<288>prenne toutes les couleurs comme un caméléon. Il y a des siècles qui favorisent la gloire des conquérants et de ces hommes hardis et entreprenants qui semblent nés pour agir et pour opérer des changements extraordinaires dans l'univers. Des révolutions, des guerres les favorisent, et principalement ces esprits de vertige et de défiance qui brouillent les souverains, leur fournissent des occasions pour déployer leurs dangereux talents; en un mot, toutes les conjonctures qui sympathisent avec leur naturel turbulent et actif facilitent leurs succès.

Il y a d'autres temps où le monde, moins agité, ne paraît vouloir être régi que par la douceur, où il ne faut que de la prudence et de la circonspection; c'est une espèce de calme heureux dans la politique, qui succède ordinairement après l'orage; c'est alors que les négociations sont plus efficaces que les batailles, et qu'il faut gagner par la plume ce que l'on ne saurait acquérir par l'épée.

Afin qu'un souverain pût profiter de toutes les conjonctures, il faudrait qu'il apprît à se conformer au temps, comme un habile pilote, qui déploie toutes ses voiles lorsque les vents lui sont favorables, mais qui va à la bouline, ou qui les cale même, lorsque la tempête l'y oblige, est uniquement occupé de conduire son vaisseau dans le port désiré, indépendamment des moyens pour y parvenir.

Si un général d'armée était circonspect et téméraire à propos, il serait presque indomptable; il y aurait des occasions où il tirerait la guerre en longueur, comme lorsqu'il aurait affaire à un ennemi qui manquerait de ressources pour fournir aux frais d'une longue guerre, ou lorsque l'armée opposée aurait une disette de provisions et de fourrage. Fabius matait Annibal par ses longueurs; ce Romain n'ignorait pas que le Carthaginois manquait d'argent et de recrues, et que, sans combattre, il suffisait de voir tranquillement fondre cette armée pour la faire périr, pour ainsi dire, d'inanition. La politique d'Annibal était, au contraire, de combattre; sa puissance n'était qu'une force d'accident, dont il fallait tirer avec promptitude tout l'avantage possible, afin de lui donner de la solidité par la terreur qu'impriment les actions brillantes et héroïques, et par les ressources qu'on tire des conquêtes.