<305>deux armées, la troisième m'écraserait. Vous verrez par le billet ci-joint ce que je tente encore; c'est le dernier essai. La reconnaissance, le tendre attachement que j'ai pour vous, cette amitié de vieille roche qui ne se dément jamais, m'oblige d'en agir sincèrement avec vous. Non, ma divine sœur, je ne vous cacherai aucune de mes démarches, je vous avertirai de tout; mes pensées, le fond de mon cœur, toutes mes résolutions, tout vous sera ouvert et connu à temps. Je ne précipiterai rien, mais aussi me sera-t-il impossible de changer de sentiments. Il est vrai que, après la bataille de Prague, les affaires de la reine de Hongrie paraissaient hasardées; mais elle avait de puissants alliés et encore de grandes ressources; je n'ai ni l'un ni l'autre. Je ne serais pas abattu d'un malheur, j'en ai tant essuyé : les pertes des batailles de Kolin et celle, en Prusse, de Jägersdorf, la malheureuse retraite de mon frère et la perte du magasin de Zittau, la perte de toutes mes provinces de la Westphalie, le malheur et la mort de Winterfeldt, l'invasion en Poméranie, dans le Magdebourg et dans le pays de Halberstadt, l'abandon de mes alliés; et malgré tout cela, je me roidis encore contre l'adversité, de sorte que je crois ma conduite jusqu'à présent exempte de toute faiblesse. Je suis très-résolu de lutter encore contre l'infortune; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l'opprobre de ma maison.a Voilà, ma chère sœur, ce qui se passe dans le fond de mon âme, et la confession générale que je vous fais de ce qui m'agite actuellement.

Quant à vous, mon incomparable sœur, je n'ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même, et je ne saurais condamner en vous les sentiments que j'éprouve tous les jours. La vie nous a été donnée par la nature comme un bienfait; dès qu'elle cesse de l'être, l'accord finit, et tout homme est maître de finir son infortune le moment qu'il juge à propos. On siffle un acteur qui reste sur la scène quand il n'a plus rien à dire. On plaint les malheureux les premiers moments; le public se lasse bientôt de sa compassion, la malignité humaine les critique, on trouve que tout ce qui leur est arrivé, c'est eux qui se le sont attiré, on les condamne, et l'on finit par les mépriser.


a Voyez t. XXVI, p. 185, 186, 217, 222, 227, 250, et ci-dessus, p. 337.