<69>

CHAPITRE III.

Le quinzième siècle, où vivait Machiavel, tenait encore à la barbarie : alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, je vois qu'on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus guère la démence d'encourager par des louanges des passions cruelles qui causent le bouleversement du monde.

Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Combien de princes ont fait, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes en quelque façon imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu.

Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourra-t-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné;