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STANCES, PARAPHRASE DE L'ECCLÉSIASTE.55-a

Homme, qui marches dans l'ombre
De tes préjugés flatteurs,
De ces tyrans enchanteurs
Je veux dissiper le nombre,
Et percer la vapeur sombre
Dont t'offusquent tes erreurs.

Ce spectacle magnifique,
Ce monde, où tant de plaisirs
Enflamment tes vains désirs,
N'est qu'un beau palais magique,
Qu'habitent le crime inique,
Les regrets et les soupirs.
<56>Sur ce théâtre fertile
En tant de variétés,
Tout ce que ton œil débile
A pris pour des nouveautés
Sont d'une scène mobile
De vieux objets répétés.

La tendre et brillante rose
Qu'au matin on voit éclose
Se fane à la fin du jour.
Tel est le sort sans retour
De l'objet qui t'en impose :
L'âge en bannira l'amour.

L'œil qui briguait ton hommage
S'éteint et perd sa splendeur;
L'éclat de ce beau visage
Se ride, et de sa pâleur
Souffrant le livide outrage,
N'inspire plus que l'horreur.

Si le faste et l'opulence
T'attirent par leurs appas,
L'envie, épiant tes pas,
En trompant ton espérance,
Va noyer ta jouissance
Dans une mer d'embarras.

Ou bien, de sa bouche impie,
La farouche calomnie
Noircit tes brillants exploits,
Et de sa perfide voix
Excite contre ta vie
Et les peuples et les rois.
<57>Vainement ton cœur déplore
Tant de destins ennemis;
Quel noir chagrin te dévore?
A ton joug sois plus soumis :
Le bonheur, dès ton aurore,
Ingrat, te fut-il promis?

Le ciel à son gré dispense
Ses faveurs et son courroux;
Prosternés à ses genoux,
Il trompe notre espérance;
L'univers est pour nous tous
L'empire de l'inconstance.

L'orgueil au front insolent
Murmure des moindres peines;
Je vois dans ses plaintes vaines
L'effort toujours impuissant
D'un forçat faible et tremblant
Qui se débat dans ses chaînes.

L'ardeur de la passion,
Dans le printemps de la vie,
Au tendre amour te convie;
La superbe ambition
Succède à cette folie :
Mais tout n'est qu'illusion.

L'esprit humain, flottant dans son incertitude,
Se plonge tour à tour, sans règle, sans appui,
Dans les convulsions de son inquiétude,
Ou dans la léthargie où l'assoupit l'ennui.
<58>Pourquoi tant de travaux et de soins inutiles?
Quoi! sans cesse l'erreur nous doit-elle éblouir?
Le temps s'enfuit, mortels, apprenez à jouir
De moments passagers et de plaisirs faciles.

La cabane où le pauvre à peine est à couvert,
Les palais somptueux des maîtres de la terre,
Sont sans distinction écrasés du tonnerre;
Tout homme doit souffrir, ou bien il a souffert.

Le même champ produit la plante salutaire
Et les poisons mortels de l'affreuse Circé;
Une tombe engloutit l'orgueil et la misère,
Et la vertu du juste et le crime insensé.

Dans le rapide cours de nos frêles années,
La plaintive douleur et la prospérité
S'absorbent dans l'oubli, par les temps entraînées;
Tout ce qui fut est tel que s'il n'eût point été.

De ce vaste univers l'éternel architecte,
Maître de la nature, auteur des éléments,
Mérite seul, mortel, que ton cœur le respecte :
Vengeur de l'orphelin, il punit les méchants.

(11 août 1759.)


55-a Le rhythme de cette pièce (tirée de l'édition de 1760) est imité de celui que Voltaire a employé dans son Précis de l'Ecclésiaste, de l'an 1759; le mouvement du style s'en rapproche également, par exemple dans cette strophe :
     

« Le même champ produit la plante salutaire, etc. »

Voltaire avait dit :
     

« Le même champ nourrit la brebis innocente. etc. »

Voyez Œuvres de Voltaire, édition Beuchot, t. XII, p. 217.