286. A LA MÊME.

Le 1er janvier 1755.



Ma très-chère sœur,

J e suis fort fâché d'apprendre par votre lettre que vous souffrez encore de vos vieilles incommodités, et que vous n'augurez pas aussi favorablement de votre voyage que vous l'avez fait au commencement. Vous deviez bien vous attendre à ce qu'on vous fît toute la meilleure réception, et à trouver la cohue autour de vous; mais, permettez-moi de vous parler franchement, n'y au<256>rait-il pas quelque petite jalousie qui vous tracasse là-bas? Je n'ose presque vous le dire, mais je m'en doute. Vous êtes, ma chère sœur, dans un pays où la conquête des femmes n'est pas difficile, et où peut-être même, par prévenance pour les étrangers, on fait les avances. Vous deviez vous y attendre, et partir, toute préparée à cette sorte de patience, pour Montpellier. J'ai lu dans je ne sais quel livre qu'une personne nommée le Sentiment devint amoureuse d'un papillon. Quand elle croyait le tenir, il s'envolait pour butiner sur un parterre. Elle le poursuivait toujours, et il lui échappait autant de fois. Elle se désespérait, ses beaux jours s'écoulaient dans les ennuis; elle fut même jalouse du parterre qui lui enlevait son cher papillon; sur quoi passa une fée, nommée Morale, qui lui dit : « De quoi vous affligez-vous, mon cher enfant? » Elle lui répondit : « De ce qu'un papillon que j'aime si sincèrement se trouve le plus volage des animaux. » Reprit la fée : « Vous voulez donc qu'un papillon ne soit pas papillon? C'est demander du bon sens à la folie, des sentiments au rocher, c'est, en un mot, vouloir que les taureaux aient des ailes et les aigles des cornes; c'est se chagriner de ce que les rivières coulent sans s'arrêter, et que notre globe décrit sans cesse la même ellipse autour du soleil. On ne change point la nature des choses, ni les inclinations qu'on apporte au monde en naissant. Mais, si ce n'est pas vous demander l'impossible, dissipez votre jalousie, réjouissez-vous lorsque votre cher papillon vient à vous, et accoutumez-vous à voir qu'il vous quitte souvent. »

Vous direz peut-être, ma chère sœur, que ma fable est une sotte, et celui qui vous l'écrit un impertinent, et que vous savez tout cela mieux qu'on ne peut vous le dire. Je vous demande pardon de ma hardiesse; mais, comptez sur ce que mon amitié prend la liberté de vous dire, vous ne serez heureuse et ne vous remettrez de vos infirmités que lorsque votre cœur généreux se sera entièrement vaincu lui-même. Je fais mille vœux pour votre santé et pour votre contentement pour la nouvelle année, en vous assurant que personne ne vous est plus attaché, et que personne n'est avec plus de tendresse que, ma très-chère sœur, etc.