie.
Une feuille, une fleur, et de moindres objets
A nos moralités fournissent des sujets,
La nature à nos yeux est pleine de merveilles;
Nous admirons souvent le peuple des abeilles;
O quel plaisir, ma sœur, de les voir travailler
Ce doux suc que l'instinct leur apprit à piller!
De leurs soins mutuels et de leur vigilance
Résulte pour l'essaim la commune abondance :
L'un travaille pour l'autre, et ce miel apprêté
Appartient sans partage à la communauté.
Pourquoi ne suit-on pas, disais-je, leur exemple?
L'homme a lieu de rougir chaque fois qu'il contemple
Cette heureuse union et l'ordre sans égal
Qui concourt en effet à leur bien général.
L'abeille a mieux que nous réglé sa république,
On n'y voit point de mouche altière et magnifique
Refuser à ses sœurs le fruit de ses travaux;
L'orgueil et l'intérêt respectent leur repos.
Fière raison humaine, orgueilleuse folie,
Que de ces animaux l'exemple t'humilie!
Notre cœur endurci méprise les humains,
L'homme change de mœurs en changeant de destins;186-a
Enivré de l'éclat de son bonheur suprême,
Il fuit son origine, il s'ignore lui-même.
Qui dirait, lorsqu'on voit ces grands si dédaigneux,
<187>Que les pauvres sont faits du même limon qu'eux,
Que ces gueux en lambeaux, courbés sous les misères,
Marqués des mêmes traits, sont en effet leurs frères?187-a
L'orgueil les a changés, c'est l'ouvrage du sort,
Du riche au misérable il n'est plus de rapport,
A leur destin commun rien ne les intéresse,
Ce sont des animaux de différente espèce;
Ces loups sans s'émouvoir regardent les faucons
Du sang de la colombe arroser les vallons.
Que je suis en courroux lorsque certaine altesse
Jusqu'aux chevaux, aux chiens prodigue sa tendresse!
On dirait que pour eux le destin l'agrandit,
De sa folle dépense ils tirent le profit;
Ces chevaux superflus s'engraissent à la crèche,
Tandis qu'abandonné, le pauvre se dessèche;
Il nage dans le luxe, il ne vit que pour lui,
Et c'est un songe vain que le malheur d'autrui.
Cet abus, je l'avoue, à tel point m'importune,
Que j'en ai méprisé les grands et la fortune.
« Vous en êtes surpris? repartit Philémon;
Le monde est inhumain, ingrat et sans raison. »
« Pour moi, depuis longtemps j'appris à le connaître,
Jadis de la Fortune on m'a vu le grand prêtre :
Son temple était rempli de sots adulateurs,
L'univers y venait demander des honneurs.
Le courtisan disait : O puissante déesse!
Donnez-moi du pouvoir, afin que j'en oppresse
Un rival odieux qu'on dit de mes amis.
Le roi lui demandait des esclaves soumis,
<188>Un homme du bel air à mine évaporée
Voulait un grand état, une maison dorée;
Un franc dissipateur exigeait un gros bien,
Pour qu'il eût le plaisir de le réduire à rien;
L'avare lui disait : Déesse salutaire,
Donnez-moi bien de l'or, afin que je l'enterre;
Un comte en se dressant criait avec fierté :
Quand parviendrai-je au rang que j'ai tant mérité?
Je n'aurais jamais fait, si de tant de prières
Je voulais rapporter les phrases singulières;
Bref, aucun ne pensait dans ses bizarres vœux
Au noble et doux plaisir de faire des heureux;
Et ma déesse aveugle, inégale et quinteuse,
Sur l'emploi de ses dons nullement scrupuleuse,
Refusait par travers ou donnait sans raison.
La fortune, lui dis-je, est un cruel poison;
Lorsqu'elle a pu remplir l'esprit de sa chimère,
Elle altère le fond du meilleur caractère.
L'homme dans ses transports s'imagine être un dieu,
Il prétend que pour lui l'encens fume en tout lieu;
Ces grands, enorgueillis de leur magnificence,
Pensent qu'ils sont l'objet pour qui la Providence
Fit sortir du néant ces êtres si divers
Qui rampent sur la terre ou volent dans les airs;
Ils se placent eux seuls au centre de ce monde,
Et tout le reste est bien quand pour eux tout abonde,
Tendres sur leur sujet, insensibles pour nous,
Ivres de leur plaisir, de leur grandeur jaloux,
Semblables aux rameaux dont les feuilles stériles
Du tronc qui les nourrit tirent les sucs utiles,
<189>Et, dans un vain feuillage étalant leur beauté,
Laissent les tendres fruits sécher à leur côté.
Est-ce donc pour eux seuls que se filtre la séve
Qui par tant de tuyaux jusqu'aux branches s'élève?
Ah! quelle heureuse main coupera ces rameaux,
Des présents de Pomone injurieux rivaux?
Avec trop de chagrin j'en vois grossir le nombre. »
Philémon repartit, prenant un air plus sombre :
« Peut-être verrait-on plus de cœurs bienfaisants,
Mais ce monde pervers est peuplé de méchants,
Les bienfaits sont payés de noire ingratitude;
Qui fait de la sagesse une profonde étude,
S'il connaît les mortels, ne les servira pas. »
Qu'il est beau, Philémon, de faire des ingrats!
Faut-il, lorsqu'aux vertus un doux penchant nous guide,
Que l'austère raison contre le cœur décide?
O vous, sage Minerve, aimable et tendre sœur!
O vous, qui possédez tous les talents du cœur,
Vous pensez, je le sais, qu'un noble caractère
Ne trouve en sa grandeur de plaisir qu'à bien faire,
Qu'à daigner partager à l'homme son égal
Les faveurs dont pour lui le ciel fut libéral.
Ces colonnes dont l'art d'un habile architecte
Sait orner noblement sa façade correcte,
Ces masses ne sont pas de ces vains ornements
Que la profusion ajoute aux bâtiments;
Mais leur commun concours, leur force réunie
Soutient solidement la façade embellie.
Notre grand édifice est la société,
Tout citoyen concourt à son utilité,
<190>L'embellir n'est pas tout, et, pour le dire encore,
La bonté la soutient, le faste la décore.
O puissante nature! âme de l'univers!
Souffre que tes secrets éclatent dans mes vers.
Ménagère ou prodigue, on te voit toujours sage,
Ton dessein permanent mène tout à l'usage.
Voyez ces réservoirs qui, pour ses grands desseins,
Aux entrailles des monts sont creusés par ses mains;
Les fleuves orgueilleux en ont tiré leur source,
D'un humide cristal ils fournissent la course;
En fuyant de leur sein, jeunes, faibles ruisseaux,
Ils arrosent les prés de leurs fécondes eaux;
Mais bientôt, agrandis, enflés d'eaux passagères,
Ils portent leur tribut à des mers étrangères,
D'où le soleil, après, les changeant en vapeurs,
Goutte à goutte, en pleuvant, les rend sur les hauteurs;
Ce n'est point pour croupir que les monts les amassent,
Par ces mêmes canaux leur sort190-a veut qu'ils repassent.
Et tels sont les devoirs attachés aux honneurs.
Des dons de la fortune heureux dispensateurs,
Les grands pour les États sont la source féconde
Qui porte l'abondance et le bonheur au monde.
Que j'aime ce discours qu'un sage magistrat 190-19
Tint au peuple romain séparé du sénat!
Autour du Mont Sacré triomphait la discorde,
Son éloquente voix rétablit la concorde.
« La république, amis, leur dit-il, est le corps
Dont tous les citoyens sont autant de ressorts;
<191>Un seul membre perclus peut troubler l'harmonie
Qui maintient la santé, qui prolonge la vie.
Supposons que la bouche, aimant mieux discourir,
Refusât à son corps le soin de le nourrir :
L'animal épuisé, dans sa langueur mourante,
Serait mis au tombeau par la faim dévorante.
Membres séditieux, injustes plébéiens,
Servez votre sénat, et soyez citoyens. »
Quel que soit le haut rang qu'on tienne en sa patrie,
De la totalité l'on fait toujours partie;
Si par vous les humains ne sont pas secourus,
L'État ne voit en vous que des membres perclus.
Modérons nos transports, évitons la satire,
C'est peu de condamner, le grand art est d'instruire;
Enseignons en amis, sans prêcher en censeurs,
Comment l'homme sensé doit user des grandeurs,
Comment, fuyant l'orgueil, la haine, la vengeance,
Sa bonté doit surtout annoncer sa puissance.
« Il n'est rien de plus grand dans ton sort glorieux
Que ce vaste pouvoir de faire des heureux,
Ni rien de plus divin dans ton beau caractère
Que cette volonté toujours prête à le faire, »
Osait dire à César ce consul orateur
Qui de Ligarius se rendit protecteur;191-a
Et c'est à tous les rois qu'il paraît encor dire :
« Pour faire des heureux vous occupez l'empire :
Astres de l'univers, votre éclat est pour vous,
Mais de vos doux rayons l'influence est pour nous. »
<192>Les grands, ces fils chéris de l'aveugle fortune,
Sont couverts de mépris, si leur âme est commune.
Néron, quoique César, fut haï des Romains,
Rome pour leurs vertus chérit les Antonins;
Bienfaisants Antonins, mes héros, mes exemples,
Il faut vous invoquer, vous méritez des temples :
Si de faibles humains peuvent atteindre aux dieux,
Vous êtes immortels, adorables comme eux.
Je sens à votre nom dans le fond de mon âme
Que l'amour des vertus redouble encor sa flamme;
Oui, j'en présume mieux du triste genre humain.
Julien, peu connu, fut le dernier Romain.
Que de monstres affreux profanèrent ce trône,
Et firent éclipser l'éclat de leur couronne!
Mais faut-il être roi pour être bienfaisant?
N'est-il plus de vertus quand on est moins puissant?
L'occasion peut rendre un pauvre serviable,
Dans l'état médiocre on sera secourable,
Si l'on est riche, au pauvre on doit son superflu,
Un grand doit protéger l'indigente vertu.
Dans la prospérité l'âme entière s'étale,
On la voit ce qu'elle est, avare ou libérale;
Nos états sont divers, nos devoirs sont communs.
Ainsi la tendre fleur nous donne ses parfums,
La campagne ses blés, les arbres leurs ombrages,
Les rochers leurs métaux, les prés leurs pâturages,
L'Océan ses poissons, et les vents leur fraîcheur.
Ainsi l'astre du nord guide le voyageur.
Ainsi, lorsque la nuit répand ses voiles sombres,
La sœur du dieu du jour vient éclairer les ombres.
<193>Ainsi le grand flambeau, moteur de l'univers,
De ses rayons brillants remplit le champ des airs;
Par lui-même fécond, son influence pure
Ranime et rend la vie à toute la nature.193-a

Potsdam, 22 août 1749.

<194>

ÉPITRE XIV. A SWEERTS.194-a SUR LES PLAISIRS.

De nos brillants plaisirs aimable directeur,
O vous qui gouvernez au gré du spectateur
Les jeux de Terpsichore et ceux de Polymnie,
Les pleurs de Melpomène et les ris de Thalie,
Lequel de ces plaisirs pourrait, selon nos vœux,
Contribuer le plus à faire des heureux?
Serait-ce, dites-moi, la joie impétueuse,
Du brillant carnaval fille si dangereuse,
Si chère à nos galants, si funeste aux époux,
Lorsque sous plus d'un masque on voit de jeunes fous
Suivre les étendards du beau dieu de Cythère,
Enflammés de ses feux, prompts à se satisfaire,
Sauter, tourbillonner au son des instruments,
Et s'enivrer enfin de cent plaisirs bruyants?
L'aurore, en plein hiver si lente et si tardive,
Paraît selon leurs vœux trop prompte et trop active,
Quoique de leur amour le rapide roman
Souvent dans un quart d'heure ait dégoûté l'amant.
<195>Aimeriez-vous plutôt qu'on préférât la scène
Où Molière traça de sa naïve veine
De nos bizarres mœurs l'humiliant tableau?
« Cherchez, me dites-vous, un spectacle nouveau,
Allez à ce palais enchanteur et magique
Où l'optique, la danse et l'art de la musique
De cent plaisirs divers ne forment qu'un plaisir;
Ce spectacle est de tous celui qu'il faut choisir.
C'est là que l'Astrua195-a par son gosier agile
Enchante également et la cour et la ville,
Et que Felicino195-a par des sons plus touchants
Sait émouvoir les cœurs au gré de ses accents;
C'est là que Marianne,195-a égale à Terpsichore,
Entend tous ces bravos dont le public l'honore;
Ses pas étudiés, ses airs luxurieux,
Tout incite aux désirs nos sens voluptueux. »
Je vous entends. Sachez que dans le fond de l'âme
J'aime tous ces plaisirs qu'un faux mystique blâme;
Ami des sentiments des épicuriens,
Je laisse la tristesse aux durs stoïciens;
Si comme Thèbe, hélas! notre âme avait cent portes.
J'y laisserais entrer les plaisirs en cohortes.
Tout le monde, après tout, ne pense pas ainsi :
J'ai vu d'outrés chasseurs, en haussant le sourcil,
Bâiller et s'endormir au sein de ces merveilles;
<196>Nul son ne peut flatter leurs stupides oreilles,
Leur esprit, occupé de cerfs, de sangliers,
Au lieu de voir Cinna, rêvait aux lévriers.
J'ai vu sur vos gradins frémir d'impatience
Plus d'un vieil Harpagon rêvant à la finance,
Pressé de visiter ses serrures, ses huis,
Et de compter tout seul ses sacs pleins de louis.
Vous savez qu'au spectacle un certain fils d'Euclide
S'avisa d'égayer son cerveau trop aride;
Sans entendre, sans voir et même sans parler,
Il se mit, en rêvant, d'abord à calculer
Les effets de la voix, l'espace de la salle,
Le théâtre, l'optique et le grand cintre ovale;
Cela fait, ne trouvant rien de touchant pour lui,
Et se sentant glacé de dégoût et d'ennui,
Sans qu'il eût vu finir un acte (est-il croyable?),
Il sortit brusquement, donnant le tout au diable.196-a
Quel feu n'anime point toutes nos actions
Lorsqu'on nous voit servir nos propres passions!
Mais nous sommes glacés pour les plaisirs des autres.
Si notre instinct nous force à préférer les nôtres,
Tolérons dans chacun ses propres sentiments :
Comme les traits de l'homme, ils sont tous différents.
Oui, bénissons plutôt la sage Providence,
Qui, suffisant à tout avec tant d'abondance,
Ayant à l'infini varié tous nos goûts,
Pourvoit en même temps à les contenter tous;
Sans quoi ces doux plaisirs, seuls charmes de ce monde,
Seraient pour les humains une source féconde
De jalouses fureurs, de démêlés cruels;
<197>On verrait à la fin les malheureux mortels
Pour satisfaire un goût ensanglanter la terre,
Et le plaisir ferait le sujet de la guerre.
Pensez-vous donc qu'il faut aux hommes fainéants
Des plaisirs merveilleux pour chatouiller leurs sens?
Que, manquant de spectacle ou de feux d'artifice,
Ils ont droit d'accuser le destin d'injustice?
La nature attentive en tout temps a voulu
Suffire à nos besoins et même au superflu :
Elle transforme au sein des misères humaines
En désirs les besoins, en voluptés les peines;
C'est d'elle que nous vient le charme de l'amour,
Aussi doux pour Colin que pour l'homme de cour;
C'est d'elle que nous vient le sommeil délectable,
Secours voluptueux, au corps si favorable;
Dans une ardente soif trouvez un clair ruisseau,
C'est boire du nectar que d'avaler son eau;
Quand le Lion brûlant nous fait rechercher l'ombre,
Quel bien de respirer l'air frais dans un bois sombre,
Sur le duvet des prés couché nonchalamment,
De laisser son esprit errer tranquillement!
Mais enfin quel spectacle approche de l'aurore?
La nuit fuit, et bientôt un beau pourpre colore
Un tiers de l'horizon aux bords de l'orient;
On voit pâlir les feux du vaste firmament,
Le brouillard se dissipe, et du haut des montagnes
Quelques faibles rayons vont dorer les campagnes :
Zéphyre en voltigeant vient agiter les fleurs,
Un instinct de plaisir s'empare de nos cœurs,
Le monde est renaissant, l'astre de la lumière
Remplit de son éclat sa brillante carrière,
<198>Des flambeaux de la nuit ses rayons triomphants
Paraissent et plus purs et plus étincelants.
Dites, par quel prestige ou bien par quel miracle
L'art pourra-t-il jamais atteindre à ce spectacle?
Et par quelles couleurs peindrez-vous du soleil
La pompe fastueuse et l'éclat sans pareil?
Graun198-a n'imitera point, quoiqu'il soit un grand maître,
Le doux gazouillement si simple et si champêtre
Du tendre rossignol et des chantres des bois,
Quand l'aube d'un beau jour semble exciter leurs voix.
Une nymphe à quinze ans de sa beauté parée
A vos visages peints doit être préférée;
Malgré le vermillon, les pompons et le fard,
La nature a le droit de triompher de l'art.
Tels sont les doux plaisirs d'une vie innocente.
Si leur simplicité vous paraît moins brillante
Que vos fêtes, vos jeux, où tout est cadencé,
Sachez qu'étant unis ils n'ont jamais lassé;
Ils sont comme un ruisseau qui voit couler sans peine
Son onde de cristal sur l'argentine arène;
Il embellit les prés, en les rendant féconds,
Il ne se vante point de ses superbes ponts,
Et sans avoir l'honneur qu'ont les grandes rivières
De porter des bateaux décorés de bannières
Et de laver les murs des plus grandes cités,
Où par nos bons Germains leurs flots sont insultés,
Sa course moins gênée en est bien plus égale.
Goûtez de ces plaisirs qu'enseigne ma morale,
Les remords dévorants ne les suivent jamais,
<199>On en jouit sans trouble, on les prend sans excès,
On y revient toujours lorsqu'on est las des vôtres.
Dans tout âge nos goûts sont succédés par d'autres :
Le printemps nous soumet à l'inconstant amour,
La gloire, en notre été, sur nous règne à son tour,
Dans l'automne souvent l'intérêt en ordonne,
Et l'hiver de nos jours se plaint, gronde, raisonne.199-a
Des visages ridés, des cheveux blanchissants
Sont honteux d'arborer tous vos déguisements,
Dans la décrépitude il siérait bien sans doute
D'endosser sans désirs le masque et la bahoute;199-b
L'amour n'a plus pour eux ni flèches ni carquois,
Et la caducité n'en reçoit plus de lois;
L'amour aux cœurs glacés paraît une folie,
En les abandonnant, l'amour les humilie,
Ils blasphèment les dieux qu'ils avaient adorés,
Ils ne sont qu'impuissants et non pas modérés.
Sans passions, adieu vos galantes merveilles :
Les sens sont comme sourds au rapport des oreilles.
Les yeux sont-ils frappés des objets les plus beaux,
C'est l'ombre d'un palais qui se peint sur les eaux,
Tandis que chaque flot, d'une course légère,
Emporte, en s'échappant, cette ombre passagère :
Ainsi pour un vieillard passent les voluptés.
Jouissons des plaisirs sans en être entêtés.
Sweerts, heureux qui s'en va, reprenant sa houlette,
Retrouver ses jardins, ses bois et sa retraite,
Après que sur la scène il a vu dans un camp
<200>Amollir par des pleurs le fier Coriolan,200-a
Ou sauver au milieu de la Grèce assemblée
La triste Iphigénie200-a au point d'être immolée.
Tout ce brillant fracas à la fin assourdit,
Et l'homme dissipé lui-même s'étourdit.
Dans une vie errante et presque vagabonde.
Suivez le tourbillon de la cour ou du monde :
Toujours embarrassé d'affairés fainéants,
Profondément rempli de cent riens importants,
Et sans cesse entraîné par le torrent rapide
Des plaisirs répétés dont la mode décide,
De cette oisiveté prompt à vous infecter,
Sans vivre, sans penser, réduit à végéter,
Au grand monde, au spectacle empressé de paraître,
Vous vous fuiriez, de crainte un jour de vous connaître.
Qui veut s'étudier doit chercher le repos :
Là, seul avec lui-même, il peut voir ses défauts,
C'est ainsi de son temps que doit user le sage;
De l'art de se connaître il fait l'apprentissage,
Et dans un examen souvent trop odieux,
Vainqueur des préjugés qui fascinaient ses yeux,
Il foule sous ses pieds l'artificieux masque
Qui cachait ses travers ou son humeur fantasque,
Repousse l'amour-propre en son cœur renaissant,
Qui flatte ses désirs et blesse en caressant.
Je vois que vous pensez que toute comédie
Reprend le ridicule et réforme la vie.
<201>Oui, mais ce jeu plaisant, quelquefois trop bouffon,
Effleure nos défauts, sans attaquer le fond;
On y cherche un bon mot qu'aiguise la satire,
Ce n'est point un sermon, au théâtre on veut rire.
Montrez-moi, s'il se peut, un mortel vicieux
Que votre comédie ait rendu vertueux;
Non, cet auguste emploi ne fut point son partage,
Qui veut se corriger trouve un pénible ouvrage;
C'est le combat interne et la réflexion
Qui nous font approcher de la perfection.
Oui, notre vrai bonheur et notre récompense,
C'est d'établir la paix dans notre conscience;
Sweerts, de vos vains plaisirs on ne doit s'occuper
Que lorsque du travail il faut se dissiper.

A Potsdam, 25 août 1749.

<202>

ÉPITRE XV. A ALGAROTTI.202-a

Aimable rejeton de l'antique Ausonie,
En qui l'on reconnaît tout le brillant génie,
L'urbanité, le goût de ces esprits ornés
Que Rome produisit en ses temps fortunés,
D'où vient, Algarotti, que l'homme né caustique
Jusque sur ses amis se permet la critique?
Qu'à trouver des défauts occupant sa raison,
Au nectar de l'éloge il mêle du poison?
N'est-ce point l'amour-propre, ingénieux protée,
Qui, prenant de l'esprit la figure empruntée,
Des mœurs, du ridicule et des défauts d'autrui
Élève un monument qu'il érige pour lui?
Ou serait-ce qu'un dieu dont nous sommes l'ouvrage
Eût empreint dans nos cœurs une secrète image
Qui, retraçant les traits de la perfection,
Nous fait juger d'autrui par la comparaison?
Cherchons moins d'arguments pour pallier un vice
Que forma l'amour-propre au sein de la malice;
<203>Un courtisan adroit condamne ses rivaux,
D'une main complaisante il flatte ses défauts;
Il n'est point médisant, il s'en ferait scrupule,
Mais d'un sot plaisamment il rend le ridicule;
Cet esprit pénétrant dont il se fait honneur
Me fait craindre sa langue et soupçonner son cœur.
S'il était bienfaisant, son éloquence vaine
Ne déchirerait pas toute l'espèce humaine;
Sur les défauts d'autrui beaucoup moins rigoureux,
Par charité souvent il fermerait les veux.
Mais de ces scrutateurs la langue trop hardie
Glace chez les mortels l'amitié refroidie;
Plaçant à tout propos des si malins, des mais.
Juges de leurs amis, ils leur font leur procès;
Même à force de goût et de délicatesse,
Ils prennent en horreur notre fragile espèce.
Dans ce siècle de fer, dans ces temps corrompus,
Il n'est plus par malheur d'Achate, de Nisus,
L'homme plein de bonté passe pour imbécile,
Et l'amitié s'exprime en style de Zoïle.
« Licidas mon ami, dit l'un, me fait bâiller,
Perse serait charmant, s'il n'aimait à railler,
Chrvsippe est ennuyeux, il est toujours sublime,
Et l'emporté Damon à tout propos s'anime;
Ménélas est trop fier, Sulpicius trop bon,
L'économe Lycas est pis qu'un Harpagon,
Héraclite, hypocondre, en lui-même se mine,
Et Narcisse en vrai fat chérit sa bonne mine. »
Par de pareils propos pleins de malignité
On renverse l'esprit de la société.
Ah! si l'homme du moins dans sa folie extrême
<204>Faisait sans préjugés un retour sur lui-même,
Il trouverait en lui le nombre de défauts
Qu'il va si hautement blâmer chez ses égaux;
On le verrait bientôt, quand son ami le blesse,
Compenser avec lui faiblesse pour faiblesse,
Et, l'aidant à voiler certains défauts trop nus,
Relever de bon cœur l'éclat de ses vertus.
Qui trouve tout mauvais est rempli de malice,
Un œil qui voit tout jaune est atteint de jaunisse;
Souvent les préjugés et les préventions
Nous dictent les arrêts de nos décisions.
La nature, en suivant ses maximes constantes,
Tailla tous les objets à faces différentes :
Burrhus voit le dessus, Séjan voit le revers,
De là sur un objet cent jugements divers.
J'ai honte qu'un soldat nourri dans l'ignorance
Réprouve d'un lettré l'étude et la science,
Ou lorsqu'aux financiers quelque pédant fourré
De leur utile emploi fait un portrait outré,
Ou qu'en argumentant l'homme de loi s'engage
De prouver qu'un soldat est un anthropophage.
Extravagants bouffis de vos faibles exploits,
Don Quichottes zélés de vos divers emplois,
Ne verrez-vous jamais que l'immense nature
A bien plus d'une fin a fait la créature?
Tout être eut ses destins, tout homme eut ses talents,
Et pour le bien du monde ils sont tous différents.
Si chacun s'enrôlait sous Cujas et Bartole,
Qui, de ses bras nerveux rendant la terre molle,
Déchirerait son sein, cultiverait son champ,
Ramasserait les blés coupés d'un fer tranchant?
<205>Sera-ce l'avocat qui pourra vous défendre,
Si quelque prince actif, prêt à tout entreprendre,
Forme sur le royaume un projet dangereux,
Et vient couvrir vos champs de ses soldats nombreux?
Supprimons le soldat ou le jurisconsulte,
Même danger alors pour l'État en résulte :
Ce serait, un vaisseau privé de matelots,
Voguant au gré d'Éole à la merci des flots.
De ces instincts divers l'espèce et la nuance
Fait, loin de la blâmer, bénir la Providence;
Ne condamnons jamais que le vice effronté,
Trop funeste ennemi de la société.
On peut vous pardonner l'humeur acariâtre,
A vous que la nature a traités en marâtre,
Vous, malheureux Thersite, et vous, triste Brunel.205-a
Oui, vengez-vous sur nous des cruautés du ciel.
Mais qu'un homme d'esprit se porte à la folie
D'obscurcir les talents, de ternir le génie,
Que, par malice enclin à blâmer ses égaux,
Taupe sur leurs vertus et lynx sur leurs défauts,205-b
Il se fasse un plaisir de nuire et de médire,
Non, c'est à quoi mon cœur ne peut jamais souscrire.
Ce sujet me rappelle un conte qu'on me fit,
Dans cet âge où la fable instruisait mon esprit.
En ces temps où le monde était en son enfance.
Chaque être était, dit-on, doué de connaissance,
La raison éclairait les sages animaux,
<206>L'on entendait parler jusques aux végétaux,
Toute chose en naissant semblait être parfaite,
Et ni plante ni fleur n'était alors muette.
Dans un certain jardin, en ces temps renommé,
Que l'auteur par oubli ne nous a pas nommé,
La rose, en s'admirant et méprisant la vigne,
Lui dit un jour : « Je plains ta destinée indigne :
Si l'homme ne taillait tes rameaux superflus,
Si tu n'élevais pas tes pampres abattus,
Entourant tendrement cet ormeau charitable,
Tes sarments languissants ramperaient sur le sable;
Tes ceps disgraciés ne portent point de fleurs,
Tes feuilles sont sans ombre, et tes fruits sans odeurs.
Aux rayons d'un beau jour lorsqu'on me voit éclore,
Mon éclat cède à peine au pourpre de l'aurore;
Cet encens recherché, ces baumes peu communs
N'ont pas la douce odeur qu'exhalent mes parfums;
Nous sommes des festins les compagnes fidèles,
J'orne dans des bouquets la coiffure des belles,
Et, reine des jardins, mes charmes ravissants
Assurent mon empire établi sur les sens. »
« Je vaux bien plus que toi, dit la vigne à la rose :
Trop peu durable fleur, souvent, à peine éclose,
Un souffle d'aquilon vient terminer ton sort,
Le jour qui t'a vu naître est le jour de ta mort.
J'estimerais bien plus tes qualités divines,
Si ta tige hérissée enfantait moins d'épines,
Si, joignant à tes fleurs l'avantage des fruits,
Tu devenais utile ainsi que je le suis.
Regarde mes raisins si féconds en délices :
Qui ne préférerait mon vin à tes calices?
<207>Ces grappes, au pressoir réduites en liqueurs,
Chassent l'ennui chez l'homme, et raniment les cœurs;
Mes pampres ont orné dans des fêtes galantes
Le thyrse de Bacchus, la tête des bacchantes :
Ta beauté n'a qu'un temps, et je dure toujours. »
Un gros vilain chardon écoutant leurs discours,
Occupant un terrain qu'il rendait inutile,
Leur dit, en hérissant son panache stérile :
« Je n'ai ni vos parfums ni vos fruits de bon goût,
Mais tout terrain m'est bon, ma plante vient partout,
Et vos fruits et vos fleurs, de quel nom qu'on les nomme,
Ne sont qu'un vil tribut que vous payez à l'homme :
De notre liberté nous connaissons le prix :
Allez, et des chardons n'attendez que mépris. »
Déjà ces végétaux se seraient fait la guerre,
Ils se seraient battus; mais ils tenaient en terre.
Au fort du démêlé, l'aigle de Jupiter
Entendit leurs brocards, planant sur eux en l'air.
« Étouffe, vil chardon, dit-il, ta voix profane;
Rebut de la nature et pâture de l'âne,
Que ma leçon t'apprenne à te moins estimer :
Il faut être parfait quand on veut tout blâmer. »
Et s'adressant, après, à ces diverses plantes :
« Réprimez, leur dit-il, vos satires mordantes,
Et sans vous avilir par vos propos amers,
Applaudissez plutôt à vos talents divers.
Tout est ce qu'il doit être, et les vignes, les roses
Tiennent toutes leur rang selon l'ordre des choses :
N'élevez pas trop haut vos téméraires vœux. »
Oui, la perfection est l'attribut des dieux;
Du bon et du mauvais le bizarre assemblage
<208>De ce faible univers doit être le partage;
La terre si féconde a d'arides cantons,
L'été brûle d'ardeur, l'hiver a ses glaçons;
Ce globe raboteux, hérissé de montagnes,
A des gouffres, des bois, des mers et des campagnes;
Le feu dévore tout, l'air est troublé des vents,
Cet éternel combat maintient les éléments.
Qui se peint tout en beau dans ces lieux qu'il habite
Méconnaît la nature, et rêve en Sybarite;
Qui trouve tout mauvais trahit son intérêt :
Il faut prendre ici-bas le monde tel qu'il est.208-a

<209>

ÉPITRE XVI. A FINCK.209-a LA VERTU PRÉFÉRABLE A L'ESPRIT.

Le défaut principal du siècle où nous vivons,
Digne des habitants des Petites-Maisons,
C'est que, jusqu'au cerveau le plus paralytique,
Chacun de bel esprit au fond du cœur se pique;
Cette fureur s'accroît et nous possède tous,
Non, les Abdéritains ne furent pas plus fous.
Le monde aime l'esprit, il rit de la bêtise;
L'esprit, l'esprit, dit-on, et nous serons de mise.
Du plus sot sur ce point l'aveuglement est clair,
Et s'il ne sait penser, il en affecte l'air;
Pareil à ces taureaux qui dans un champ aride
Paraissent se nourrir, et ne mâchent qu'à vide,
Le pédant le plus lourd se croit spirituel,
Et surtout dans le monde on veut passer pour tel;
Ah! que ne fait-on pas pour usurper ce titre!
L'un, fléau des auteurs, s'érigeant en arbitre,
<210>Avec moins de talents que ses rivaux n'en ont,
Admire ce qu'il fait, déchire ce qu'ils font;
Il pense qu'en jouant le rôle de Zoïle,
L'univers abusé l'en croira plus habile.
Un autre, plus pervers, va jusqu'à la noirceur;
Aux charmes de l'esprit il immole son cœur,
Prépare des poisons, s'arme de la satire,
Comme un chien furieux, attaque, mord, déchire;
De l'encens des humains son esprit altéré
Ne s'est perdu d'honneur que pour être admiré.
D'autres présomptueux qui s'élèvent aux nues
Débitent hardiment leurs visions cornues,
Du vulgaire ignorant se font les précepteurs,
Et se flattent d'atteindre au rang des grands auteurs;
Mais le public ingrat, dédaignant leurs hommages,
Siffle cruellement l'auteur et ses ouvrages.
J'en ai même connu d'assez écervelés
Et du faux bel esprit assez ensorcelés
Pour oser nier Dieu présent à leur mémoire,
Lorsque tout l'univers nous annonce sa gloire;210-a
Il leur importait peu d'avoir raison ou tort,
Ils voulaient s'illustrer d'un brevet d'esprit fort,
Et pour se distinguer du vulgaire orthodoxe,
Ces raisonneurs abstraits s'armaient du paradoxe.
A ce prix, que le ciel nous prive de l'esprit!
C'est dans un vase impur un miel doux qui s'aigrit;
C'est l'esclave du cœur, il en reçoit l'empreinte,
Chez le tendre il est doux, chez le dur plein d'absinthe;
Défenseur obstiné de nos productions,
Avocat éloquent d'indignes passions,
<211>C'est un sophiste adroit dont l'argument perfide
Étouffe le flambeau dont la raison nous guide.
L'esprit n'en est pas moins un présent précieux
Que l'homme ingrat reçut de la faveur des cieux;
Il est un rayon pur de l'essence divine,
Qui fait penser, agir, dont l'âme s'illumine;
Il voit dans le passé, perce dans l'avenir,
Conçoit, juge, conclut, prouve et sait définir,
Et d'un principe admis tirant la conséquence,
Il guide à la raison et mène à la prudence;
La nature voulut que ses puissants ressorts
Fussent et le moteur et l'âme de nos corps.
Mais cet esprit vanté, divin par son essence,
N'aura jamais chez moi l'injuste préférence
Sur un cœur simple et pur, fidèle à son devoir.
Ayez de la mémoire, ayez un grand savoir,
Soyez spirituel, plaisant, profond, sublime,
Ce n'en est pas assez, je veux qu'on vous estime;
Mon suffrage, en un mot, n'est dû qu'à la vertu.
Sans vertu, tout esprit est mal fait et tortu :
Elle fait l'ornement et la base de l'homme.
Sectateur de Genève ou sectateur de Rome,
Soyez bon citoyen, et mon cœur vous chérit;
Charmé de vos vertus plus que de votre esprit,
Vous m'inspirez alors une amitié sincère.
L'esprit n'altère point le fond du caractère :
Cet auteur tant noté,211-20 détesté des Français,
Qui contre le Régent décocha tant de traits,
Et couvrit des attraits d'une douce harmonie
L'assassinat affreux que fit sa calomnie,
<212>Avec quelques talents avait tant de noirceur,
Qu'en tolérant ses vers, on abhorrait son cœur.
Avec beaucoup d'esprit on peut être perfide,
Trompeur, fripon, brigand, scélérat, parricide.
Cromwell, qui chez l'Anglais fit respecter ses lois,
Qui du trône sanglant précipita ses rois,
Cromwell, ce fourbe heureux, sans qu'il daignât paraître,
Fit sur un échafaud exécuter son maître;
Vainqueur dans les combats, il soumit ses égaux :
Cromwell eut quelques traits qui forment les héros.
Un esprit malfaisant, toujours enclin à nuire,
Séduisant quelquefois, ne peut toujours séduire;
Souvent il éblouit par des dehors brillants,
Mais lorsqu'on les connaît, on hait tous les méchants;
Leur esprit est pareil aux arides contrées
Qui portent pour tout fruit des ronces bigarrées;
Les malheureux efforts de leur fécondité
Nous nuisent encor plus que leur stérilité.
Si le public, poussé d'un caprice bizarre,
Admire aveuglément le singulier, le rare,
Je prétends lui produire, en un terme prescrit,
Pour un homme d'honneur cent personnes d'esprit;
J'entends ici l'honneur pris dans un sens sévère,
Qui ne brilla jamais dans une âme vulgaire.
Le monde de nos mœurs juge légèrement,
Il condamne, il approuve, et, sans discernement,
Trouve la probité, la bonté, la prudence
Où le sage éclairé n'en voit pas l'apparence.
Le nonchalant Simon passe pour vertueux,
S'il n'est point criminel, c'est qu'il est paresseux;
Le sot Afranius d'aucun mal ne s'avise,
<213>Ce n'est point sentiment, dans le fond c'est bêtise;
Le scélérat Damon craint d'être confondu,
Ses vices sont couverts du lard de la vertu,
Si vous sondez son cœur, ce n'est qu'hypocrisie.
Plein d'un meilleur esprit, l'âme du vrai saisie,
Varus combat le charme et l'abus des plaisirs,
Réprime l'intérêt, étouffe ses désirs,
Rabaisse son orgueil, lutte contre lui-même,
Et sert le genre humain, qu'il déplore et qu'il aime.
Telles sont les vertus d'un digne citoyen,
Tel doit être tout sage et tout homme de bien.
Ce caractère heureux, cette vertu si rare,
C'est le plus beau présent dont la nature avare
Ait honoré jamais la faible humanité.
Oui, mortel généreux, exemple de bonté,
Oui, mon âme attendrie, admirant ta sagesse,
Pardonne, en ta faveur, aux vices de l'espèce.
Tandis que tant d'humains sont faibles, chancelants,
Pareils à ces roseaux agités par les vents,
Mon héros, tel qu'un chêne affermi dans la terre,
Résiste à la tempête et brave le tonnerre;
Le crime essaye en vain de souiller son honneur,
Et l'envie impuissante en frémit de fureur;
Il est comme un vaisseau qui triomphe d'Éole,
Ses voiles sont l'esprit, la gloire est sa boussole,
Son jugement le sert comme un pilote heureux,
Les ouragans qu'il craint sont ses désirs fougueux,
Le rivage charmant où tend son espérance,
C'est un port peu connu, la bonne conscience;
Dans ce port fortuné, terme de ses succès,
Il jouit constamment d'une éternelle paix.
<214>Pourrait-on présumer qu'une vertu si pure
Sortît souvent des mains de l'avare nature,
Et pour notre malheur n'observons-nous donc pas
Pour un cœur généreux qu'on trouve mille ingrats?
Cette perfection, cette sagesse égale,
C'est la Vénus des Grecs 214-a en genre de morale.
Éprouvons au creuset tous vos esprits charmants,
J'y vois peu de solide et beaucoup d'agréments;
C'est un propos léger plein de plaisanterie,
Un ton de politesse et de galanterie;
Mais gardez-vous bien d'eux, un rien peut les piquer,
Et malheur à celui qu'ils voudront attaquer!
Il n'est dans leur commerce aucun lien durable,
Point de pouvoir sacré, point de droit respectable;
Bienfaiteurs, ennemis, à leurs yeux sont égaux,
Nulle empreinte ne tient dans leurs légers cerveaux;
Ils vous sacrifieront pour un trait de folie,
Sans dessein, sans objet, tout sert à leur saillie,
Ils brodent en riant vos plus légers défauts,
Ils mourraient, s'il fallait ravaler leurs bons mots.
S'ils empruntent de vous, c'est pour ne rien vous rendre,
En vain vous les pressez, il n'en faut rien attendre,
Ou leur ingratitude, oubliant vos bienfaits,
Jusqu'à la trahison portera leurs forfaits;
Dangereux par leur langue, ils le sont par leur plume :
Je les vois sous leur main amasser un volume,
Et de mauvais plaisants devenus plats auteurs,
D'un déluge de vers chargeant leurs éditeurs,
Ils deviendront du jour la fable et la nouvelle;
Tous leurs livres seront une longue querelle,
<215>Écrits injurieux ou fatras insensés,
Tantôt calomniant et tantôt accusés;
Le Parnasse, infecté de leurs injures sales,
Est surpris de parler le langage des halles.215-a
Voyons un bel esprit d'un coup d'œil différent;
Donnons-lui quelque emploi, certain éclat, un rang;
Qu'on le place à la cour, il en saisit l'usage,
Il intrigue, il cabale, en secret il outrage
Un Mécène en faveur qu'il trouve en son chemin.
S'il est juge, au barreau voyez cet inhumain :
Devant son tribunal la justice est vénale,
Le droit entre ses mains devient un vrai dédale,
L'innocence opprimée élève en vain sa voix,
Le corrupteur l'étouffé, et fait taire les lois.
Que sera-ce, grand Dieu! quel avenir sinistre,
Si le prince aveuglé le prend pour son ministre!
D'abord l'extravagant, Alberoni215-b nouveau,
De la guerre en Europe allume le flambeau;
Il veut se faire un nom, l'extravagant se flatte
De l'immortalité dont jouit Érostrate.
L'honnête homme n'a pas autant de faux brillant;
Mais sûr en son commerce, ami sage et prudent,
Il est toujours égal, discret en chaque affaire;
Simple au sein de la cour, doux, quoique militaire,
Auteur sans arrogance et juge sans erreur,
Il ne s'écarte point des règles de l'honneur.
Dites : à votre gré, lequel est préférable,
Ou cet homme en tout temps modeste, sûr, aimable,
<216>Ou cet esprit bouillant qui pousse en ses écarts,
Comme un feu d'artifice, un nombre de pétards;
Qui produit à la fois la fumée et les flammes,
Et qui met sans pudeur l'Europe en épigrammes;
Qui change dans un jour, tantôt blanc, tantôt noir,
Votre ami le matin, votre ennemi le soir;
Qui parle, se repent, affirme, désavoue,
Et qui sait vous blâmer de même qu'il vous loue?
Consultez le bon sens; sourd à vos préjugés,
Comparez-les tous deux, pesez-les, et jugez.

A Potsdam, 3 octobre 1749.

<217>

ÉPITRE XVII. A CHASOT.217-a SUR LA MODÉRATION DANS L'AMOUR.

Ne pensez point, Chasot, vous que l'amour possède,
Que, marchant sur les pas du fougueux Diomède,
En vers injurieux j'ose blesser Vénus;
Pour les dieux des plaisirs mes respects sont connus,
Si j'attaque l'amour, c'est qu'il peut souvent nuire,
Je veux le modérer, et non pas le détruire :
Conservez votre vue à travers son bandeau.
Un amant me paraît dépourvu de cerveau,
Quand pieds et poings liés il se livre au caprice
D'un sexe plein d'appas, mais rempli de malice,
Qui, de nos passions saisissant les travers,
S'en sert adroitement pour nous donner des fers.
<218>Pensez-vous qu'à l'Amour, comme au seul dieu suprême,
Il faut immoler tout, jusqu'à la vertu même?218-a
Votre raison répugne à de tels sentiments.
L'amour croît avec nous à la fleur de nos ans,
L'âge des passions est l'heureuse jeunesse;
Un cœur novice est prompt à brûler de tendresse,
La nature, attisant ces feux séditieux,
De la vigueur des sens enfants impétueux,
Excite vivement la jeunesse fougueuse
A courir de l'amour la carrière épineuse;
De flatteuses erreurs et des désirs puissants
Triomphent sans combat de son faible bon sens.
Si l'on nous peint l'Amour sous les traits de l'enfance,
C'est que ce vieil enfant n'eut jamais de prudence :
Il est le compagnon de l'âge des erreurs,
Un sourire, un regard le rend maître des cœurs;
Dompté par la raison, vainqueur par le délire,
Il vit dans la jeunesse, il l'anime, il l'inspire.
Mais quand on a passé cette heureuse saison,
Que l'âge à pas tardifs amène la raison,
Que le sang refroidi se calme dans nos veines,
Pourquoi, par métaphore en bénissant ses chaînes,
Aller sacrifier aux autels de Vénus,
Et rappeler l'amour qui ne vous entend plus?
Dans nos temps corrompus, remarquez, je vous prie,
Combien d'originaux de la galanterie
La province et la cour ont en foule produits,
Qui, pleins de vanité, du faux bel air séduits,
Nous vantent les ardeurs de leurs flammes stériles.
Vieux guerriers languissants, vous n'êtes plus Achilles,
<219>Vos feux se sont éteints, un dieu vous a quitté,
La honte est le seul prix de la témérité.
Ah! ne regrettez plus votre superbe maître :
Vous avez servi tous un dieu sans le connaître,
Son Église eut le sort des Églises du temps,
L'hérésie à la fin sapa leurs fondements.
Le bon vieux temps n'est plus, le siècle dégénère :
L'amour était jadis tendre, discret, sincère,
Il n'est plus à présent que léger et trompeur,
La débauche succède aux sentiments du cœur;
On se prend sans amour, on se quitte de même,
Souvent, quand on se hait, on se jure qu'on s'aime,
On se brouille, on revient, on change, on se reprend,
De nos jours la tendresse et s'achète et se vend.
Cet homme du bel air, prodigue de caresses,
Voudrait comme Tarquin suborner nos Lucrèces;
S'il essuie un refus, pour venger cet affront,
Sa langue sur leurs mœurs distille son poison;
S'il est vainqueur, voyez ce galant coryphée
D'une indigne victoire ériger un trophée,
Amener ses captifs, comme un autre César,
Dans un jour de triomphe attachés à son char,
Et se vanter tout haut de son bonheur insigne.
Non, de ces procédés la bassesse m'indigne;
Il n'est plus de secret, d'honneur, de bonne foi,
L'amour est détrôné, l'orgueil donne la loi.
Je ne fais qu'effleurer, mais si je voulais mordre,
Je vous exposerais le coupable désordre
Qu'un amant du bel air par sa légèreté
Fait et fera toujours dans la société;
Comment dans nos maisons un enfant né du crime
<220>Usurpe biens et droits sur le fils légitime,
A l'abri d'un faux nom réunissant sur lui,
Malgré toutes les lois, l'héritage d'autrui.
Vous direz qu'un mari se rit de cet échange,
Et que le talion avec plaisir le venge.
Soit, mais l'ordre établi n'en est-il pas troublé,
Quand un crime produit un crime redoublé?
Quel usage du temps! indignes Sybarites,
Vos amoureux larcins sont donc tous vos mérites!
Supposons qu'un galant favorisé du sort
Atteignît dans sa course aux ans du vieux Nestor,
Examinons tous deux la vie irrégulière
Qu'on lui verrait mener dans sa longue carrière.
De sa jeunesse ardente il donnera les jours
Aux charmes inconstants des frivoles amours;
Mais puni des excès de sa flamme légère,
De ses fougueux écarts emportant le salaire,
Il quitte la roture, et dans un plus beau champ,
Des femmes de la cour il grossit son roman;
Il intrigue, il tracasse, il entreprend, il tente,
Il abuse à son gré d'une fille innocente,
Il remplace l'amour, dont il est moins séduit,
Par l'éclat indécent, le scandale et le bruit,
Là, se prêtant aux goûts d'une femme quinteuse,
Ici, se ruinant pour plaire à la joueuse,
Bientôt par la coquette adroitement trompé,
Et désigné du doigt par le monde attroupé.
Enfin, par ce désordre usé même avant l'âge,
N'ayant plus de l'amour que le flatteur langage,
Et gardant pour le sexe un goût enraciné,
Il régnait autrefois, je le vois enchaîné;
<221>Je le vois sous le joug d'une femme insolente;
Excité par le fiel de sa langue méchante,
Et par son artifice en cent façons commis,
Il est forcé de rompre avec tous ses amis.
Si j'avais de mes jours à rendre un pareil compte,
Vous m'en verriez rougir de dépit et de honte;
Qu'un galant effronté s'en fasse seul l'honneur,
Je méprise sa gloire, en plaignant son erreur.
Ah! Stins nous avilir, restons ce que nous sommes :
Tous ces efféminés ressemblent-ils aux hommes?
Livrés à la mollesse et perdus sans retour,
Dans l'ordre le plus bas esclaves de l'amour,
Ce sont les descendants du lâche Héliogabale.
Mais Hercule, dit-on, fila bien pour Omphale.
Soit, égalez d'abord son courage inouï,
Terrassez des tyrans, et filez comme lui;
Servez votre pays comme il servit la Grèce,
Et méritez le droit d'avoir une faiblesse.
Diane ornait les nuits, avant qu'Endymion
Fît naître dans son cœur sa folle passion;
Avant qu'après Daphné l'on vît courir son frère,
Il avait parcouru l'un et l'autre hémisphère;
Pluton, dans les enfers, tenant l'urne en ses mains,
Avait jugé longtemps tous les pâles humains,
Avant que de Cérès il enlevât la fille.
A Virgile ou Voltaire on passe une cheville;
Aux petits rimailleurs dépourvus de beautés,
Dont les défauts nombreux ne sont point rachetés,
On marque des mépris, le sifflet les assomme :
Je ne vous passe rien, si vous n'êtes grand homme.
Tout fait illusion à vos jeunes désirs,
<222>L'Amour, les Jeux, les Ris, la troupe des Plaisirs;
De ce perfide enfant la cour voluptueuse,
Tranquille en apparence, est toujours orageuse.
Arrachez tout à fait le bandeau de vos yeux,
Apercevez enfin ces piéges dangereux.
A Cythère, un beau jour, Vénus, par fantaisie,
Des habits de Minerve embellit la Folie,
Et voulut quelle ouvrît son école aux amants;
La Folie affecta le ton des sentiments,
Et leur fit des sermons sur l'amour platonique.
Les sages, dédaignant sa parure héroïque,
Découvrirent d'abord sa marotte à grelots,
Mais elle demeura la maîtresse des sots;
Son université, qui s'accroît et prospère,
A banni le bon sens, en prêchant l'art de plaire;
De là nous sont venus tant de fades galants,
Romanesques esprits, amants extravagants.
Le début de l'amour est doux et plein de charmes;
A ses premiers assauts a-t-on rendu les armes,
Son rapide succès le rend maître de tout;
Sa fin, c'est le regret, le dépit, le dégoût.
C'est un cheval fougueux qui s'emporte et vous guide;
Il est trop dangereux en lui lâchant la bride,
La sagesse est le mors qui le peut arrêter.
Voyez donc si j'ai tort de ne vous point flatter;
Examinez ici que de maux dans ce monde
A causés cet amour que dans mes vers je fronde.
Léandre pour Héro périt dans l'Hellespont;
Le maître en l'art d'aimer fut banni dans le Pont;
Tant qu'Achille amoureux écouta sa colère,
Hector du sang des Grecs faisait rougir la terre;
<223>L'adultère Paris alluma ce flambeau
Par qui le vieux Priam, descendant au tombeau,
Dans la fatale nuit, la dernière de Troie,
Vit aux flammes des Grecs sa capitale en proie.
Si vous me demandez des exemples plus grands,
Les fastes des humains en ont rempli les temps :
On ne reconnaît plus, tant le sort est injuste,
Le bras droit de César, le fier rival d'Auguste,223-21
Sur les mers d'Actium esclave de l'amour,
Lorsqu'il perd Cléopâtre et sa gloire en un jour;
Quand l'Anglais dans Paris porta sa violence,
Agnès à Charles sept fit oublier la France;
Du grand Turenne enfin imprimez-vous ce trait :
Envers son roi l'amour le rendit indiscret.223-a
Craignez donc cet enfant et ses flèches dorées,
Gardez-vous de porter ses brillantes livrées :
Il fait ses plus grands maux même en vous caressant,
Et s'il perdit Didon, ce fut en l'embrassant.
Qui pourrait raconter toutes ses perfidies,
Et combien ses fureurs ont fait de tragédies?
Ne vous attendez point que dans des vers mordants223-b
J'ajoute à ces vieux faits des exemples récents;
Je me suis pour toujours interdit la satire :
Il est bon de reprendre, et cruel de médire.
Mais par quelle raison décrier les plaisirs?
Est-il rien de plus doux que les tendres désirs?
Et que peut-on gagner, quand d'une humeur austère
<224>On va prêchant toujours la morale sévère,
Dans des vers chevillés tristement vertueux?
Quoi! veut-on repeupler des couvents de chartreux?
Veut-on que la raison, outrageant la nature,
En herbe ose étouffer notre race future?
Serions-nous, par raison, de ces monstres hideux
Par un pacha jaloux réduits à leurs neveux?
Je veux être Ixion, je veux être Tantale,
Si jamais à ce but a tendu ma morale :
La sagesse, Chasot, prudente en ses leçons.
Évite les excès où donnaient les Catons.
Loin d'ici ce docteur qui sans cesse nous damne!
L'amour est approuvé, l'abus, on le condamne;
Rien n'est de sa nature absolument mauvais,
Mais le bien et le mal sont voisins d'assez près.
L'amour paraît semblable aux plantes venimeuses,
Mortelles quelquefois, et toujours dangereuses;
Mais, en les mitigeant, de savants médecins
S'en servent, par leur art, au salut des humains;
Loin d'être un aliment, ce doit être un remède.
Un amour modéré peut venir à notre aide,
Quand, lassés d'un travail long et laborieux,
Nous empruntons de lui quelques moments joyeux.
Si je vous ai tracé d'une touche légère
Les écueils différents qu'ont les mers de Cythère,
C'est pour vous empêcher d'y périr quelque jour;
Arrosez cependant les myrtes de l'Amour,
Et suivant les conseils que vous dicte ma verve,
En adorant Vénus, n'oubliez pas Minerve,
Et recueillez toujours, sensible à votre nom,
Les suffrages de Mars avec ceux d'Apollon.
<225>Ainsi l'on vit jadis, dans Rome florissante,
Lorsque tant de héros la rendaient triomphante,
Que dans le Panthéon le sénat vertueux,
Ayant tous les talents, adorait tous les dieux.

A Potsdam, 27 septembre 1749.

<226>

ÉPITRE XVIII. AU MARÉCHAL KEITH.226-a SUR LES VAINES TERREURS DE LA MORT ET LES FRAYEURS D'UNE AUTRE VIE.

Il n'est plus, ce Saxon, ce héros de la France,226-b
Qui du superbe Anglais renversa la balance,
De l'aigle des Césars abaissa la fierté,
Dompta dans ses roseaux le Belge épouvanté,
Et rendit aux Français leur audace première.
Ah! Mars dans les combats prolongea sa carrière;
Mais le cruel trépas qui, dans ces champs fameux,
Respecta du héros les jours victorieux,
Et ménageait en lui les destins de la France,
Dans les bras de la paix qu'on dut à sa vaillance,
Le frappe dans son lit, et lui laisse en mourant
<227>Envier les destins qu'ont eus en combattant
Le généreux Belle-Isle227-a et l'illustre Bavière.227-a
Ce héros triomphant est réduit en poussière,
Tout est anéanti, de l'Achille saxon
Il ne nous reste rien que son illustre nom,
Des sons articulés, des syllabes stériles,
Qui frappent du tympan les membranes subtiles,
Et vont se dissiper dans l'espace des airs,
Tandis que le grand homme est rongé par les vers.
Nos soupirs, nos regrets, ce souvenir, sa gloire,
Ses combats, où toujours présida la victoire,
Tout se perd à la fin; l'immensité des temps
Absorbe jusqu'aux noms des plus grands conquérants.
Si Maurice n'est plus, dites, qu'a-t-il à craindre?
Nous qui l'avons perdu, c'est à nous de nous plaindre;
C'est un pilote heureux qui vient d'entrer au port.
Le sage de sang-froid doit regarder la mort :
Des maux désespérés son secours nous délivre,
Il n'est plus de tourments, dès qu'on cesse de vivre;
Qui connaît le trépas ne le fuit ni le craint.
Ce n'est pas, croyez-moi, ce fantôme qu'on peint,
Ce squelette effrayant dont la faim dévorante
Engloutit des humains la dépouille sanglante,
Et, par d'amples moissons qu'il fait dans l'univers,
Remplit incessamment l'abîme des enfers.
Ce sont des songes vains que ces plaintives ombres
<228>Qui passent sans retour dans des demeures sombres,
Dans des lieux de douleurs où ces esprits tremblants
Souffriront, sans espoir, d'éternels châtiments;
Les fables de l'Egypte et celles de nos pères
Sont un frivole amas de pompeuses chimères;
La crainte et l'artifice ont produit ces erreurs.
Ah! repoussons, cher Keith, ces indignes terreurs,
La vérité paraît, mes vers sont ses organes;
Mensonges consacrés, mais en effet profanes,
Ne vous montrez ici que pour être vaincus.
Dépouillons le trépas de tous les attributs
Dont la secrète horreur révolte la nature.
Qu'importe que des vers le corps soit la pâture?
Ne voyons dans la mort qu'un tranquille sommeil
A l'abri des malheurs, sans songe, sans réveil;
Et quand même après nous une faible étincelle,
Un atome inconnu, qu'on nomme âme immortelle,
Ranimant du trépas la froide inaction,
Pourrait braver les lois de la destruction,
Hélas! tout est égal, pour notre cendre éteinte
Il n'est aucun objet ni d'espoir ni de crainte.
Qu'aurais-je à redouter au séjour éternel?
Quoi! le Dieu que j'adore, est-ce un tyran cruel?
Serai-je après ma mort l'innocente victime
De l'auteur dont je tiens ce souffle qui m'anime
Et ces tendres désirs des sens voluptueux?
Si l'esprit des mortels sortit des mains des dieux,
Se peut-il que ces dieux punissent leur ouvrage
Des imperfections qui furent son partage?
Non, ma raison répugne à de tels sentiments.
<229>Un père dont le cœur est tendre à ses enfants
Serait-il parmi nous assez dur et bizarre
Pour accabler son fils d'un châtiment barbare,
Si ce malheureux fruit de sa fécondité
Le choquait, en naissant, par sa difformité?
Un fils dénaturé peut irriter son père
Et se voir écrasé du poids de sa colère;
Mais nous, contre les dieux que peut notre fureur?
Rien ne peut altérer leur éternel bonheur.
Écarts audacieux de notre extravagance,
Pourriez-vous offenser l'auguste Providence?
Signalez, fiers géants, votre rébellion,
Entassez, s'il se peut, Ossa sur Pélion,
Armez contre le ciel votre bras redoutable :
Vous ne sauriez heurter ce trône inébranlable.
Dieu voudrait-il punir qui ne peut l'offenser?
Un dieu sans passions peut-il se courroucer?
Je connais ses bienfaits, sa bonté, sa clémence;
Qui le dépeint barbare est le seul qui l'offense.
Ah! cette âme, cher Keith, qu'on ne peut définir,
Et qu'après notre mort un tyran doit punir,
Ce nous qui n'est pas nous, cet être chimérique
Disparaît aux flambeaux que porte la physique.
Que le peuple hébété respecte ce roman;
Regardons d'un œil ferme et l'être et le néant.
J'implore ton secours, ô divine Uranie!
Accorde à ma raison les ailes du génie,
Montre-moi la nature au feu de tes clartés :
Heureux qui peut connaître et voir tes vérités!
Déjà l'expérience entr'ouvre la barrière,
<230>Je vois Lucrèce et Locke au bout de la carrière;
Venez, suivons leurs pas, et montrons aux humains
Leur nature, leur être, et quels sont leurs destins;
Examinons l'esprit depuis son origine,
Pendant tous ses progrès, jusqu'à notre ruine :
Il naît, se développe et croît avec nos sens,
Il éprouve avec eux différents changements;
Ainsi que notre corps, débile dans l'enfance,
Étourdi, plein de feu dans notre adolescence,
Abattu par les maux et fort dans la santé,
Il baisse, il s'affaiblit dans la caducité,
Il périt avec nous, son destin est le même.
Mais l'âme, qu'on nous dit de nature suprême,
Quoi! cet être immortel, presque l'égal des dieux,
Quitterait-il pour nous l'heureux séjour des cieux?
Daignerait-il s'unir à ce corps peu durable,
A la matière ingrate, abjecte et périssable,
Épier les moments des plaisirs de Vénus,
Se tenir en vedette, animer le fœtus,
Et s'enfermer neuf mois dans le sein de la mère,
Dans un cachot obscur prisonnier volontaire,
Pour s'exposer après à tous les coups du sort,
Souffrir le chaud, le froid, la douleur et la mort?
Voilà les visions dont notre orgueil nous flatte.
Consultons sur ces faits les enfants d'Hippocrate,
Voyons la mécanique et les jeux des ressorts
Qui meuvent nos esprits, de même que nos corps.
Lorsque l'astre du jour termine sa carrière,
Que le discret sommeil ferme votre paupière,
Que fait alors cette âme? Elle dort avec vous.
<231>Quand le sang en fureur agite votre pouls,
Que par redoublement la fièvre vous dévore,
Votre esprit dérangé pendant l'accès s'ignore :
Laissez sortir le sang par ses ruisseaux ouverts,
Que sa pourpre en jets d'eau s'élance dans les airs,
Bientôt le mal n'est plus, votre poumon respire,
Et l'esprit égaré revient de son délire.
Voyez, le verre en main, ce dévot de Bacchus,
Il bégaye des mots, il ne les comprend plus.
Un homme évanoui perd d'abord sa pensée,
Son âme, en ce moment par les maux oppressée,
Reste, ainsi que le corps, dans l'engourdissement;
Aussitôt qu'il revient de ce saisissement,
Quand il rouvre les yeux, son âme appesantie
Après un court trépas est rendue à la vie.
Souvent un peu de sang qui presse le cerveau
De la faible raison étouffe le flambeau;
L'esprit a, pour penser, besoin de nos organes.
S'il était dégagé de leurs fines membranes,
Comment pourrait-il voir, sentir, toucher, ouïr,
Sans mémoire penser, craindre ou se réjouir?
Cet atome immortel, sans matière solide,
Privé de tous les sens, n'est qu'un être stupide;
Il n'est qu'un nom pompeux, un fantôme idéal.
Peut-il se souvenir de notre jour natal?
Sait-il comment le ciel l'unit à la matière,
Et quelle était jadis sa nature première?
L'âme que je reçus, cet être clairvoyant,
Avait très-mal instruit mon esprit en naissant;
Je n'ai pas apporté la plus légère trace
<232>De ce qui se passa dans cet immense espace,
Dans ces temps où mon âme a dû me précéder;
Sur ce fait ma mémoire a droit de décider.
Non, mon cœur attendri n'a point donné de larmes
A ces jours rigoureux, à ces jours pleins d'alarmes,232-22
Quand dans nos champs féconds l'oppresseur des Germains
Ravissait les moissons qu'avaient semé nos mains,
Quand de nos ennemis la fureur divisée
Ruinait tour à tour ma patrie épuisée,
Pillait les habitants, saccageait les cités,
Que les cieux rigoureux, contre nous irrités,
Pour comble de nos maux envoyèrent la peste,
Qui de nos habitants emporta tout le reste,
De son poison mortel corrompit enfin l'air,
Et fit de nos États un immense désert.
Ces faits à mon esprit sont connus par l'histoire,
S'il subsistait alors, il était sans mémoire;
De l'avenir, cher Keith, jugeons par le passé :
Comme, avant que je fusse, il n'avait point pensé,
De même, après ma mort, quand toutes mes parties
Par la corruption seront anéanties,
Par un même destin il ne pensera plus.
Non, rien n'est plus certain, soyons-en convaincus :
Dès que nous finissons, notre âme est éclipsée.
Elle est en tout semblable à la flamme élancée
Qui part du bois ardent dont elle se nourrit,
Et dès qu'il tombe en cendre, elle baisse et périt.
Oui, tel est notre sort, et je vois d'un œil ferme
Que le temps fugitif m'approche de mon terme;
<233>Craindrais-je le trépas et ses coups imprévus?
Je sais qu'il me remet dans l'état où je fus
Pendant l'éternité qui précéda mon être;
Étais-je malheureux avant qu'on m'ait vu naître?
Je me soumets aux lois de la nécessité;
Mes jours sont passagers, mon être est limité,
Je prévois mon trépas : faut-il que j'en murmure?
Ah! mortel orgueilleux, écoute la nature;
C'est peu d'avoir sur toi répandu ses faveurs,
Elle veut bien encor détruire tes erreurs,
Vaincre tes préjugés, dissiper tes chimères,
Enfin t'initier à ses savants mystères :
« Je t'ai donné la vie, et c'est par mon concours
Que se forma ton corps, que s'accrurent tes jours;
Tes fibres déliés, leur tissure subtile,
Tout a dû t'annoncer que ton être est fragile.
A des conditions, tu vis quelques moments;
Quand je te composais de divers éléments,
Je leur promis alors que la mort équitable
Acquitterait un jour cet emprunt charitable :
Jouis de mes bienfaits, mais garde mon accord,
Je t'ai donné la vie, et tu me dois ta mort.
Tu veux que mon secours allonge tes années?
Redoute, malheureux, tes tristes destinées :
Je vois fondre sur toi les maux et la douleur,
Le chagrin dévorant te rongera le cœur;
Réduit à désirer la fin de ta carrière,
Ta main à tes parents fermera la paupière,
A tes plus chers amis, à ta postérité;
Isolé dans le monde en ta caducité,
<234>Et perdant chaque jour tes sens et ta pensée,
De tes derniers neveux tu seras la risée.
Eugène et Marlborough, malgré leurs grands exploits,
Ont senti les effets de ces sévères lois;
Condé, le grand Condé survécut à lui-même;
L'Auguste des Français, malgré son diadème,
Éprouva l'infortune à la fin de ses ans,
Et vit dans un tombeau porter tous ses enfants. »
Voilà ce que dirait notre mère commune.
Hélas! trop vain mortel, son discours t'importune,
Ton cœur aime le monde; il brille, il éblouit,
Mais sa figure passe, et tout s'évanouit.
Malgré tant de dangers, tu désires la vie :
Le bien de tes parents, leur amour t'y convie,
Ta fin serait pour eux un lamentable deuil,
Tes affaires un temps ont besoin de ton œil;
Ah! que de grands projets ta mort viendrait suspendre!
Tu n'as rien achevé, que ne peut-elle attendre?
Eh! pourquoi, malheureux, ne t'es-tu point hâté?
Croyais-tu donc jouir de l'immortalité?
Apprends que nos désirs nous suivent en tout âge,
Et que personne enfin n'acheva son ouvrage
Avant que d'arriver à son terme fatal.
Ou plus tôt ou plus tard, le trépas est égal :
Tous les temps écoulés sont effacés de l'être,
Cent ans passés sont moins que l'instant qui va naître,
Tout change, et c'est, cher Keith, la loi de l'univers.
Les fleuves orgueilleux renouvellent les mers,
On engraisse la terre, aride sans culture;
Lorsque l'air s'épaissit, un zéphire l'épure,
<235>Ces globes enflammés qui parcourent les cieux
De l'astre des saisons renouvellent les feux.
La nature, attentive et de son bien avare,
Fait des pertes toujours, et toujours les répare;
Depuis les éléments jusques aux végétaux,
Tout change, et reproduit quelques objets nouveaux;
La matière est durable et se métamorphose,
Mais si l'ordre l'unit, le temps la décompose.
Le ciel pour peu de temps nous a prêté le jour,
Mais tout doit s'animer, tout doit avoir son tour;
Sommes-nous malheureux, si la Parque infidèle
Ne fila pas pour nous les jours de Fontenelle?235-a
Serait-ce donc à nous à redouter la mort?
A nous, pauvres humains, frêles jouets du sort,
Qui rampons dans la fange, et dont l'esprit frivole,
S'il ne possédait point le don de la parole,
Serait égal en tout à ceux des animaux?
Ah! voyons dans la mort la fin de tous nos maux :
Ennemis irrités, armez votre vengeance,
Le trépas me défend contre votre insolence;
Grand Dieu, votre courroux devient même impuissant,
Et votre foudre en vain frappe mon monument;
La mort met à vos coups un éternel obstacle.
J'ai vu de l'univers le merveilleux spectacle,
J'ai joui de la vie et de ses agréments,
Et je rends de bon gré mon corps aux éléments.235-b
Quoi! César, qui soumit sous son bras despotique
<236>Tout l'univers connu, Rome, sa république;
Quoi! Virgile, l'auteur des plus sublimes vers,
Newton, qui devina les lois de l'univers,
Que dis-je? et vous aussi, vertueux Marc-Aurèle,
L'exemple des humains, mon héros, mon modèle,
Vous avez tous subi les arrêts du trépas!
Ah! si le sort cruel ne vous épargna pas,
Devons-nous murmurer, si la Parque lassée
Vient du fil de nos jours trancher la trame usée?
Qu'est-ce que nos destins? L'homme naît pour souffrir,
Il élève, il détruit, il aime, il voit mourir,
Il pleure, il se console, il meurt enfin lui-même :
Voilà, pauvres humains, votre bonheur suprême.
Nous ne quittons ici qu'un séjour passager,
Nous vivons dans le monde ainsi qu'un étranger
Qui jouit en chemin d'un riant paysage,
Et ne s'arrête point aux gîtes du voyage.
Cher Keith, suivons les pas de nos prédécesseurs,
Faisons à notre tour place à nos successeurs;
Tout le monde a les siens, et nous aurons les nôtres,
Ceux qui nous pleureront seront pleurés par d'autres.
Allez, lâches chrétiens,236-a que les feux éternels
Empêchent d'assouvir vos désirs criminels,
Vos austères vertus n'en ont que l'apparence.
Mais nous, qui renonçons à toute récompense,
Nous, qui ne croyons point vos éternels tourments,
<237>L'intérêt n'a jamais souillé nos sentiments :
Le bien du genre humain, la vertu nous anime,
L'amour seul du devoir nous a fait fuir le crime;
Oui, finissons sans trouble et mourons sans regrets,
En laissant l'univers comblé de nos bienfaits.
Ainsi l'astre du jour, au bout de sa carrière,
Répand sur l'horizon une douce lumière,
Et les derniers rayons qu'il darde dans les airs
Sont ses derniers soupirs, qu'il donne à l'univers.

<238>

ÉPITRE XIX. A DARGET.238-a APOLOGIE DES ROIS.

De mes productions laborieux copiste,
Qui de tous mes écrits sous ta clef tiens la liste,
Confesse-moi, Darget, les secrets de ton cœur.
Dis-moi, que penses-tu d'un maître si rêveur,
Inégal, agité, pensif, distrait et sombre,
Tel qu'est un algébriste en combinant un nombre?
Le plaisir vainement veut dérider son front,
Il paraît absorbé dans un travail profond;
Tu lui vois tellement faire la sourde oreille,
Qu'à peine, quand tu lis, Cicéron le réveille.
Alors, réfléchissant au fond de ton cerveau
Sur un roi si rêveur dans un poste si beau,
<239>Tu penses en toi-même, enviant ma fortune :
« Astolphe n'a pas seul son bon sens dans la lune;239-a
Un roi dans l'univers n'a rien à souhaiter,
Que son sort est heureux, s'il en sait profiter!239-b
Il peut tout ce qu'il veut; ô trop fortunés princes!
Arbitres souverains de nombreuses provinces,
Janus ouvre son temple ou le ferme à leur choix,
Les mortels semblent nés pour fléchir sous leurs lois;
Idoles des humains, demi-dieux de ce monde,
Le ciel qui les chérit les sert et les seconde.
S'il plaisait au destin de couronner Darget,
Au lieu d'approfondir un pénible projet,
Ses beaux jours couleraient de plaisirs en délices,
A ses vœux les amours seraient toujours propices,
Buvant, riant, chantant du soir jusqu'au matin,
Les dieux mêmes, les dieux envieraient son destin :
Qui sous le diadème a l'air mélancolique
N'est rien qu'un hypocondre, un rêveur lunatique. »
Tout doucement, Darget; que ton esprit calmé
Apaise le courroux dont il est animé.
Ton erreur t'éblouit, et, juge téméraire,
Tu suis les préjugés qu'adopte le vulgaire;
Écartons l'appareil, l'illusion, l'éclat,
Examinons ici le fond de notre état.
La médiocrité fait le sort de ta vie,
Tes jours sont tous égaux, et ta fortune unie,
Te plaçant au milieu des deux extrémités
Des besoins indigents, des superfluités,
Écueils où si souvent le genre humain échoue,
<240>De ses biens mesurés en ce monde te doue;
Plus élevé qu'un nain, plus petit qu'un géant,
C'est être comme il faut, c'est ton sort, sois content.
Libre des embarras et d'un travail pénible,
Ton âme peut goûter un sort doux et paisible;
Jouissant du présent sans prévoir l'avenir,
Tous tes soins sur toi seul peuvent se réunir.
Ah! trop heureux Darget, qui dans ta vie obscure
Ne crains pour ton honneur l'outrage ni l'injure
Que sur les noms connus des grands et des héros
L'envie en frémissant répandit à grands flots,
Pourvu qu'en ta maison ta femme, douce, honnête,
D'un bruyant carillon ne rompe point ta tête,
Qu'elle daigne du moins, le soir, à ton retour,
T'accueillir, t'embrasser, ranimer ton amour;
Pourvu que du cerveau nulle âcreté fâcheuse
Ne porte sur tes yeux son humeur douloureuse,
Pourvu que Dalichamp240-23 t'assure ta santé,
Que manque-t-il alors à ta félicité?
Je vois à ta froideur, ton air, ta contenance,
Que tu crois, cher Darget, rempli de méfiance,
Qu'égayant mes crayons par un riant tableau,
Je flatte tes destins, en les peignant en beau.
Eh bien donc, j'y consens, il ne faut plus rien taire.
O le fâcheux métier que d'être secrétaire
Auprès d'un maître auteur, soi-disant bel esprit,
Qui du matin au soir lit, versifie, écrit,
Et croit la renommée avec ses cent trompettes
Occupée à prôner ses frivoles sornettes!
Tous les jours, par cahiers, tu mets ses vers au net,
<241>Et quand tu les lui rends, Dieu sait le bruit qu'il fait :
D'un sévère examen le pointilleux scrupule
S'étend sur chaque point et sur chaque virgule;
Là sont des e muets qui devraient être ouverts,
Ou c'est un mot de moins qui fait clocher un vers :
Puis, en recopiant cet immortel ouvrage,
Tu donnes son auteur au diable à chaque page;
Tel est de ton histoire en deux mots le précis.
Mais viens, apprends de moi quels sont les vrais soucis,
Qui de nous est lié des plus fortes entraves,
Des Dargets ou des rois qui sont les plus esclaves.
Tu crois par ce début que j'orne mes discours
Des paradoxes vains, la honte de nos jours,
Qui, heurtant le bon sens, aux vérités rebelles,
Débitent des erreurs sous des formes nouvelles?
Soit paradoxe ou non, c'est une vérité
Qu'on sent trop malgré soi, qu'on tait par vanité.
L'emploi d'un souverain, Darget, n'est pas facile
Quand il veut gouverner en roi vraiment habile,
Que, sans se rebuter d'un pénible travail,
Il règle en ses États jusqu'au moindre détail.
Là Thémis, redressant sa balance inégale,
Et réprimant en vain la discorde infernale,
Aux lois de l'équité conformant ses arrêts,
Doit dans un temps donné terminer les procès;
Un hydre renaissant qu'on nomme la chicane.
En aboyant contre elle, élève un front profane.
Et lorsque dans les fers on veut le captiver,
Il s'échappe à l'instant, et revient nous braver;
Cet ouvrage est pareil à ceux de Pénélope.
Mais qui ne deviendrait à bon droit misanthrope,
<242>Quand, ayant terminé cent procès fatigants,
On voit dans les plaideurs autant de mécontents
Qui, mesurant leurs droits au gré de leur caprice,
De propos diffamants accablent la justice?
Il faut taxer le peuple, il subvient aux emplois
Attachés à la cour, aux finances, aux lois;
Ce que donne à l'État le fuseau, la charrue,
Aux héros ses vengeurs de droit se distribue,
Et c'est à l'équité de régler ces impôts
Sur les biens des sujets, différents, inégaux.
Quand le peuple se plaint qu'on charge les villages,
Le courtisan prétend qu'on augmente ses gages,
Et féconds en projets qui bercent leur espoir,
Aucun ne veut donner, et tous veulent avoir;
Qu'heureux serait le roi qui, véritable adepte,
Du grand œuvre un beau jour trouverait la recette!
Plus heureux, s'il pouvait, élevant leur raison,
Réaliser l'État qu'imagina Platon!
Mais voici d'autres soins : il faut qu'un bras sévère
Retienne en son devoir le fougueux militaire :
Dans son libertinage un farouche soldat,
Parjure à ses serments, renverserait l'État;
En ses prétoriens Rome eut autant de traîtres,
Ils marchandaient l'empire et lui donnaient des maîtres.
Il faut que ces lions, pour les combats nourris,
Par Bellone lâchés, soient domptés par Thémis;
Mais pour assujettir leur fière indépendance,
Mais pour donner un frein à leur folle licence,
Il nous faut tour à tour employer la rigueur,
L'espérance, la crainte et même la douceur;
Il faut, pour que l'État ne perde point sa gloire,
<243>Au milieu de la paix préparer la victoire,
Afin que tant d'esprits, unis par le devoir,
Ne forment qu'un seul corps qu'un seul chef fait mouvoir;
C'est lui dont la raison, pour servir la patrie,
Guide, excite, modère ou retient leur furie.
« Ah! grâce au ciel, dis-tu, prenant un air aisé,
Mon maître en ce discours enfin s'est épuisé. »
Epuisé? moi! « Mais oui » ... Darget, cette matière
Pour un homme d'État est une ample carrière;
Je ne t'ai présenté que trois points différents,
Il en est plus de mille, et tous sont importants.
Dans le gouvernement, la sûreté publique
Ne peut se soutenir que par la politique :
En unissant des rois elle oppose à propos
Le pouvoir des amis au pouvoir des rivaux,
Et par les poids égaux d'un prudent équilibre
Elle maintient l'Europe indépendante et libre.
Tant que la bonne foi parla dans les traités,
Ces utiles liens ont été respectés;
Mais bientôt l'intérêt, corrompant la droiture,
Amena l'artifice et même l'imposture.
La politique alors adopta le soupçon;
L'envie aux noirs serpents, l'affreuse trahison,
Préparèrent de loin les jours de la vengeance,
Et de tant de forfaits on fit une science;
Le monde fut peuplé d'illustres scélérats,
Pestes du genre humain et fléaux des États;
La sagesse elle-même adopta ces maximes,
Et devint criminelle en combattant les crimes :
Dans les conseils des rois on osa les citer,
Tout pacte eut un sens louche et put s'interpréter,
<244>Tout traité fut suspect et devint un problème,
La fraude sur son front posa le diadème,
Des crimes dont le peuple est puni par les lois
Devinrent des vertus, appartenant aux rois.
Depuis que les forfaits parurent légitimes,
Nous voyons sous nos pas entr'ouvrir244-a des abîmes,
Nous sommes entourés de cent piéges tendus,
Comme sur ces glacis avec art défendus
Où l'assiégeant timide, en main tenant la sonde,
Avance, en éventant les mines à la ronde.
Entre les souverains il n'est que peu d'amis,
Les plus proches voisins sont les plus ennemis,
L'un de l'autre en secret ils trament la ruine;
Il faut qu'on les observe, il faut qu'on les devine,
Et d'un œil pénétrant lisant dans l'avenir,
Il faut y voir le mal que l'on doit prévenir.
Tels sont les soins, Darget, que la couronne exige;
Mais à moins que le ciel ne fasse un grand prodige,
Lors même que le prince est quitte envers l'État,
Le peuple de son roi juge comme un ingrat.
On veut qu'il sache tout, la guerre, la finance,
L'art de négocier et la jurisprudence,
Qu'il soit universel dans ce vaste métier
Dont chaque point demande un homme tout entier.
Celui qui l'offensa le trouve trop sévère,
L'autre le croit trop doux, celui-ci trop colère;
Fait-il la guerre, on dit : « C'est un roi furieux,
Le ciel pour nous punir l'a fait ambitieux; »
S'il se maintient en paix, « ce monarque stupide
Redoute les dangers, la gloire l'intimide. »
<245>S'il gouverne lui seul, c'est un prince jaloux,
« Têtu, capricieux, qui ne suit que ses goûts; »
Commet-il de l'État le soin à ses ministres,
« Pourquoi tolère-t-il tous leurs complots sinistres? »
A-t-il des favoris, « son faible fait pitié; »
N'en a-t-il point, « ce prince est sourd à l'amitié. »
L'un est trop remuant, l'autre craint la fatigue,
L'économe est vilain, le libéral, prodigue,
Et le galant surtout passe pour débauché.
Tel est de notre état le portrait ébauché.
Comment joindre, Darget, tout grands rois que nous sommes,
Les vertus qu'ont les dieux aux faiblesses des hommes?
L'humanité n'a point tant de perfections;
Si nous voulons des rois privés de passions,
Dont la tranquillité ne saurait être émue,
Allons, qu'Adam 245-24 travaille, et fasse une statue.
Et pourquoi se flatter d'apaiser ces frondeurs?
César eut ses jaloux, Titus eut ses censeurs.
Veux-tu savoir pourquoi la cruelle satire
S'acharne sur les rois, et toujours les déchire?
C'est que, par son penchant aimant la liberté,
L'homme hait un pouvoir qui n'est point limité,245-a
Et du maître au sujet la grande différence,
Rabaissant son orgueil, blesse son arrogance;
L'un se dit en secret : « Je condamne le Roi,
Il n'a jamais l'esprit de penser comme moi; »
Un autre dit tout haut : « Si j'étais dans sa place,
Notre gouvernement aurait une autre face. »
Vois-tu ce peuple abject d'obérés mécontents,
<246>Solliciteurs fâcheux de tous postes vacants?
Tous veulent les avoir, on les donne aux plus dignes;
Alors de ces jaloux les satires malignes,
Qui comme autant d'affronts regardent les refus,
Défigurent nos traits, noircissent nos vertus;
De nouveaux mécontents cette troupe grossie
Épilogue tout haut le cours de notre vie;
Le ciel même jamais n'a pu les contenter,
Un roi faible mortel pourrait-il s'en flatter?
Aimer toujours le bien, le suivre par principe,
Mépriser un vain bruit dont l'écho se dissipe,
C'est là notre parti; laissons donc bourdonner
Cet essaim de frelons sans nous en chagriner;
A ces juges des rois si nous osions répondre,
Par le mot de l'énigme on pourrait les confondre :
Ils n'ont vu que de loin ces importants objets,
Ces censeurs pointilleux sont autant de Dargets;
La critique est aisée, et l'art est difficile,246-a
Un citoyen charmant fait un roi malhabile,
Et tous ces Phaétons si savants dans notre art
Tomberaient de l'Olympe en guidant notre char.
Ne pense point, Darget, que, dangereux sophiste,
De cent rois criminels affreux apologiste,
Abusant de ma lyre et du charme des vers,
Je chante des tyrans, l'horreur de l'univers;
Ma muse ose blâmer la funeste conduite
De ces vulgaires rois sans honneur, sans mérite,
Endormis sur le trône246-b ou pleins de vains projets,
<247>Trop mous vers leurs voisins, trop durs vers leurs sujets.
Je vais te crayonner leurs traits d'après nature :
Un tel ... Mais mon discours te lasse outre mesure,
Tu brûles, cher Darget, de revoir ta maison,
Où ta femme t'attend pour plus d'une raison.
Je crois ouïr gronder ta cuisinière experte,
Déjà le rôti sèche et la table est couverte,
Tes ragoûts délicats vont tous se refroidir,
Et ton cocher là-bas fouette à nous étourdir;
Dix heures vont sonner; lassés de ton absence,
Tes valets excédés grondent d'impatience.
Pars donc, puisqu'il le faut; mais conviens avec moi
Que les grands ne sont pas plus fortunés que toi.

(Envoyée à Voltaire le 5 mars 1749.) A Potsdam, 3 août 1749.

<248>

ÉPITRE XX. A MON ESPRIT.248-a

Écoutez, mon esprit, je ne saurais le taire,
Les contes que sur vous tous les jours j'entends faire,
Vos défauts, vos travers m'ont mis au désespoir;
Quoi! vous étudiez du matin jusqu'au soir?
D'un violent désir suivant l'intempérance,
Vous faites le savant? Ah! quelle extravagance!
En feuilletant sans cesse un auteur vermoulu
Qui lassa les Achards,248-b et qu'aucun roi n'a lu,
Vous voulez, imitant les Huets, les Saumaises,
Vous remplir le cerveau de leurs doctes fadaises?
O ciel! un roi savant! ce mot me fait frémir :
Jamais dessein plus fou pouvait-il vous venir?
Qu'un roi sache arrêter un calcul de finance,
<249>Parafer un traité, signer une ordonnance,
C'est beaucoup dans le siècle où l'on vit aujourd'hui;
Peut-on en conscience exiger plus de lui?
Un roi doit soutenir la majesté du trône;
Tout plein de la grandeur dont l'éclat l'environne,
Fier envers ses voisins et toujours dédaigneux,
Il doit vivre d'encens, égal en tout aux dieux.
Qu'importe le savoir? la science parfaite,
C'est de connaître à fond les lois de l'étiquette :
Cette règle des cours occupe auprès des grands
Ces oisifs affairés qu'on nomme courtisans.
Oui, marmottez tout bas au ministre en silence
Un compliment obscur dans un jour d'audience,
Soyez chasseur outré, forcez-vous à jouer,
Et surtout sans rougir entendez-vous louer;
Empressez-vous au prône, et bâillez au spectacle,
Soyez morne au souper, ne parlez qu'en oracle,
Et par air de grandeur affectez de l'amour :
Voilà comment un roi doit ennuyer sa cour,
Tel était le métier qu'il vous fallait apprendre.
Vos plaisirs, mon esprit, ont droit de me surprendre;
L'étude, qui pour vous a tant de volupté,
Déroge à vos grandeurs, et perd la royauté.
Je vous dirai bien plus : pour comble de manie,
On vous dit possédé de la métromanie;
Oui, vous êtes poëte en dépit d'Apollon.
Pouvez-vous renier ce poëme bouffon 249-a
Où, d'un style mordant blessant toute la terre,
Vous critiquez les cieux au mépris du tonnerre,
Et sur Homère même aiguisant vos bons mots,249-a
<250>Vous attirez sur vous l'essaim de ses dévots?
Pouvez-vous ignorer que, sous différents titres,
On voit courir de vous des odes, des épîtres,
Où, comme La Neuville,250-a échauffant vos poumons,
Vous prêchez la vertu par d'ennuyeux sermons?
Du langage français ignorant les finesses,
Vous mettez Vaugelas et d'Olivet en pièces;250-b
Ah! si Boileau vivait, peut-être, un beau matin,
Votre nom dans ses vers remplacerait Cotin.
Que la rougeur au moins250-c vous en monte au visage,
Ayez honte du temps qu'absorbe un tel ouvrage,
Et sans vous dessécher le cerveau vainement,
Quittez du bel esprit le fol amusement.
Mais vous me répondez : « Qu'amant de l'harmonie,
Transporté, malgré vous, par le dieu du génie,
Vous pouvez librement suivre votre plaisir,
Quand le Roi fatigué vous donne du loisir;
Que si, pour s'amuser, on voit plus d'un grand prince
Prendre dans ses filets les daims de sa province,
Vous charmez vos ennuis par des écrits divers,
Inondant le papier d'un déluge de vers. »
Comment! lorsque d'un cerf précipitant la fuite,
Des princes et des chiens courent à sa poursuite,
<251>Et qu'ils font la curée au milieu des marais,
Au lieu d'être affecté par les mêmes attraits,
Vous poursuivez chez vous une bizarre rime,
Un mot que votre sens exige, et qui l'exprime?
Ah! quel étrange esprit le ciel m'a-t-il donné,
Si contraire à nos mœurs, si mal morigéné,
Qui, par bizarrerie à sa grandeur rebelle,
Prétend s'ouvrir tout seul une route nouvelle!
Oui, vous me soutenez : « Que s'il fallait toujours
Vous occuper de riens, grand ouvrage des cours,
Vous quitteriez plutôt grandeur, sceptre, patrie,
Et des rois empesés la lourde confrérie; »
Enfin, vous ajoutez : « Que vos savants écrits
Mériteraient l'estime au lieu des vains mépris
D'un peuple plein d'erreur, d'un vulgaire imbécile,
Qui juge en vrai Midas, et prononce en Zoïle. »
J'en conviens, mon esprit, mais n'allez pas choquer
Des usages reçus, qu'on risque d'attaquer;
Je vous rends simplement, sans être satirique,
Tous les bruits que sur vous répand la voix publique.
On se moque surtout du peu de gravité
Dont vous assaisonnez l'auguste royauté;
Il est sur vos défauts plus d'un Caton qui veille,
Et j'entends très-souvent qu'on se dit à l'oreille :
« N'avons-nous pas, amis, un bien plaisant consul? »
Mais vous comptez toujours suivant votre calcul :
« Ces censeurs, dites-vous, sont aisés à confondre;
Et voilà de ma part ce qu'on peut leur répondre :
Ivre de mes plaisirs, ai-je comme un ingrat
Négligé mes devoirs, sacrifié l'État?
M'a-t-on vu du public tromper les espérances,
<252>Traîner de longs procès, embrouiller les finances,
Oublier les traités, pour penser aux beaux-arts?
M'a-t-on vu des derniers paraître au champ252-a de Mars?
Mais si sur tous ces points j'ai fait briller mon zèle,
Si l'on m'a vu toujours, à mes devoirs fidèle,
Du peuple et du soldat prévenir les désirs,
Par quelle cruauté fronde-t-on mes plaisirs?
Je vois couler mes jours au sein de l'innocence;
Enchanté des attraits dont brille l'éloquence,
J'ai su monter ma lyre à différents accords,
Chez Horace et Maron je puise mes trésors;
Je ne me flatte point de pouvoir les atteindre,
Mais, un peu plus bas qu'eux, je n'ai point à me plaindre.
Eh quoi! dans ma grandeur et dans ma royauté,
Je ne jouirai point du peu de liberté
Qu'un berger, conduisant son troupeau pacifique,
A de chanter le soir une chanson rustique,
Quand l'ombre ayant chassé les ardeurs du soleil,
Le plaisir lui prépare un tranquille sommeil?
Achille pourra donc, dans son jaloux délire,
Apaiser son courroux par les sons de sa lyre,
Et moi, je ne pourrai, moi seul dans l'univers,
Adoucir mes travaux par le charme des vers?
Quoi! l'on m'interdira les sources du Permesse?
Du monde prosterné voyant grossir la presse,
Je serai dans ma niche, au milieu de ma cour,
Encensé par des sots comme le saint du jour?
On me rendra martyr de la cérémonie?
Ah! secouons le joug de cette tyrannie.
Tant pis si le bon sens paraît hors de saison,
<253>Je m'éclaire au flambeau que porte ma raison,
Et bravant des censeurs la sotte fantaisie,
Je préfère surtout l'auguste poésie.
Puisque j'en ai tant dit, comparons une fois
Les lauriers d'Apollon et les lauriers des rois.
Nous devons nos transports au seul dieu du génie;
Le hasard qui préside au destin de la vie
Fait au plus grand héros succéder quelquefois
Un stupide fœtus sur le trône des rois,
Qui végète sans vivre, et, des humains l'arbitre,
N'a pour toute vertu que l'enflure d'un titre.
Mais les fils d'Apollon s'élèvent jusqu'aux cieux;
Quand nous osons parler le langage des dieux,
A peine parle-t-il le langage des bêtes;
Des lauriers toujours verts ont couronné nos têtes,
Plus d'un roi par nos chants est devenu fameux,
Notre gloire jamais n'a rien emprunté d'eux;
En vain de notre sort un souverain décide,
Son exil dans le Pont n'avilit point Ovide.
Qu'un prince sans honneur, sur le trône amolli,
Termine sa carrière, il est mis en oubli;
Son nom, dans un bouquin de généalogie,
Pourra servir d'époque à la chronologie;
Ces rois anéantis restent pour toujours morts.
Mais de nos vers heureux les sublimes accords,
Des siècles destructeurs perçant la nuit obscure,
Font passer notre nom à la race future;
Nos durables travaux, victorieux des temps,
Ont vu des plus grands rois périr les monuments :
De la superbe Troie il n'est trace légère,
Quand après trois mille ans nous conservons Homère.
<254>Depuis que le trépas redoutable aux humains
D'Auguste et de Virgile eut tranché les destins,
Lasse de ces combats que l'histoire nous vante,
Aux exploits du héros mon âme indifférente
N'y voit que des hauts faits qu'ont produits tous les temps;
Mais Virgile me charme, et plaira dans mille ans :
Il m'émeut lorsqu'il peint la malheureuse Troie
Au fer des Grecs vengeurs, à leurs flammes en proie;
Il touche par l'amour de la triste Didon,
Du bûcher funéraire allumant le brandon;
Quel feu, quand sur le Styx il fait voguer Énée!
Il me guide aux enfers, j'y vois la destinée
Des descendants d'Anchise et du peuple romain;
J'évoque avec Virgile un nouveau genre humain,
Du Gange aux bords des mers où le soleil expire,
Je vois l'heureux Octave étendant son empire.
Des enfants d'Apollon, héros, soyez jaloux :
César fit tout pour lui, Virgile tout pour nous.254-a
Mais du pouvoir des rois connaissons l'origine.
Pensez-vous qu'élevés par une main divine,
Leur peuple, leur État leur ait été commis
Comme un troupeau stupide à leurs ordres soumis?
Les crimes effrontés, l'artifice des traîtres,
Forcèrent les humains à se donner des maîtres;
Thémis arma leur bras de son glaive vengeur,
Pour inspirer au vice une utile frayeur;
D'autres, en usurpant un bien illégitime,
Devinrent souverains en prodiguant le crime,
Et passent pour héros chez les ambitieux.
Notre origine est pure, elle nous vient des cieux;
<255>Apollon nous plaça vers le haut du Permesse,
C'est l'immortalité qui fait notre noblesse.
Ah! si jamais les grands n'avaient fait que des vers,
Qu'ils auraient épargné de maux à l'univers!
César, moins enivré d'un pouvoir despotique,
Aurait par de beaux vers charmé sa république;
On n'aurait point connu ces deux triumvirats.
Sanguinaires liens d'illustres scélérats
Qui sur les grands de Rome exerçaient leur vengeance;
Si le héros du Nord, si fier de sa vaillance,
Moins roi, moins souverain que chevalier errant,
Au lieu d'être amoureux d'Alexandre le Grand,
Eût choisi pour modèle Horace ou bien Pindare,
Il n'eût point imploré le Turc et le Tartare.
Les Muses, de tout temps, ont adouci les mœurs :
Leurs exploits sont des jeux, leurs armes sont des fleurs;
Dans les tranquilles bois où ces nymphes habitent,
Des plaisirs délicats les charmes les excitent;
Leurs cœurs ne sont touchés que par le sentiment. »
Mais que dis-je? à quoi sert ce long raisonnement?
Quel flux impétueux d'éloquence frivole!
Quel inutile abus du don de la parole!
Ce n'est pas contre moi que vous devez plaider,
C'est l'univers entier qu'il faut persuader.
Il ne se nourrit point d'une vaine fumée,
Sa critique surtout, vivement animée,
Rit de vos méchants vers. « Mais quoi! s'ils étaient bons,
Et s'ils pouvaient charmer, en variant leurs sons,
D'Argens, Algarotti, si Maupertuis les loue,
Si l'Homère français255-a lui-même les avoue,
<256>Si la postérité ... » Quelles sont vos erreurs!
Connaissez, mon esprit, le poison des flatteurs :
Leurs sons, plus dangereux que le chant des sirènes,
Peuvent bien enchanter vos veilles et vos peines,
Mais imitez Ulysse, et sourd à leurs accents,
Rejetez pour jamais un si funeste encens.
Pouvez-vous ignorer qu'un roi, quoi qu'il propose,
Et quoi qu'il entreprenne, excelle en toute chose?
S'il aime les dangers, les combats, les hasards,
Pour l'élever plus haut on abaissera Mars;
S'il est fort, aussitôt le flatteur sans scrupule
Lui prouve que d'Alcide il est le seul émule;
Son cœur est-il d'amour facile à s'enflammer,
C'était pour lui qu'Ovide avait fait l'Art d'aimer;
Lorsqu'à de mauvais vers comme vous il s'amuse,
Il rend jusqu'à Voltaire envieux de sa muse.
Revenez, mon esprit, de votre aveuglement,
Que l'amour-propre enfin le cède au jugement.
Est-il chez les humains de vertu sans mélanges?256-a
Rabattons sans orgueil les trois quarts des louanges
Que certains beaux esprits nous donnent à l'excès;
Vous faut-il tant d'encens pour ces faibles succès?
Qu'avec Horace un jour votre muse barbare
Pour vous apprécier humblement se compare,
Alors de vos écrits les défauts dévoilés
Vous feront convenir du peu que vous valez;
Détestant de vos vers l'insipide volume,
Vous remettrez d'abord l'ouvrage sur l'enclume.
Étudiez surtout la docte antiquité :
Plus vous approcherez de son urbanité,
<257>Plus vous aurez de goût pour ses divins ouvrages,
Et plus vous aurez droit d'attendre des suffrages.
C'est là votre modèle, et ces trésors ouverts
Orneront vos écrits et plairont dans vos vers.
Mais puisque je vous vois toujours inébranlable,
Que les vers ont pour vous un charme inconcevable,
Que ne pouvant vous taire, et marmottant tout bas,
Comme cet indiscret confident de Midas,
Vous contez aux roseaux mes passe-temps frivoles,
Du moins consolez-moi de vos visions folles;
Apprenez quelque jour aux lecteurs indulgents,
Si vous pouvez percer la sombre nuit des temps,
Ou si quelque hasard vous amène au grand monde,
Quel était cet auteur dont la muse féconde
Monta sur l'Hélicon sur les pas du plaisir,
Et composa des vers pour charmer son loisir.
Dites que mon berceau fut environné d'armes,
Que je fus élevé dans le sein des alarmes,
Dans le milieu des camps, sans faste et sans grandeur,257-a
Par un père sévère et rigide censeur;
Que je lus écolier des plus grands capitaines;
Qu'à Sparte cultivant les douces mœurs d'Athènes,
Je fus ami des arts plutôt que vrai savant,
Et que sans écouter un orgueil décevant,
Et simple courtisan des filles de Mémoire,
Je n'aspirai jamais à la sublime gloire
D'être le plus fêté parmi leurs nourrissons;
Que sachant me borner et rabaisser mes sons,
Je me suis contenté de peindre ma pensée
Et de parler raison en prose cadencée.
<258>Dites que j'ai subi, bravé l'adversité,
Mais que parmi les rois, depuis, on m'a compté;
Attestez hardiment que la philosophie
A dirigé mes pas et réformé ma vie;
Dites qu'en admirant le système des cieux,
J'ai préféré ma lyre aux arts fastidieux;
Que, sans haïr Zénon, j'estimais Épicure,
Et pratiquais les lois de la simple nature;
Que je sus distinguer l'homme du souverain;
Que je fus roi sévère et citoyen humain :
Mais, quoiqu'admirateur de César et d'Alcide,
J'aurais suivi par goût les vertus d'Aristide.
Lorsque la Parque enfin, lasse de ses fuseaux,
Terminera mes jours d'un coup de ses ciseaux,
Que sur ma cendre éteinte aboiera la satire,
Dites que, méprisant tout ce que pourra dire
Un esprit irrité, chagrin, mal fait, tortu,
Trop rigide censeur de ma faible vertu,
Sans aimer la louange, insensible à tout blâme,
J'ai toujours conservé le repos de mon âme.
Et que, m'abandonnant à la postérité,
Elle peut me juger en toute liberté.

A Potsdam, ce 8 d'août 1749.


101-a Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens, naquit le 24 juin 1704, à Aix en Provence. En 1741, il accompagna à Berlin la duchesse douairière de Würtemberg, et devint bientôt l'ami intime de Frédéric En 1769 il retourna dans sa patrie, et mourut le 12 janvier 1771, au château de la Garde, près de Toulon. Voyez ci-dessus, p. 75.

104-a Voyez t. VII, p. 127.

107-4 L'oignon.
     

[On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses vœux propices,
Et croire follement maîtres de ses destins
Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
Boileau, Satire XII, v. 95.]

108-a Vers la fin de l'année 1781, le célèbre auteur du Commentaire sur l'Histoire de Polybe eut des convulsions sur le tombeau du diacre Paris, au cimetière de Saint-Médard, à Paris. Voyez t. I, p. 241, et ci-dessus, p. 97.

108-b C'est Apollon qui adresse ces paroles à Phaéton, dans les Métamorphoses d'Ovide, livre II, v. 56, selon la traduction que Voltaire en donne dans le IIe Discours sur l'homme, v. 84.

109-a

Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
N'est souvent qu'apprendre à douter.

Madame Deshoulières,

Réflexions diverses

, 1686.

110-5 Carnéade.

110-a Ce vers est tiré de la Satire sur l'Homme (Satire against Man), par le comte Rochester. Voltaire (Œuvres, édition Beuchot, t. XIII, p. 401, et t. XXXVII, p. 244) l'avait rendu ainsi :
     

L'homme est né pour agir, et tu prétends penser!

113-a Le comte Gustave-Adolphe de Gotter, grand maréchal de la cour du Roi, ministre d'État et grand maître des postes, naquit à Gotha le 26 mars 1692, et mourut à Berlin le 28 mai 1762.

114-a Joyard, gendre d'Antoine Pesne, fut trente ans maître d'hôtel du Roi.

115-a Philippe-Julien Mazarin Mancini, duc de Nevers, mort en 1707. Dans son Épître à M. le duc de Nevers sur la petite vérole de M. le duc de Vendôme, l'abbé de Chaulieu s'exprime ainsi :
     

Et bien que chez toi l'abondance.
Si familière en tes repas,
Y fournisse cinquante plats
Des mets les plus exquis de France, etc.

118-6 Le premier qui a fait de la tapisserie à Berlin. [Voyez, t. I, p. 261.]

120-7 Chargé de timbrer les cartes.

120-a La comète, jeu de cartes à la mode dans ce temps-là. Voyez Encyclopédie méthodique. Dictionnaire des jeux, faisant suite au Tome III des Mathématiques. A Paris, 1792, in-4, p. 33-38.

121-a Par sa boussole. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 165.)

122-8 Charles-Quint.

122-a L'Américain troublé. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 166.)

122-b Que cachait l'Amérique. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 166.)

123-a Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile. Boileau, L'Art poétique, chant Ier. Voyez t. IV, p. 38.

125-a Voyez ci-dessus, p. 43 et 75.

129-9 Le Ciron et le Bœuf de La Fontaine. [Cette note est omise dans l'édition de 1760, peut-être parce qu'il n'y a aucune fable dans La Fontaine qui porte ce titre. Il est probable que le Roi a voulu parler du Moucheron et le Bœuf de Phèdre. Voyez t. IX, p. 55.]

130-a Allusion à la peste de 1720.

131-a Le Roi semble se moquer ici d'une de ses propres ordonnances, le Renovirtes und geschärftes Edict, wegen Ausrottung der Sperlinge und Krähen, daté de Berlin, le 22 juin 1744. Voyez Mylius C. C. Marchicarum, Continuatio II, p. 189, no XVII.

131-b Voyez t. I, p. 138, 143, 159 et 168.

133-10 Königsberg.

134-11 Celui du feu roi.

136-a Voyez t. VI, p. 250.

142-12 Tomyris.

143-a Voyez t. VIII, p. 23, et ci-dessus, p. 23; voyez aussi Boileau, Epître I, v. 61-86.

145-a Voyez t. VII, p. 33-36, et ci-dessus, p. 93.

146-a Succomber sous l'effort d'ennemis enhardis. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 198)

146-b Voyez t. II, p. 155 et 156, et t. III, p. 8.

146-c Voyez t. III, p. 108, et t. IV, p. 13 et 14.

149-a Voyez t. II, p. 85, et t. III, p. 63.

149-b Très-dignes. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 203.)

149-c Le comte Frédéric-Guillaume Finck de Finckenstein, fils aîné du feld-maréchal et frère du ministre de Cabinet de ce nom (t. III, p. 17, et t. VI, p. 170), naquit en 1702, et mourut au mois de mai 1741, des suites des blessures qu'il avait reçues à la bataille de Mollwitz. Il était colonel et adjudant général du Roi.
     Thomas Fitzgerald, capitaine dans la garde royale, avec le titre de lieutenant-colonel, périt également à Mollwitz.

149-d Voyez t. II, p. 83.

150-a Voyez t. II, p. 127-139.

150-b Voyez t. II, p. 137, t. III, p. 44. et ci-dessus, p. 91.

151-13 Campagne de 1744 et 1745.

151-a Voyez t. II, p. 140 et 168. Le major Charles-Frédéric de Buddenbrock, du régiment de cuirassiers (no 1) du feld-maréchal son père, resta sur le champ de bataille de Chotusitz.

151-b Voyez t. III, p. 129 et 130.

152-a Réminiscence de la Henriade, chant VI, v. 291 et suivants.

152-b Voyez t. III, p. 78 et 155, et t. VII, p. 15-25.

152-c Nous portait dans ses mains. (Variante de l'édition in-4. de 1760, p. 207.)

153-a

Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie.

Racine,

Andromaque

, acte I, sc. II.

153-b Le général Asmus-Ehrentreich de Bredow, le même à qui l'Épître X est adressée, fut blessé à la bataille de Kesselsdorf.
     Le général-major Samuel de Polentz, le colonel de Rintorf (nommé, le 18 décembre 1745, commandeur du régiment d'infanterie d'Alt-Würtemberg, no 46) et le major Joachim-Erdmann de Kleist moururent des suites des blessures qu'ils avaient reçues à la bataille de Kesselsdorf. Voyez t. III, p. 187 et 188.

156-a Le général Asmus-Ehrentreich de Bredow passa l'hiver de 1750 à 1751 au château de Potsdam, dans la société de Frédéric. L'Épître qui lui est adressée fut probablement composée à cette époque, peu de temps après l'audience que le Roi donna au kan des Tartares le 27 juillet 1750. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LV, p. 642. Membre de l'Académie des sciences depuis 1752, M. de Bredow mourut à Halberstadt le 23 février 1756, dans sa soixante-troisième année; il était alors lieutenant-général d'infanterie et chevalier de l'Aigle noir. Voyez ci-dessus, p. 153, les deux vers du Roi à la louange de cet officier.

157-a

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.

Boileau,

L'Art poétique

, dernier vers.

157-b Libraire de Berlin. Voyez t. I, p. xxxv.

158-a Nous présumons que le Roi veut parler de George-Henri Behr, médecin praticien à Strasbourg et président de la société allemande de la même ville, dès sa fondation en 1743. Ce savant, mort en 1761, est auteur d'un grand nombre d'ouvrages, entre autres : Die Gottheit oder Lob und Erkenntniss des Schöpfers aus seinen Geschöpfen, mit poetischer Feder entworfen. Augsbourg, 1751, in-8.

158-b Voyez t. IX, p. 74.

158-c Auguste-Frédéric-Guillaume Sack, premier prédicateur de la cour à Berlin, né en 1703, mourut en 1786. Son ouvrage intitulé Vertheidigter Glaube der Christen, 1748, fit sensation.

158-d Jean-Philippe Heinius fut directeur du gymnase de Joachim de 1730 à 1769; lorsque l'Académie des sciences fut rétablie, il devint directeur de la classe de philosophie. Il mourut en 1775.

158-e Voyez t. VII, p. 136.

158-f Jean Regnauld de Segrais, né en 1624, mort en 1701. On a de lui des Églogues, des Poésies diverses, une traduction en vers de l' Énéide et des Géorgiques, etc.

159-14 L'abbé de la Bletterie. [Voyez t. VII, p. 120, et ci-dessus, p. 10.]

159-15 L'abbé Du Bos. [Auteur des Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. 1719.]

160-a Jean Ailhaud, chirurgien, né à Lourmian en Provence, ne doit sa célébrité qu'à la poudre purgative qui porte son nom, et qui n'était autre chose qu'un mélange de résine, de scammonée et de suie. En 1788, il publia un Traité de l'origine des maladies et des effets de la poudre purgative. Il mourut à Aix, en 1706, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.

161-a Voltaire, Zaïre, acte I, sc. I, dit :
     

Je le vois trop : les soins qu'on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre croyance.
J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

163-a Voyez t. IX, p. 54.

163-b Voyez t. III, p. 35.

163-c

Thérèse de leur bras fortifia sa ligue,
Et ne dut ce secours qu'au sermon de Rodrigue.

(Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 220.)

164-a Voyez ci-dessus, p. 6.

165-a Voyez ci-dessus, p. 6.

165-b Confondre l'apparence avec la vérité. Molière, Tartuffe, acte I, scène VI.

165-c Il suffit. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 223.)

167-a Voyez t. VI, p. 250; et t. IX, p. X et 207.

168-a C'est Virgile qui célèbre Penthésilée. Voyez Énéide, livre I, v. 491.

168-b Énéide, livre XI, vers 532 et 848.

169-a Les seize vers suivants sont omis dans l'édition in-4 de 1760, p. 227.

169-b Au lieu des quatorze vers qui suivent, on lit ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, 227 :
     

Qui se plaît dans le trouble à tramer des complots,
Ennemi des humains, de Thémis, du repos,

170-a Voyez t. VIII, p. v et 65-336.

170-b Voyez ci-dessus, p. 36, 138 et 140, et ci-après, p. 179.

172-16 Mesdames les margraves de Baireuth et d'Ansbach.

173-17 Madame la duchesse de Brunswic.

173-18 Madame la margrave de Schwedt.

175-a Comptant (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 234.)

176-a Le comte Henri de Podewils, né en Poméranie le 4 octobre 1695, ministre de Cabinet depuis 1730, mourut le 29 juillet 1760. Voyez t III, p. 167, et t. VI. p. 170.

177-a Eh! qu'importe. (Variante de l'édition in-4. de 1760, p. 237.)

179-a Les douze vers qui commencent à « Du portrait » sont remplacés par ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 289 :
     

Ces monstres qu'à regret nous a tracés l'histoire,
Dont le peuple ulcéré déteste la mémoire,
Qui, sans cesse abusant du nom du souverain,
Opprimaient ses sujets sous leur sceptre d'airain,
Et, dans ce second rang, plus fiers, plus intraitables
Que ne furent jamais les maîtres véritables,
Impérieux, et durs, et prompts à le trahir,
Le rendaient méprisable, en se faisant haïr.
Tel était ce Séjan dont l'indigne statue
Par le sombre Tibère enfin fut abattue;
Tels, sous ces empereurs au vice trop enclins,
On abhorrait Pallas, Narcisse et Tigellin;
Tels, sous les faibles rois de la première race,
Les maires du palais, en occupant leur place,
Imposaient aux Français un joug oriental.
Quel abus des grandeurs et du pouvoir royal!

180-a

Ou qui, voluptueux, plongés dans l'indolence,
En d'indignes mortels ont mis leur confiance.

(Variante de l'édition in-4 de 1760. p. 240.)

181-a Réminiscence de la Henriade, ch. I, v. 21 et 22 :
     

Valois régnait encore, et ses mains incertaines
De l'État ébranlé laissaient flotter les rênes.

184-a Sous les lauriers. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 246.)

185-a Voyez t. IV, p. 252.

185-b Jean de La Quintinie, né à Chabanais en 1626, mourut à Versailles en 1688. Il était directeur des jardins fruitiers et potagers de Louis XIV, et a laissé un ouvrage posthume qui a été longtemps regardé comme le seul guide des jardiniers.

186-a

Il changera de mœurs en changeant de fortune.

Voltaire,

La Mort de César

, acte 1, scène I.

187-a Voyez t. IX, p. 43, et ci-dessus, p. 64 et 73.

190-19 Ménénius Agrippa. [Voyez t. VIII, p. 147 et 294.]

190-a Le sort. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 254.)

191-a Voyez t. VIII, p. 152 et 300.

193-a Voltaire fait l'éloge de cette Épître dans sa lettre au Roi, du 19 avril 1749.

194-a Ernest-Maximilien Sweerts, baron de Reist, directeur des spectacles à Berlin, y mourut en 1767, à l'âge de quarante-sept ans.

195-a La signora Giovanna Astrua, cantatrice à l'opéra, vint de Naples à Berlin dans le mois de mai 1747; elle quitta le théâtre de cette dernière ville en 1757.
     Le chanteur Felicino Salimbeni, né à Milan vers l'an 1712, s'engagea en 1744 à l'opéra de Berlin, qu'il quitta dans l'automne de l'année 1750.
     Marianne Cochois, sœur de Babet Cochois, marquise d'Argens, était une des premières danseuses de l'opéra de Berlin.
     La célèbre Barberina, favorite du Roi et du public depuis 1744, était tombée en disgrâce et avait quitté le théâtre dans l'été de 1748.

196-a Voyez t. IX, p. 74.

198-a Charles-Henri Graun, qui fut vingt-cinq ans maître de chapelle du Roi, naquit à Wahrenbrück en Saxe, et mourut à Berlin le 8 août 1759, âgé de cinquante-cinq ans.

199-a Gronde et raisonne. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 260.)

199-b Espèce de manteau ou de voile recouvrant la tète, la figure et les mains, dont les femmes t'ont usage en Italie dans les mascarades du carnaval, et qu'on appelle en italien bautta.

200-a Allusion à Iphigénie en Aulide, 1748, et à Coriolan, 1749, opéras de Graun dont les paroles furent composées par le Roi lui-même. Il tira une partie du premier de l'Iphigénie de Racine, et imita d'Euripide la fin de la pièce. Quant à l'opéra de Coriolan, voyez la lettre de Frédéric au comte Algarotti, du 6 septembre 1749.

202-a Le comte François Algarotti, né à Venise le 11 décembre 1712. mourut à Pise le 3 mai 1764. Voyez t. VI, p. 250, et ci-dessus, p. 75.

205-a Personnage difforme et malheureux des poëmes du Bojardo et de l'Arioste.

205-b

Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes.

La Fontaine, liv. I, fable VII,

La Besace

.

208-a Voltaire demanda cette Epître au Roi, dans sa lettre du 19 avril 1749.

209-a Charles-Guillaume comte Finck de Finckenstein, ministre de Cabinet. Voyez t. III, p. 17, t. IV, p. 24, et t. VI, p. 170.

210-a Voyez ci-dessus, p. 65.

211-20 La Grange. [Voyez t. VII, p. 60.]

214-a Fameuse statue de Phidias. (Note de l'édition in-4 de 1760, p. 286.)

215-a

Le Parnasse parla le langage des halles.

Boileau,

L'Art poétique

, ch. I, v. 84.

215-b Voyez, t. I, p. 162, et t. II, p. 12.

217-a Le chevalier Isaac-François-Egmont de Chasot, ami de jeunesse du Roi, devint en 1741 capitaine de cavalerie dans le régiment de Baireuth dragons, major en 1743, et lieutenant-colonel en 1760 : il quitta le service de Prusse le 17 février 1752. Depuis, le chevalier de Chasot fut plus de trente ans commandant de Lübeck, avec le grade de lieutenant-général danois. Il fut inhumé à Lübeck, le 30 août 1797. Voyez t. III, p. 129 et 160.

218-a Boileau, Satire X, v. 137 et 138.

223-21 Antoine.

223-a Turenne était à soixante ans l'amant de madame de Coëtquen et sa dupe, comme il l'avait été de madame de Longueville. Il lui révéla en 1670 le secret de l'État, qu'on cachait au frère du Roi.

223-b Dans mes vers mordants. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 299.)

226-a Au-dessous de ces mots, on lit dans l'édition in-4 de 1760 : « Imitation du troisième livre de Lucrèce. »

226-b Le comte Maurice de Saxe mourut le 30 novembre 1750, à Chambord sur la Loire. Il était né à Goslar le 28 octobre 1696, et avait été fait maréchal de France en 1743. Voyez t. I, p. 180, t. III, p. 110 et 111, et t. IX, p. 167.

227-a Le chevalier de Belle-Isle, frère du maréchal, fut tué le 19 juillet 1747, en attaquant les retranchements d'Exilles, sur le col de l'Assiette. Voyez t. IV, p. 15.
     Le comte Emmanuel-François-Joseph de Bavière, né en 1704, fils naturel de Maximilien II Emmanuel, électeur de Bavière, fut tué à la bataille de Laeffelt, le 2 juillet 1747.

232-22 La guerre de trente ans.

235-a Voyez t. VIII, p. 55.

235-b Voyez t. VI, p. 243, article I. Voltaire dit dans le second chapitre de son Micromégas : « Quand il faut rendre son corps aux éléments, » etc.

236-a Dans l'édition in-4 de 1760, p. 317, et dans l'édition petit in-8 de 1762, p. 446, le mot « chrétiens » est remplacé par « humains; » l'édition gr. in-8 de 1760, p. 225, porte : « Allez, mortels craintifs. » Voyez la lettre du marquis d'Argens au Roi, à Berlin, 1er avril 1760, et la réponse du Roi.

238-a Claude-Etienne Darget, nommé le 18 janvier 1746 au poste de secrétaire des commandements du Roi, retourna en France le 14 mars 1752. Il fut chargé plusieurs fois de lire à l'Académie des sciences les écrits du Roi. On lui donnait, par courtoisie, le titre de conseiller intime. De retour en France, il fut placé à l'école militaire; il devint ensuite ministre des évêques de Liége et de Spire. Né en 1712, il mourut en 1778.
     Cette Épitre à Darget rappelle l'Épitre de Boileau à son jardinier.

239-a Arioste, Roland furieux, chant XXXIV, stance 84.

239-b S'il sait en profiter. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 320.)

240-23 Chirurgien des armées du Roi.

244-a S'entr'ouvrir. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 327.)

245-24 Sculpteur du Roi.

245-a Qui n'est pas limité. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 330.)

246-a Ce vers, tiré du Glorieux de Destouches, acte II, sc. V, est une des sentences favorite du Roi, qui la répète souvent, par exemple, t. IX, p. 171.

246-b Voyez ci-dessus, p. 180.

248-a C'est la IXe satire de Boileau qui paraît avoir donné au Roi l'idée de composer cette Épître. L'ouvrage du poëte français est destiné à faire son apologie et en même temps à lancer à ses détracteurs, ainsi qu'aux mauvais poëtes, des traits encore plus acérés que ceux des précédentes satires. Il commence par ces vers bien connus :
     

C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler,
Vous avez des défauts que je ne puis celer, etc.

248-b Antoine Achard, né à Genève en 1696, et pasteur de l'église française de Berlin depuis 1734, mourut dans cette dernière ville le 2 mai 1772.

249-a Le Palladion, ch. I, v. 15-27.

250-a Anne-Joseph-Claude Frey de Neuville, jésuite et sermonnaire, né en 1693, mourut en 1774. 11 prêcha à Paris pour la première fois en 1736, et il mérita d'imposants suffrages. Dans sa lettre à Jordan, du 27 juin 1743, Frédéric fait allusion à l'oraison funèbre du cardinal Fleury par le P. Neuville, qui a été fort vantée.

250-b

Il est vrai que l'on sue à souffrir ses discours,
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours.

Molière,

Les Femmes savantes

, acte II, scène VII.
     Au sujet de Vaugelas, voyez t. IX, p. 79.
L'abbé Joseph Thoulier d'Olivet, né en 1682, mourut en 1768.
Vaugelas et d'Olivet sont deux des plus célèbres grammairiens français.

250-c Du moins. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 335.)

252-a Aux champs. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 338.)

254-a Pour vous. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 341.)

255-a Voyez ci-dessus, p. 76.

256-a Sans mélange. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 345.)

257-a Sans faste, sans grandeur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 346.)

61-a Voyez t. IV, p. 252.

61-b Voyez t. IX, p. 43, 141 et 142.

62-a Point. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 83.)

64-a Voyez ci-dessus, p. 3.

65-a Voyez t. IX, p. 104, 180 et 181.

66-a Réminiscence des vers 261 et 262 du 1er chant de la Henriade :
     

Surtout des plus grands cœurs évitez la faiblesse :
Fuyez d'un doux poison l'amorce enchanteresse.

69-a Voyez t. VIII, p. 156 et 304; et t. IX, p. 205.

70-a Ce vers et les trois suivants sont une réminiscence du commencement du VIIe chant de la Henriade :
     

Du Dieu qui nous créa la clémence infinie, etc.

71-a Marcelle. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 96.)

71-b L'édition in-4 de 1760, p. 97, dit plus correctement « Dans sa sublime extase. »

71-c Porta. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 97.)

72-3 Jurieu.

72-a Sur. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 98.)

73-a Voyez ci-dessus, p. 64.

73-b Voyez t. I, p. 110.

73-c Dans le Glorieux de Destouches, acte V, scène V, Lisimon, riche bourgeois anobli, passant le contrat de mariage de sa fille avec le comte de Tufière, répond à celui-ci, qui lui demande ses noms et titres :
     LisimonAntoine Lisimon, écuyer.
Le Comte.Rien de plus?
Lisimon.Et seigneur suzerain ... d'un million d'écus.

74-a Voyez ci-dessus, p. 9.

76-a De héros. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 104.)

77-a Nabuchodonosor, roi de Babylone. Daniel, chap. 4, versets 30 et 31.

77-b Voyez ci-dessus, p. 41.

79-a Au lieu des sept vers qui suivent, on trouve ceux-ci dans l'édition in-4 de 1760, p. 107 :
     

Les plus savants projets et l'art le plus sublime
Deviennent odieux lorsqu'ils servent au crime.
Qu'au milieu de Paris un prélat insolent
Gouverne les ressorts d'un peuple turbulent,
Que la révolte enfin contre la cour éclate,
Le tout pour s'ombrager d'un chapeau d'écarlate,

80-a

Qu'un lâche, un Harpagon, un misérable avare
Du nom de vertueux sans scrupule se pare?

(Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 109.)

80-b L'édition in-4 de 1760, p. 109, donne ici ces quatre vers de plus :
     

L'insatiable soif qu'il a d'accumuler
Est l'unique talent qu'il peut nous étaler;
Il en fait, jour et nuit, sa misérable étude.
Observez les accès de son inquiétude.
Son navire est frété, etc.

85-a Les humains. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 116.)

85-b D'un feu séditieux. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 116.)

91-a Voyez t. II, p. 137 et 166, et t. III, p. 44.

93-a Voyez l'Éloge du général de Stille, t. VII, p. 33-36, et, ci-dessous, l'Épître IX.

93-b C'était alors la mode chez les nobles, jeunes et vieux, qui n'étaient pas au service, de porter au chapeau une plume blanche, comme les généraux; à leur exemple, le jeune élégant qui voyage est décoré d'un plumet incarnat.

99-a Il s'agit ici de l'hôtel alors le plus renommé de Berlin, Brüderstrasse no 39. Jean Vincent en avait été le propriétaire jusqu'à sa mort, arrivée en 1731. A l'époque où cette Epître fut composée, la maison appartenait au capitaine de Montgobert, à qui les héritiers de Vincent l'avaient vendue. Par la suite, l'Hôtel de Montgobert prit le nom de la Ville de Paris.