<204>grande consolation d'avoir, l'année que nous allons commencer, la satisfaction de vous voir, de vous entendre et de vous embrasser. Je pourrai verser dans votre sein tous mes chagrins et toutes mes afflictions, ce qui n'est pas une légère consolation. Je suis bien de votre sentiment, ma chère sœur, sur les plaisirs : on est heureux quand on peut les aimer; mais la mauvaise santé, les soins, les chagrins, etc. en font passer l'agrément. Je suis, comme vous, fidèle à la musique et passionné pour l'adagio; mais il faut un peu de mélancolie pour le rendre plaintif, et je ne pourrai sentir que de la joie en vous voyant. J'ai eu un deuil domestique qui a entièrement dérangé ma philosophie. Je vous confie toutes mes faiblesses; j'ai perdu Biche,a et sa mort a renouvelé en moi la perte de tous mes amis, de celui surtout qui me l'avait donnée. J'ai été honteux qu'un chien ait si fort affecté mon âme; mais la vie sédentaire que je mène et la fidélité de cette pauvre bête m'avaient si fort attaché à elle, ses souffrances m'ont si fort ému, que, je vous le confesse, j'en suis triste et affligé. Faut-il être dur? doit-on être insensible? Je crois qu'une personne capable d'indifférence pour un animal fidèle ne sera pas plus reconnaissante envers son égal, et que, s'il faut opter, il vaut mieux être trop sensible que dur. Voilà, ma chère sœur, comme je suis le sophiste de mes passions, et comme je me déguise à moi-même mes faiblesses. Il faut bien peu de chose pour déranger notre raison, et le sentiment est en nous toujours plus fort que le meilleur syllogisme. Après tout, on ne saurait se refondre, et quand même on parviendrait en soi à éteindre une passion, aussitôt il en renaît une autre qui la remplace. Je lis les Réflexions de l'empereur Marc-Antoninb pour me fortifier l'âme, et je trouve un consolateur plus affligé que moi-même, qui traite les hommes comme s'ils n'avaient point de partie animale ni de sensations, et j'en reviens à Épicure.

Si vous êtes curieuse de nouvelles, je vous apprendrai que


a Frédéric aimait beaucoup les chiens. Voyez, au sujet de la mort de sa levrette Alcmène, sa lettre au prince Henri, du 9 octobre 1763, t. XXVI, p. 330; voyez aussi les Vers de la levrette Diane à la Princesse de Prusse, du 30 novembre 1767, t. XIII, p. 17.

b Voyez t. XXV, p. 48 et 49.