17. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 31 mars 1736.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale a apparemment voulu anticiper le poisson d'avril en m'honorant de sa lettre du 27 du courant; au moins m'en a-t-elle donné un dans toutes les formes. J'étais occupé, quand j'eus l'honneur de recevoir sadite lettre, à faire des additions à la mienne du 22, et je comptais de les accompagner d'une nouvelle épître où je m'étais proposé de lui dire précisément ce qu'elle me fait la grâce de me dire, savoir, que je croyais n'avoir pas bien compris V. A. R., et que dans ce sens-là elle avait raison, sans que je puisse avoir tout à fait tort. Elle m'a même <438>prévenu dans une réflexion que j'avais déjà placée dans mesdites additions, ce qui me donne véritablement de l'orgueil, puisque je vois que j'ai su penser une fois comme vous, monseigneur, c'est-à-dire, de la manière du monde la plus juste. C'est la réflexion que V A. R. fait sur la nature de la plupart des vertus humaines, et sur leur apparence souvent très-fausse. Cette idée n'est rien moins que fausse, ni tant paradoxe qu'on le dirait bien. Elle est fondée dans la raison, et, pour ainsi dire, dans celle masse de limon dont il a plu au Créateur de nous pétrir tous tant que nous sommes. Il n'y a pas d'homme au monde qui ne soit obligé d'en convenir, pourvu qu'il ait assez de force (ce qui est pourtant plus rare qu'on ne pense ordinairement) pour se dépouiller de tout amour-propre, et pour fouiller sans prévention dans les plis intérieurs de son cœur.

J'ai peut-être tort d'envoyer à V. A. R. les additions en question. Je comprends, après tout ce qu'elle daigne me mander, qu'elle n'y trouvera rien de nouveau, et qu'elle pense infiniment mieux que moi sur tout ce que j'ai cru y devoir placer. Mais enfin, la dépense en étant faite, je prends la liberté de les joindre ici, au risque que, effrayée de leur volume, V. A. R. les jette au feu sans les lire. J'ose cependant l'avertir en tout cas qu'elle n'y en jetterait que la moitié, et que j'ai des matériaux tout prêts à être ajoutés à cette rapsodie dès que je saurai qu'elle désirera les voir. Ils seraient même déjà mis en œuvre, et actuellement entre vos mains, monseigneur, si votre dernière lettre n'était venue à la traverse, et qu'elle ne m'eût appris que vous partiez pour Potsdam, où je n'ai pas cru vous devoir importuner des miennes. La morale dont nous nous sommes entretenus jusqu'ici est ordinairement déclarée contrebande dans les domaines de Bellone.

En cas que V. A. R. daigne jeter un regard sur ces additions, je crois devoir l'avertir que le raisonnement qui s'y trouve allégué est effectivement une espèce de prologue d'une instruction qu'une dame de nos parentes me donna, il y a quarante et tant d'années, quand feu mon père m'envoya dans le grand monde. L'instruction elle-même était encore plus curieuse que le discours préliminaire; mais je n'ai pas eu l'attention de la conserver. Je n'ai pas ici les œuvres de Bussy-Rabutin qui contiennent l'histoire de <439>Bureau de La Rivière; mais j'ai fait venir l'Histoire de France du père Daniel, qui est fort ample et fort belle. J'y ai cherché ladite aventure sans l'y avoir trouvée, de sorte que je ne sais où Bussy peut l'avoir puisée. Cependant le père Daniel m'a fourni d'autres traits bien plus intéressants que celui-là, que je garde pour la seconde partie de mes additions susmentionnées.

Je n'ai garde, d'ailleurs, de toucher à l'article final de la lettre de V. A. R. Je suis tout aussi incapable d'exprimer les sentiments d'admiration et de reconnaissance qu'il m'inspire que je le suis d'exprimer la dévotion respectueuse avec laquelle je suis. etc.

ADDITIONS A INSÉRER DANS LA LETTRE DU QUINZE-VINGT, DU 22 MARS 1736.

1o Avant que de parler de l'uniformité de la source et du but de la morale prétendue chrétienne et païenne, j'eusse pu faire une réflexion sur ce qui avait été dit des passions.

Les passions ne sauraient que détruire la société; cela me paraît parfaitement bien dit. Je voudrais seulement que pour rendre cette thèse incontestable, il me fût permis d'y ajouter encore une réflexion qui paraîtra peut-être paradoxe au premier abord, mais qui paraîtra très-sage, si on la considère sans prévention.

Les passions deviennent le lien le plus fort de la société, et contribuent principalement à la conserver, dès que la raison les guide. La raison en est que, à bien examiner nos vertus morales les plus brillantes, elles ne sont que des effets de ces passions dirigées par la raison.

Ces thèses pourraient se démontrer mathématiquement. Mais ce n'est pas ici qu'elles doivent l'être. Il me suffira de les rendre sensibles par un exemple, ou, pour mieux dire, par un raisonnement sur une de nos passions le plus difficilement à dompter.

Ce raisonnement, qui est un fragment d'instructions confidentes qu'une dame de ce pays-ci, morte il y a une vingtaine d'années, donna à un jeune homme de ses parents lorsque, à l'âge de dix-huit ans, il fut envoyé aux universités, ne saurait être au goût de ceux qui confondent la raison et la révélation, en mesurant la morale à l'aune de la religion chrétienne. Mais, ayant posé pour principe que celle-ci n'influe sur la morale qu'accidentellement, je crois que cet échantillon, sans paraître tout à fait conforme aux règles ordinaires <440>du christianisme, paraîtra assez concluant à quiconque n'en jugera que selon celles de la raison et de la morale. Je le joins ici, et je le donne pour ce qu'il peut valoir.

2o J'avoue qu'il y avait beaucoup de faux brillant dans les vertus des philosophes païens; mais j'y ai ajouté qu'il n'y en a pas moins parmi les chrétiens. Bien que cette assertion ne soit pas nouvelle, et n'ait pas besoin de preuves, j'eusse pu en appeler à l'expérience.

Combien ne voyons-nous pas parmi nous de tartufes, de fausses prudes, de faux braves! Et comment se peut-il autrement, dès que nos passions sont la source et l'objet de nos vertus et de nos vices, et souvent plus fortes que la raison qui doit les gouverner?

3o En parlant de la morale épurée de Socrate et de son affection pour Alcibiade, je devrais m'être souvenu de l'abrégé que Rollin nous donne de l'histoire de ce prince des philosophes dans le quatrième tome de son Histoire ancienne, abrégé qui mérite d'être lu avec attention, tant à cause de la justice qu'il rend à la pureté de la morale et au profond savoir de Socrate, que par rapport à la noble et touchante éloquence avec laquelle l'auteur l'a écrit.

Je devrais aussi y avoir ajouté qu'il régnait dans ce siècle-là une sorte d'amour singulière parmi les Grecs, qui faisait souvent soupçonner la vertu de ceux qui en étaient susceptibles, quoique ce fût un amour très-innocent et d'un très-bon effet pour le bien public. Voici comment il se pratiquait.

Les jeunes gens, et souvent des hommes faits, s'amourachaient les uns des autres, non dans des vues criminelles, que la morale d'alors condamnait tout comme la nôtre, mais pour courir la même fortune et pour s'animer réciproquement à la vertu. Il y en a qui prétendent qu'Hercule en introduisit la mode, en aimant de cette manière un nommé Iolas, qui l'accompagnait en toutes ses entreprises. Ce qu'il y a de vrai, selon Plutarque, c'est que cette espèce d'amants se juraient réciproquement une amitié inséparable, et que pour rendre leur serment plus solennel, on le leur faisait prêter ordinairement sur le tombeau d'Iolas.

De toutes les nations grecques, il n'y en a point qui semble avoir fait autant de cas de ces engagements que les Thébains. Ils formèrent même un bataillon de trois cents amants et aimés, qu'ils appelaient le bataillon sacré, et qui rendit de grands services à l'État.

On prétend qu'il ne fut jamais rompu ou vaincu. Il subsista longtemps; mais il fut enfin taillé en pièces dans la bataille de Chéronée, que les Macédoniens gagnèrent sur les Grecs. Voici ce qu'en dit Plutarque : « Après la bataille, dit-il dans la Vie de Pélopidas, Philippe visitant le champ de bataille, et voyant ces trois cents soldats étendus les uns près des autres, tous percés par-devant, il fut <441>rempli d'admiration, et ayant appris que c'était là le bataillon d'amants et d'aimes, il se mit à pleurer, et dit tout haut : Périssent malheureusement tous ceux qui sont capables de soupçonner que de si braves gens aient jamais pu faire ou souffrir des choses honteuses! »

Ce bataillon me fait faire une réflexion que d'autres ont peut-être faite avant moi : c'est que l'amour, réduit aux bornes de l'amitié, dont il est une espèce, est tout ce qu'il y a de plus utile à la société, et de plus propre à conduire à la vertu et aux actions les plus héroïques, lorsque ceux qui se lient d'amitié ont du bon sens et du goût pour ce qui est bon et honnête.

Je dirai plus. La première marque par laquelle on peut juger du plus ou moins de probité d'un homme, c'est son plus ou moins de penchant à la tendresse ou à la dureté. Dès qu'il est susceptible, par exemple, de compassion, de charité, d'affection, fût-il d'ailleurs entiché de défauts, on peut hardiment conclure que le fond de son cœur est bon, et que ce qu'il y a de défectueux dans ses actions ou dans ses sentiments peut se corriger, pourvu qu'il soit assez heureux pour tomber entre les mains d'un ami assez charitable pour l'avertir de ses erreurs, et assez sensé pour lui indiquer les moyens de s'en guérir. Qu'il marque, au contraire, de la dureté, qu'il soit, par exemple, insensible au malheur d'autrui, qu'il soit haineux, qu'il se plaise à tourmenter, à voir souffrir son prochain, on doit compter que le fond de son âme est pétri de méchanceté, qu'il y aurait de l'imprudence à se fier à lui, qu'il y aurait de la ... à se promettre un changement radical et favorable. Deux exemples rendront ces réflexions plus claires.

Alcibiade, dans ses premières années, était adonné à toutes sortes d'excès qui faisaient très-mal augurer de lui. Il n'y a qu'à se ressouvenir de ce qu'en disent Rollin,488-a dans le troisième tome de son Histoire ancienne, et Plutarque, dans ses Vies des hommes illustres. Il n'y eut que Socrate qui remarqua, à travers la vie dissolue d'Alcibiade, qu'il était non seulement doué d'un esprit supérieur, mais aussi naturellement sensible à l'amitié, et que tous les vices qui semblaient l'avoir corrompu étaient plutôt les effets d'une éducation fort négligée et de mauvaises habitudes que ceux d'un méchant naturel. Alcibiade étant d'ailleurs d'une figure fort aimable, et en droit par sa naissance et par ses richesses d'aspirer aux premières dignités de l'État, Socrate ne put voir sans douleur qu'une plante d'une si bonne qualité s'abâtardit faute de culture. Il tenta toutes les voies imaginables pour le rectifier. Il y réussit enfin, en gagnant son affection et sa confiance, et il y réussit si bien, qu'il en fit un des plus grands hommes que la Grèce ait jamais vus naître.

<442>Le second exemple que j'ai à alléguer est celui du jeune Denys, tyran ou souverain de Syracuse. Il est bon de remarquer en passant que le mot de tyran ne signifie ordinairement qu'un maître absolu, et que les historiens grecs nous ont conservé la mémoire de plus d'un tyran fort vertueux, de Périandre, par exemple, tyran de Corinthe, qu'ils mettent au nombre des sept sages, de Gélon, tyran de Syracuse, un des plus grands et des meilleurs princes qui aient jamais vécu. Rollin, en parlant de ce Gélon, qu'il traite de roi, fait une remarque fort curieuse, que je ne puis m'empècher de rapporter : « Par un changement jusque-là inouï, dit-il tome III, page 373, et dont Tacite n'a vu depuis d'exemple que dans Vespasien, il fut le premier que la puissance souveraine ait rendu meilleur. » Le même auteur continue d'en parler avec la même admiration dans toutes les pages suivantes. Rien n'est plus beau, par exemple, que le caractère qu'il en donne, plaignant la brièveté de son règne : « Une vieillesse respectée, dit-il page 377, un nom chéri et révéré par tous ses sujets, une réputation sans tache et immortelle, ont été le fruit de cette sagesse conservée sur le trône jusqu'au dernier soupir. Son règne fut court, et ne fit que le montrer à la Sicile pour donner dans sa personne le modèle d'un bon et d'un véritable roi. Après avoir régné seulement sept ans, il mourut infiniment regretté de tous ses sujets. Chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père. »489-a Qu'il me soit permis d'allonger cette digression par une autre. N'est-il pas étonnant que, parmi cette foule de souverains dont les historiens nous ont conservé la mémoire, il n'y en ait jusqu'ici que deux (car, s'il y en avait eu davantage, Rollin n'aurait pas manqué de les citer) dont ils disent qu'ils devinrent meilleurs après être parvenus au trône? N'est-il pas étonnant qu'il y en ait tant, dans le sein même du christianisme, qui, sans se souvenir du véritable but de leur institution, ont semblé ignorer ou oublier, lorsqu'ils sont parvenus à régner, qu'ils auraient un compte à rendre de leur conduite devant ce jugement futur dont Beausobre a ordre de montrer la nécessité, et qui n'ont usé de leur pouvoir que pour fouler, pour faire gémir les peuples dont ils auraient dû faire le bonheur?

Que Tacite et Rollin apprennent cependant d'un Quinze-Vingt instruit de l'avenir que Gélon et Vespasien ne seront pas toujours les seuls princes vertueux que l'avénement au diadème ait rendus encore meilleurs qu'ils n'étaient. La Providence nous en prépare un troisième. Je l'offenserais, si je le nommais; mais je réponds qu'il effacera en temps et lieu et Gélon, et les Vespasien. Il ternit actuelle<443>ment tous les contemporains, à force de s'appliquer aux moyens de ressembler à tout ce qu'il y eut jamais de grand et de vertueux dans les siècles passés. Que Dieu lui donne assez de vie, qu'en cultivant ses rares talents, il n'oublie pas lui-même d'être attentif à sa santé, et je réponds encore une fois qu'il ne démentira pas son fatidique Quinze-Vingt. Je reviens au jeune Denys.

Ce jeune homme était fils d'un père dont il avait hérité le nom et les vices, et neveu du fameux Dion. Celui-ci, qui joignait à un génie supérieur un esprit cultivé par les leçons de Platon et un amour extrême pour la vertu, eût fort souhaité de faire de son neveu un prince sage et vertueux. Il ne laissa pas échapper d'occasion où il croyait lui pouvoir donner des avis salutaires. Remarquant qu'ils faisaient peu d'impression, il s'en attribua la faute à lui-même et à certain air austère qui lui était naturel, et duquel il n'avait jamais pu se défaire, quoique ses amis, mais surtout Platon, lui eussent souvent conseillé de s'en corriger. Il en écrivit à Platon, dont la sagesse était accompagnée de plus de douceur et de politesse que la sienne. Il le pria avec tant d'instances de venir l'aider à former le jeune Denys, que ce philosophe y consentit.

Arrivé à Syracuse, Platon y fut d'abord reçu avec des distinctions extraordinaires. Le jeune homme, qui ne manquait pas d'esprit, parut charmé des premières conversations de ce grand homme, et tout résolu d'épouser les principes et la morale qu'il l'entendait débiter. Il eût apparemment exécuté cette résolution, si les qualités de son cœur avaient répondu à celles de son esprit. Malheureusement pour lui et pour ses peuples, il écouta plus ses flatteurs que ses amis. Platon s'aperçut bientôt que Denys ne faisait qu'affecter de le gracieuser, et qu'il se moquait en secret de lui et de ses conseils. Jugeant par là que toutes ses peines seraient perdues, il retourna à Athènes.

Rien ne marque mieux les caractères d'esprit de Denys et de Platon que leur manière de se séparer. Informé du dessein de Platon, Denys fit semblant de n'y consentir qu'à regret. Il affecta même, après que Platon eut déclaré son intention de partir, il affecta de redoubler le bon accueil qu'il lui avait fait, faisant cependant préparer une escadre magnifique pour le renvoyer avec toutes les apparences de satisfaction. Le philosophe ne fut pas la dupe de cette affectation. Le jour du départ étant arrivé, le prince lui demanda, en l'embrassant, ce qu'il dirait de lui à son retour à Athènes. « Aux dieux ne plaise, répondit l'autre, que la disette des matières de conversation y soit assez grande pour qu'on soit réduit à parler de vous! » Enfin, Platon partit, peu satisfait de Denys et de ses duplicités.

Dion, par la même raison, le suivit de près, et Denys, abandonné à lui-même, poussa ses injustices, ses rapines, ses cruautés <444>à un tel excès, que, tous ses sujets s'étant révoltés contre lui, ce même Dion vint se mettre à leur tête, chassa son neveu, et remit les Syracusains en liberté.

4o La contenance que saint Étienne montra en mourant était sans doute, comme je l'ai avoué, digne d'admiration. J'y ajouterai qu'elle surpassait peut-être, la religion même à part, celle de Socrate et de Sénèque, qui se trouvaient en quelque manière dans le même cas que lui. Condamnés à mourir comme lui, ils moururent avec autant de mépris pour la mort, avec autant de liberté d'esprit que le saint martyr. La description touchante que Rollin fait de toutes ces morts, ayant été forcées, ceux qui les subirent ne semblent qu'avoir fait de bonne grâce ce qu'ils ne pouvaient éviter.

L'histoire nous fournit d'autres exemples qui me paraissent d'autant plus héroïques, qu'ils dépendaient absolument du bon plaisir de ceux qui nous les ont donnés. Je ne parlerai pas de Brutus, ni de Caton, qui moururent en furieux, et par faiblesse plutôt que par un mouvement de vertu. Ils n'avaient pas le courage, dit je ne sais quel auteur, de survivre à des malheurs qu'ils eussent peut-être trouvé moyen de réparer, s'ils avaient eu plus de patience et de sang-froid. Je ne parlerai pas non plus de ces Anglais atrabilaires qui meurent souvent, à la honte de la chrétienté (qui s'enseigne parmi eux avec plus de pureté peut-être que partout ailleurs), qui meurent, dis-je, sans aucun motif raisonnable. Il y en a, et parmi les anciens, et parmi les modernes, qui ont montré un mépris bien plus marqué pour le trépas.

Néron, ce composé fameux de dissimulation et de cruauté, Néron, dis-je, s'était fait une habitude de se défaire des gens de bien qui avaient le malheur de lui déplaire, en leur faisant ordonner de mourir et de choisir eux-mêmes le genre de leur mort. Il envoya un ordre pareil à Paetus, un des plus honnêtes gens de Rome. Paetus le reçut en tremblant, et serait apparemment mort honteusement de la main du bourreau, si sa femme n'avait eu plus de résolution que lui. Quoique l'arrêt ne la regardât point, honteuse de la faiblesse de son époux, elle saisit un poignard, se l'enfonça dans la poitrine, et : « Tenez, Paetus, dit-elle en le lui présentant après s'en être mortellement blessée, faites-en autant; je vous jure qu'il ne m'a pas fait le moindre mal. »491-a Confus de voir sa femme plus courageuse que lui, Paetus suivit son exemple, et mourut comme elle.

Je me souviens d'avoir lu quelque part qu'un jeune homme, dont j'ai oublié le nom et la patrie, ayant été mis en prison pour je ne sais quelle affaire criminelle, et prévoyant sa condamnation, il de<445>manda à être relâché sur sa parole, afin qu'il pût aller faire ses adieux à une maîtresse qu'il avait en je ne sais quelle autre ville. Cette permission lui ayant été refusée, un ami la lui fit obtenir en se faisant emprisonner à sa place. Le terme qu'on lui avait fixé étant écoulé sans que l'autre eût reparu, les juges résolurent d'exécuter l'arrêt de mort sur le répondant, qui semblait ravi de sauver les jours de son ami en mourant pour lui. Mais au jour de l'exécution, et dans l'instant même qu'on le menait au supplice, le véritable condamné arriva tout essoufflé, et dégagea son ami en se niellant volontairement entre les mains de l'exécuteur. Je ne sais ce qui en arriva de plus; mais je crois que les deux amis furent pardonnés; au moins méritaient-ils bien de l'être.

J'ai ouï raconter dans ma jeunesse un cas encore plus singulier, arrivé de mes jours en Angleterre. Certain comte étranger y était accusé d'assassinat. Le fait était avéré. Il ne put s'en laver qu'en soutenant devant la justice qu'un de ses officiers, qui avait fait le coup, l'avait fait à son insu. Il eût. été pendu, si cet officier, qui était un capitaine nommé, si je ne me trompe. Baumann, et natif de Cöslin en Poméranie, si cet officier, dis-je, avait voulu se sauver lui-même, en confessant la vérité. Les commissaires tentèrent toutes sortes de moyens pour la lui arracher. Les indices étaient convaincants. Il n'y manquait que l'aveu formel du prisonnier. Détestant ou admirant, pour mieux dire, l'obstination du capitaine, un des juges lui dit qu'il changerait apparemment de langage quand il se verrait sur la charrette. L'accusé ne dit rien à ce défi. Mais quand il fallut effectivement monter dans cette voiture fatale, se tournant vers ledit magistrat, qui y était présent : « Eh bien, dit-il en y montant gaîment, eh bien, est-ce que je change de langage? » En effet, il n'en changea pas; il mourut sans rien avouer, et son maître fut remis en liberté. On prétend que les Anglais d'alors furent si charmés de la fermeté de ce Poméranien, qu'ils pensèrent le naturaliser après sa mort.

Je n'allègue pas ces exemples comme étant conformes à ce qu'on appelle morale chrétienne, qui défend d'attenter directement ou indirectement à sa propre vie, mais pour montrer jusqu'où la seule idée de la vertu peut pousser les hommes qui se la sont bien imprimée.

5o Ce que fit Louis XII en refusant, après son avénement au trône, de venger les injures qu'il avait reçues comme duc d'Orléans, est sans doute digne d'éloges. Mais ce n'est pas lui rendre assez de justice, ce me semble, que de dire que sa modération était d'autant plus louable, qu'il avait le pouvoir de satisfaire à sa vengeance; à peser cette louange sur la balance d'un Quinze-Vingt, il me semble que ce serait réduire le mérite d'un souverain à fort peu de chose <446>que de lui savoir gré de ne pas faire tout le mal qu'il serait en état de faire impunément; tout de même ce serait donner une idée très-imparfaite d'une femme vertueuse que de la louer de n'avoir pas fait trafic publiquement de ses charmes. En un mot, ce ne serait donner à Louis XII que la très-médiocre louange que Tacite donne à l'empereur Galba : « C'était, dit judicieusement cet historien, un génie médiocre, plus exempt de vices que doué de vertus. »493-a En effet, selon la religion comme selon la morale, l'omission du mal est le moindre effort d'un cœur vertueux; c'est le moindre des devoirs, je ne dirai pas d'un héros ou d'un grand roi, mais de chaque citoyen.

MEMOIRE INSTRUCTIF DRESSÉ PAR LISE DAME POUR L'USAGE D'UN JEUNE HOMME DE SES PARENTS QUELLE AVAIT PRIS SOIN D'ÉLEVER. (Traduit de l'allemand.)

Vous voyant sur le point de quitter la maison paternelle et de vivre désormais dans le grand monde, je ne puis me dispenser de vous avertir, mon cher fils, que vous allez être exposé à quantité d'écueils contre lesquels la plupart des jeunes gens échouent avant que d'en connaître les dangers et les moyens de s'en garantir. Mon intention cependant n'est pas de vous faire des leçons généralement sur toute la conduite que vous aurez à tenir. Je n'ai pas assez de vanité pour m'en croire capable, et je sais d'ailleurs que votre père et vos maîtres vous ont muni de toutes sortes d'avis très-sages sur lesquels vous ferez fort bien de vous régler. Je resterai dans les bornes de mon sexe, avec lequel, ou je me suis bien trompée, vous aurez toujours beaucoup à démêler. C'est sur cet article que vous avez plus besoin de bonnes instructions que sur tout le reste, et sur lequel j'ose me flatter de penser plus juste que votre père et que tous les gouverneurs qu'il pourra vous donner.

Tous les hommes ont leurs passions. Ce sont elles qui les gouvernent; et comme il y en a toujours une d'entre elles qui prédomine, c'est aussi celle-là qui influe le plus sur nos actions.

Celle qui domine le plus sur vous, mon cher fils, est, sans contredit, l'amour. Cette passion, quoique plus douce et plus agréable que toutes les autres, est la plus séduisante et la plus dangereuse pour ceux qui s'y abandonnent sans précaution.

<447>Ceux qui nous enseignent la religion et la morale ordinaire se contentent de nous représenter l'amour sous les couleurs les plus affreuses. Ils nous ordonnent de le fuir comme la peste, et pour nous en inspirer d'autant plus de dégoût, ils nous persuadent que les passions, mais surtout l'amour conjugal, sont l'ouvrage de Satan, et que tout mortel qui s'y ... déshonore l'image de Dieu, selon laquelle il est créé.

Ils épouvantent par toutes sortes de grands mots, et menacent do la damnation éternelle quiconque ose douter de l'orthodoxie de celte doctrine. Si vous leur demandez quelle digue il faut opposer à cette passion pour l'empêcher de vous entraîner, ils vous diront qu'il faut l'assujettir à la raison, qu'il faut éviter les occasions et les objets qui pourraient l'exciter, qu'il faut recourir en tout cas à la prière, au travail et aux mortifications.

En effet, ces maximes seraient excellentes, s'il était aussi facile de les pratiquer que de les déclamer, et que l'expérience de tous les siècles ne nous eût pas appris que les remèdes qu'elles nous indiquent sont souvent pires que le mal dont elles doivent nous guérir. Mais, selon l'idée que je m'en fais, et que le bon sens me fait trouver juste, il en est de cette morale comme de bien d'autres opinions que de fausses préventions ont établies dans le monde, et que la vanité des uns et la crédulité des autres y maintiennent. Les gens raisonnables en sentent l'absurdité, et en conviennent en secret; mais la crainte de passer pour impies les empêche de s'en ouvrir en public.

Je vous ai souvent soutenu des vérités qui vous ont paru étranges parce que vos maîtres vous les exposaient autrement : l'une, que les passions, en elles-mêmes, ne sont rien moins que mauvaises (et comment le seraient-elles, puisque nous les tenons de la main du Créateur, qui nous a formés tels que nous sommes?), et qu'elles ne deviennent telles que par le mauvais usage que nous en faisons; l'autre, qu'il est tout aussi impossible à l'homme de se dépouiller des passions ou, ce qui revient au même, de les empêcher d'agir, qu'il l'est de vivre sans sommeil et sans nourriture.

C'est sur ces deux fondements que j'ai bâti mon système, dont l'unique but est de vous montrer la manière de faire l'amour sans déroger à votre honneur et à votre fortune.

Vous m'objecterez peut-être que le chemin que je prétends vous enseigner n'est pas celui du salut. Vous auriez raison, si je vous ordonnais absolument de satisfaire à votre passion; mais, n'étant pas assez mauvaise chrétienne pour vous prescrire une pareille loi, j'avoue, au contraire, que vous pécherez toutes les fois que vous connaîtrez une femme qui ne sera pas la vôtre, et je voudrais, au prix de mon sang, que vous n'y fussiez jamais sujet. Cependant, comme je suis <448>aussi sûre que je le suis de vivre que ce péché sera toujours en vous un péché inévitable, et que tout ce qu'on pourrait vous dire là-dessus ne vous empêcherait pas de le commettre,494-a avec précaution que de vous guider en aveugle. Le mal en sera moins grand, et c'est beaucoup lorsqu'il est impossible de le guérir radicalement. La guerre, par exemple, est regardée et de Dieu, et des hommes, comme la chose du monde la plus détestable; mais la nature du genre humain ne lui permettant pas de vivre toujours en paix, Dieu lui-même, par un principe tout pareil, a enseigné à son peuple l'art de faire la guerre avec moins de danger.

Enfin, mon cher fils, du tempérament dont Dieu vous a créé, vous aimerez le sexe autant que vous serez au monde. C'est un mal que vous ne pourrez ni ne voudrez jamais éviter. Il s'agit seulement de vous apprendre les moyens d'aimer sans tous ces risques que courent ordinairement ceux qui vous ressemblent. Ariane, dont vous avez lu la fable, eût fort souhaité de détourner Thésée du dessein de s'engager dans le labyrinthe; mais ayant compris que c'était une nécessité absolue qu'il s'y exposât, elle lui enseigna le secret d'en ressortir, et Thésée lui fut redevable de la vie.

J'en userai de même à votre égard. Je tâcherai de vous empêcher de vous égarer dans le labyrinthe où je ne puis vous empêcher d'entrer.

Toutes les leçons qu'on vous a données pour vous faire abhorrer l'amour étant autant de peines perdues, il faut vous traiter comme on traite un enfant qui apprend à marcher seul. On ne se contente pas de lui défendre de tomber et de lui en exagérer le danger. Etant sûr qu'il n'en tomberait ni ne s'en blesserait pas moins, on prend en même temps le soin de le munir d'un casque qui, sans le préserver des chutes, le garantit au moins d'une partie des maux qu'il pourrait se faire en tombant. Tout de même j'essayerai de vous mettre en état de tomber sans trop de risque.

C'est dans cette vue que j'ai dressé le présent mémoire. Je vous l'offre comme la plus grande marque que je puisse vous donner de ma tendresse, persuadée que je suis que si vous voulez bien vous en souvenir dans les occasions, vous trouverez tous mes avis fondés dans le bon sens, et que cette même passion qui ferait indubitablement votre malheur, si vous vous y adonniez en étourdi, ne vous en causera aucun, si vous la contentez suivant les règles que je vous recommande.


488-a Voyez t. XVI, p. XIV et xv, no XV, et p. 249-269.

489-a Ces deux passages sont tirés de l'Histoire ancienne de Rollin, édition d'Amsterdam, 1754, t. III, p. 376 et 380.

491-a Arria dit à son mari : « Paete, non dolet. » Voyez les Lettres de Pline, liv. III, lettre 16 et Martial, liv. I, épigr. 13.

493-a Histoires, liv. I, chap. 49.

494-a Le manuscrit présente ici une lacune.