25. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Rheinsberg, 19 août 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Que je suis charmé de pouvoir, en vous écrivant, dater mes lettres de Rheinsberg! Il me semble que je vous écris avec plus de liberté, et que mon esprit, moins contraint qu'à l'ordinaire, s'explique avec plus de facilité. A propos du sieur Pöllnitz, il m'est venu un pamphlet521-a sous la main, où il est fait mention de lui; et vous verrez par là, comme par bien d'autres choses, que la conduite irrégulière de cet homme lui a acquis un si mauvais renom dans le monde, que si ce malheureux n'avait pas l'honneur de servir le Roi, et que, à l'ombre du caractère qu'il porte, il ne fût admis partout, aucune personne honnête ne le fréquenterait.

Il m'est très-indifférent ce que cet homme pense de moi; je méprise son estime comme son indignation. Je ne lui ai donné de bons avis que par simple charité, et je suis sûr que malgré tout cela il se perdra. Son cœur est noir et mauvais, et quand il se mêle de médire, il y a toujours du fiel et quelquefois de la rage dans sa médisance. Quel malheur que les talents qu'il possède, et l'esprit qu'il a, soient unis à un si mauvais cœur!

Quant au sieur Jordan,521-b je serais charmé qu'il pût travailler <473>chez moi à sa mythologie; dans ce château, il y a place pour plus de cent volumes, ainsi que cela ne doit pas l'en détourner. De plus, je ferai mettre522-a une armoire dans sa chambre, pour qu'il y puisse placer ses livres avec commodité; et quand il sera arrivé, nous concerterons entre nous quelle façon serait la plus convenable pour sa mythologie, et celui de nous qui aura la raison de son côté gagnera sa cause.

Touchant l'abbé Gresset, je serais charmé que la gazette dît vrai; mais, jusqu'à présent, il n'y a encore rien de certain sur ce sujet, car dans la dernière lettre que j'ai reçue de Paris, l'on me marque que ledit abbé paraissait fort attaché à Paris et à la vie libre et aisée qu'on y mène. D'ailleurs, il ne saurait se mettre en chemin avant que je lui aie fait une remise d'argent pour payer les frais de son voyage. Je ne saurais donc rien vous dire de certain sur son sujet.522-b

Nous menons ici une vie champêtre qui me paraît plus divertissante et plus agréable que celle des plus brillantes cours; quel plaisir quand on peut se livrer à ses talents, en dépit de tous les obstacles!

Et de la même main dont nous servions Mars,
Nous venons cultiver dans ces lieux les beaux-arts.

Les études se succéderont ici les unes aux autres. Premièrement Wolff,522-c ce prince des philosophes, aura la préférence; ensuite Rollin,522-d cet auteur sage, qui, avec tant de labeur, nous transmet les événements remarquables de l'antiquité, et dont le judicieux pinceau ne sait flatter ni amoindrir les caractères de ses héros. L'aimable, l'élégant, le spirituel Voltaire522-e vient ensuite sur leurs traces régayer de ses fleurs, fleurs que les Amours et les Grâces cueillent elles-mêmes, le sérieux et la gravité que les deux auteurs précédents inspirent. Quelquefois notre divin satirique, <474>l'exact, le sévère Boileau nous réjouit d'un bon mot pris dans ses écrits; ensuite la charmante Euterpe523-a nous fait entendre

Ses sons, qui, souverains de l'oreille et du cœur,
Font entendre partout leur concert enchanteur.

Mais je crains de vous ennuyer (et peut-être la chose est-elle déjà faite) en continuant ma lettre, qui vous trace l'insipide tableau de notre vie champêtre, et d'un séjour dont vous ne jouissez pas.523-b Faudra-t-il donc toujours me contenter de vous écrire d'ici? et nos forêts, nos chênes et nos ruisseaux ne seront-ils jamais assez heureux pour être témoins de l'estime parfaite avec laquelle je suis, etc.


521-a La Dédicace du second volume des Lettres juives (du marquis d'Argens). L'auteur l'a dédié au roi Théodore de Corse; il dit, entre autres, par ironie, que pour bien former sa cour, ce prince doit nommer Ripperda son premier ministre, Bonneval son généralissime, et Pöllnitz son grand aumônier.

521-b Voyez t. XVII, p. II et III, no II, et p. 53-295. Voyez aussi les Souvenirs d'un citoyen (par Formey), t. I, p. 54 et 55.

522-a Le mot mettre manque dans le manuscrit.

522-b Voyez t. XVI, p. 303; t. XX, p. I et II, et p. 1-12.

522-c Voyez t. XVI, p. XI, no X, p. 195, et p. 273 et suivantes.

522-d Frédéric entra en relation avec Rollin au mois de janvier 1737. Voyez t. XVI, p. XIV et XV, no XV, et p. 251.

522-e Frédéric avait ouvert sa correspondance avec Voltaire par sa lettre du 8 août 1736, à laquelle celui-ci répondit le 26. Voyez t. XXI, p. 3 et suivantes.

523-a Allusion à la flûte de Frédéric. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 148.

523-b L. c., p. 152; et t. XVI, p. 303 et 304 de notre édition.