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I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE MANTEUFFEL. (28 NOVEMBRE 1735 - 7 NOVEMBRE 1736.)[Titelblatt]

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1. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 28 novembre 1735.



Monseigneur,

Je me donnai avant-hier l'honneur de répondre aux deux lettres que Votre Altesse Royale a daigné m'écrire avant son départ pour Halberstadt. Ce qui me remet aujourd'hui la plume à la main, ce sont deux pièces que je viens de trouver chez un ami, et qui m'ont paru assez curieuses : la manuscrite, puisque c'est une raillerie, quoique un peu froide, contre les Hollandais; l'imprimée, parce qu'elle contient, entre autres, une critique assez vive et, à mon avis, assez bien fondée des Lettres philosophiques de Voltaire, et un poëme satirique plein de traits d'esprit, sous le titre d'Histoire de Vert-vert, contre l'état ecclésiastique, quoique je doute que quiconque n'est pas au fait de ce qui se pratique dans la plupart des couvents puisse y trouver beaucoup de goût. Il se pourrait facilement que V. A. R. eût vu tout cela avant moi, et que ces pièces, par conséquent, n'aient plus près d'elle le mérite de la nouveauté. Mais, nonobstant l'incertitude où je suis à cet égard, je crois devoir oser les lui envoyer, pour avoir une nouvelle occasion de l'assurer de l'attachement dévot et sans reproche avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

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2. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Potsdam, 2 décembre 1782.



Monsieur,

Il n'y a rien au monde qui flatte plus l'amour-propre et la présomption d'un jeune homme que de lui demander son sentiment sur de certains sujets. Il ne se fait pas prier pour le dire, et, d'un ton décisif, il vous prononce une sentence dont il ne serait pas permis d'appeler. C'est le défaut le plus commun aux gens de mon âge : l'on se presse pour décider; l'on n'examine pas la chose ou la question agitée; l'on se croit infaillible, et l'on s'érige en juge de tous les différends, de tous les ouvrages d'esprit, des critiques, enfin de toute chose dans le monde.

Vous me jetez une amorce, monsieur, si je ne me trompe, et vous ne m'envoyez cette observation sur les écrits modernes que pour voir si j'en déciderai aussi légèrement que je l'ai fait de la traduction de la République Bobine. Permettez que je vous trompe dans votre attente, et que je ne lise ce livre que dans l'intention dans laquelle on devrait lire tous les livres, pour s'instruire et en faire usage.

Le poëme du Vert-vert me paraît, comme à vous, plus divertissant pour ceux qui connaissent les coutumes monacales que pour ceux qui ne sont pas instruits de toutes leurs minuties.

La critique des Lettres philosophiques de Voltaire m'a assez plu; mais il semble que si elle avait été plus circonstanciée, elle aurait été plus agréable. Je crains de m'engager dans la discussion de cette matière, et, par là, de vous faire parvenir à votre but, qui est de me tenter. Le diable ne se dément jamais, et si vous n'êtes pas descendu en droite ligne de celui qui jadis induisit notre bon père Adam, du moins devez-vous être de la ligne collatérale.

Quel beau champ ne se présente pas pour faire l'énumération de ceux ou de celles dont vous avez triomphé! Je craindrais ou d'être indiscret, ou de me rendre fâcheux en le faisant, et je finis par un trait de sermon : C'est à vous, mes frères, à faire l'application de mon discours, et à votre conscience à vous dicter si vous <399>vous sentez dépeints dans ce que je viens de dire. La mienne me dit que si j'étais fille, je ne craindrais pas de pareils diables en enfer; et, comme garçon, je souhaite que le véritable Belzébuth (en cas qu'il soit) ne triomphe pas plus de mes faiblesses que vous dans cette occasion. J'entrerais sûrement en paradis, et, chose assez rare, il se trouverait que le diable aurait un bon ami au ciel, et qui se dit même avec beaucoup d'estime,



Monsieur,

Votre très-affectionné ami,
Frederic

3. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 4 décembre 1735.



Monseigneur,

La lettre que Votre Altesse Royale m'a fait la grâce de m'écrire dès avant-hier, 2 du courant, mais que je n'ai eu l'honneur de recevoir que tantôt, à midi, m'aurait pris sans vert, si je n'y avais été préparé en quelque manière par une autre que je reçus hier au soir du baron de Pöllnitz. Il me mandait que V. A. R. l'avait entretenu sur mon sujet d'une manière très-capable de me donner de la vanité, et qu'elle devait m'avoir écrit, dit-il, pour s'excuser de décider d'un ouvrage que je lui avais envoyé.

Cet avis supposant que j'aurais eu l'effronterie d'exiger une décision de V. A. R., à quoi cependant j'étais bien sûr de n'avoir jamais songé, je crus d'abord que je pourrais, par inadvertance, avoir dit quelque chose d'approchant dans le peu de lignes dont je m'étais donné l'honneur d'accompagner les observations sur les écrits modernes que j'avais pris, monseigneur, la liberté de vous envoyer le 28 du précédent. C'est pourquoi, ayant eu recours à la note que j'en avais gardée, et n'y ayant rien trouvé qui eût pu me faire soupçonner de tant d'impertinence, je me contentai de répondre à Pöllnitz que je ne comprenais rien à ce <400>qu'il m'avait mandé sur ce sujet. Cependant qui fut bien surpris, ce fut moi, quand le domestique qui avait porté ma lettre à la poste m'apporta la susdite de V. A. R.

Je ne sus d'abord que dire de son premier début, ni de ce très-ingénieux trait de sermon par lequel elle avait bien voulu la finir. J'eus besoin de la relire plus d'une fois, avant que de pouvoir m'imaginer que cette apostrophe pût me regarder. N'ayant enfin pu en douter, je me suis donné la torture pour deviner par où je pourrais me l'être attirée. Mais j'ai beau repasser dans mon esprit tout ce que je puis avoir jamais dit ou pensé sur le chapitre de V. A. R., je n'y trouve rien qui ait jamais démenti ces sentiments respectueux et, si je l'ose dire, passionnés qui m'ont de tout temps attaché, non au haut rang qu'elle tient dans le monde, mais à sa personne.

Je puis en appeler hardiment au témoignage de tous les gens de bien que j'ai trop souvent entretenus sur son sujet, et à la toute-science de celui qui connaît jusqu'aux moindres replis de nos cœurs, et je crois pouvoir conclure, après cela, que toutes ces idées qui semblent m'avoir attiré le trait de sermon doivent avoir été insinuées par quelqu'un de ces faux frères qui, pour faire pièce à un honnête homme, savent lui prêter en temps et lieu ce que leur malice naturelle leur a fait penser ou dire eux-mêmes.

Non, monseigneur, je ne me sens pas dépeint dans ce que V. A. R. m'a fait l'honneur de me dire dans la lettre en question. Je sais que j'ai mille autres défauts; mais je ne suis certainement pas assez insensé pour m'aviser de lui jeter des amorces; je n'ai ni l'esprit ni le cœur assez mal placé pour porter un jugement aussi téméraire, aussi gauche, qu'on semble m'avoir attribué, en voulant me desservir auprès d'elle.

Plût à Dieu que j'eusse la conscience aussi nette envers lui que je l'ai à votre égard, monseigneur! Je serais sûr d'avoir toujours vécu sans reproche dans ce monde, et de n'avoir jamais de Belzébuth à craindre dans l'autre.

Je devrais demander pardon à V. A. R. de la longueur de cette jérémiade; mais je suis si touché du changement que je n'ai pu manquer de sentir dans sa façon de s'exprimer à mon égard, qu'il <401>m'est impossible d'en rien retrancher. J'aime encore mieux vous avoir ennuyé, monseigneur, que de vous laisser dans une prévention qui pourrait me faire perdre innocemment l'honneur de vos bonnes grâces, l'unique bien souverain auquel j'aspire, et qui démentirait la dévotion sans bornes avec laquelle j'ai fait vœu d'être toute ma vie, etc.

4. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 6 décembre 1735.



Monsieur,

Il faut que ma lettre vous ait trouvé dans une humeur mélancolique et atrabilaire, que vous ayez pris pour des choses sérieuses celles qui en effet n'étaient que des badineries et des jeux de mots.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que votre nom, heureusement né pour l'équivoque, a donné lieu aux doubles ententes des plaisants;443-a je voulais m'égayer à ses dépens, comme tant d'autres, et peut-être que vous avez eu l'esprit plus porté au sérieux et au grave dans le temps de cette lecture, et que cela même vous a fait envisager mes badineries pour des vérités sérieuses. Je suis fâché de ne vous avoir pas pu exprimer un souris à cet article de ma lettre, pour marquer au coin de la raillerie un passage qui ne souffre aucune autre explication; tant il est sûr que l'on peut dire bien des choses que l'on ne saurait écrire. Un air, un geste, un clin d'œil suffît pour marquer notre intention;444-a c'est ce que l'on ne peut exprimer par écrit : l'encre reste noire, et le papier blanc; l'on ne peut ni faire rougir ni pâlir celui qui parle; si celui qui lit la lettre change de ton, cela donne un sens différent à la pensée; un air ironique la rend piquante, un ton monotone aplatit le feu du discours le plus sublime. Avant que de savoir donc de quelle <402>façon vous avez lu ma lettre, il m'est impossible d'y trouver ce qui vous y a pu offenser; je vous assure toutefois que personne ne m'a parlé de vous, et que Pöllnitz est le seul à qui j'aie dit que je vous avais écrit cette badinerie. Je mériterais d'en être puni, car l'équivoque n'est pas une pointe que l'on doive chercher; ce n'est qu'un jeu de mots, et la base de la pensée, d'ordinaire, y est fausse. Voilà qui est fait, il ne sera plus question du diable, et moi qui de mon naturel suis assez incrédule pour douter de son existence, je vais le mettre dans un oubli éternel.

J'espère d'avoir le plaisir de vous voir demain, et de vous assurer de vive voix de la parfaite estime avec laquelle je suis, etc.

5. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 12 décembre 1735.

M'étant douté que Votre Altesse Royale serait curieuse de voir la brochure dont le Roi parla hier à table, je me rendis d'abord chez moi pour en chercher un exemplaire et pour vous l'envoyer, monseigneur; mais celui que j'en avais chargé m'ayant rapporté que V. A. R. était allée à Ruppin, je prends la liberté d'en joindre un à ces lignes. J'y ajouterai, avec sa permission, le tome trentième de la Bibliothèque germanique. V. A. R. y trouvera non seulement l'extrait de la première partie de l'Histoire de Manichée,445-a mais aussi quelques autres pièces qui pourront l'amuser un moment, et faire diversion aux inspirations d'Apollon, desquelles je crains qu'elle ne se dégoûte, à force de s'y adonner avec trop d'application. J'ai expérimenté autrefois que, en s'y abandonnant avec trop de ferveur, on peut d'abord y prendre tant de goût, qu'on ne s'en sent plus aucun pour d'autres occupations plus sérieuses, et que la réflexion qu'on fait tôt ou tard sur cet inconvénient nous dégoûte enfin de la poésie même. Le remède que j'y ai apporté, c'est que j'ai fait des efforts (car il en faut vé<403>ritablement) pour interrompre le cours de ma verve, lorsque j'ai senti qu'elle m'emportait trop loin. Dès que j'ai trouvé de la difficulté à bien arranger quelque vers ou à attraper quelque rime, j'ai brusquement quitté mon ouvrage pour me distraire par d'autres occupations, et je ne l'ai repris qu'au bout de quelque temps. J'ai souvent éprouvé alors que Boileau a eu raison de dire dans le premier chant de son excellent Art poétique :

Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage;

et j'ai compris que, en nous donnant cette utile leçon, il a plutôt voulu nous recommander de travailler, pour ainsi dire, par intervalles, que de se peiner sans interruption, d'autant plus qu'il arrive très-souvent que, en revoyant un ouvrage commencé quelques jours auparavant, on trouve au premier abord ce qu'on avait inutilement passé des nuits entières à chercher, et qu'on découvre quelquefois des défauts dans ce qu'on avait fait, que l'on n'aurait jamais remarqués, si l'on avait travaillé tout de suite.

C'est peut-être me donner du ridicule que de citer ainsi mon exemple à V. A. R., qui en sait plus que moi sur ce sujet, comme sur tant d'autres. Mais le moyen de ne m'en pas donner, après que ma vanité a été si agréablement flattée par tout ce qu'elle a eu la bonté de me dire pour me persuader de son approbation et de ses bonnes grâces?

Pour revenir à l'Histoire de Manichée, je pourrais en même temps vous envoyer, monseigneur, l'extrait qu'on a fait de la seconde partie de ce savant livre; mais je crains d'effrayer V. A. R. par le trop de grosseur de ce paquet, et je suis d'ailleurs bien aise de multiplier les occasions auxquelles je puis, comme elle me l'a permis, lui réitérer les humbles assurances de la dévotion sans bornes avec laquelle je fais gloire d'être, etc.

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6. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 16 décembre 1735.



Monsieur,

Je vous suis infiniment obligé des livres que vous avez eu la bonté de m'envoyer; je les parcourrai incessamment; je ne manquerai pas de vous les renvoyer après leur lecture. Voici le tome XXXII de la Bibliothèque germanique, que je vous remercie de m'avoir prêté.

L'Histoire de Notre-Dame de Czenstochow est tout à fait divertissante, et il faut avouer que M. Beausobre a mis en usage tous les talents de son esprit pour mettre le ridicule des erreurs papistes dans tout leur jour. Je rends grâces à Dieu de n'être pas de leur communion; car, avec la foi faible que j'ai,447-a je ne me sentirais pas capable d'adhérer à toutes leurs superstitions.

Les seules contradictions qu'implique l'histoire de la Vierge demandent un dessein prémédité et une opiniâtreté de vouloir croire les traditions des anciens, sans quoi il est évidemment impossible de croire trois choses à la fois. Comment se peut-il, par exemple, que la Vierge ait eu des cheveux d'un blond clair, d'un brun cendré, et d'un noir comme du jais? A moins qu'elle n'ait été parquetée et bigarrée de différents poils, il est impossible que cela ait été; car une sainte personne comme la Vierge n'aurait pas eu l'air assez décent et modeste, si elle avait eu les cheveux de couleurs si bizarres. Ainsi ces trois rapports se contredisent, et il faut essentiellement que deux des auteurs de cette histoire aient employé la fiction pour rendre leurs livres plus agréables; mais étant en doute desquels des trois on doit se méfier, je crois qu'il est permis de ne croire aucun d'eux.

Ce que vous m'écrivez sur la poésie est si sensé et si judicieux, qu'il ne se peut rien de plus juste. La modestie avec laquelle vous parlez de vos productions devrait me faire supprimer les miennes, si je n'étais entiché de la folie des poëtes, qui veulent qu'on lise leurs ouvrages. Je profiterai cependant de votre bon avis, et je donnerai à mon Apollon le temps d'achever ma pièce. Tout ce <405>que je perds, c'est que si je l'avais achevée à présent, elle aurait passé pour une espèce d'impromptu, sous le voile duquel on aurait pu faire passer bien des fautes; mais à présent que ce sera un ouvrage travaillé, ce tissu de fautes fournira une ample matière à la critique, et je resterai à sec sans excuse.

Je ne vous ennuierai pas plus longtemps pour aujourd'hui, et il me semble que je dois me contenter d'avoir suffisamment abusé de votre patience. Tout ce verbiage était trop long et superflu, et pour regagner sur la fin ce que j'ai perdu dans l'exorde, je vous dirai en deux mots comme en cent que je suis avec une estime infinie, etc.

7. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Parey, 1er janvier 1736.



Monseigneur,

Que Votre Altesse Royale ne craigne rien. Je sais, par l'exemple des magistrats des villes prussiennes, qu'elle n'aime pas les félicitations. Quoi qu'en ordonnât un ancien usage, quelque tenté que je sois de m'y conformer, je renfermerai dans le fond de mon cœur tous les vœux ardents que je fais aujourd'hui, comme tous les jours de ma vie, pour la conservation de V. A. R. De peur qu'elle ne les prenne pour des compliments ordinaires, qui lui sont en aversion, ces lignes, en dépit de leur date, n'en contiendront aucun. Mais qu'elle ait la bonté d'agréer que, pour me dédommager de cette rétention, je lui fasse part d'une découverte que j'ai faite ce matin dans la bibliothèque de mes petits-fils. Le hasard m'ayant fait rencontrer un exemplaire fort ancien et ... du fameux Nostradamus,448-a je fus tout surpris d'y trouver, en le feuilletant, une prophétie un peu plus longue, à la vérité, que le reste de ses Centuries, mais qui me parut si intéressante et de si bon augure, que je ne pus m'empêcher d'en prendre la copie que voici :

<406>Quand aviendra
Qu'un second F ... en P .. régnera,
Voici, je le prévois, tout ce qu'arrivera :
Moulte gloire il acquerra,
Ses ennemis trembler fera,
Heureux ses peuples il rendra,
Ce qui leur ... il guérira,
Le vrai, le bon il chérira,
Les beaux-arts il ranimera.
Qui le verra l'adorera,
Le genre humain l'admirera,
Duquel le délice il sera;
Bref, siècle d'or refleurira.
Dieu sait quand il commencera.
Mais ce beau règne finira
Quand dix-huit cent comptera.
Heureux qui jusque lors vivra!

V. A. R. sait mieux que moi que Nostradamus ignorait les règles de la poésie, et que son style, comme celui de tous ses confrères ..., est toujours un peu barbare, et si obscur, qu'il faut être versé dans l'art divinatoire pour y voir clair. Je crois cependant avoir trouvé la clef de ce passage-ci; mais j'ai si peur que V. A. R. ne regarde ma conjecture comme un compliment de nouvelle année, que j'aime mieux la passer sous silence.

La véritable raison qui m'inspire aujourd'hui la liberté de fatiguer V. A. R. par cette lettre, c'est que je me souviens que je lui dois encore l'extrait de la seconde partie de l'Histoire de Manichée. Elle le trouvera dans le ci-joint tome XXXI de la Bibliothèque germanique. Je pourrais y ajouter un de mes exemplaires des Essais de Bacon, que je me suis pareillement engagé à envoyer à V. A. R. Mais ayant trouvé, en le relisant, que le traducteur a négligé de rendre en français quantité de passages latins où l'auteur a souvent concentré le plus essentiel de ses réflexions, j'ai entrepris de les expliquer à la marge, et mon copiste n'a pas encore achevé de les transcrire. Je ne puis d'ailleurs m'empêcher de dire à V. A. R. que, son exemple m'ayant remis dans le goût de lire des poëtes, j'ai trouvé une édition de Boileau qui me paraît excellente pour quiconque se plaît, soit à composer quelquefois des vers, soit à bien juger de ceux que d'autres font. Elle <407>a été imprimée en 1729, en quatre volumes, à la Haye,450-a et illustrée de notes très-intéressantes pour un amateur de la poésie, puisqu'elles contiennent les différents changements que Boileau a faits lui-même dans ses poëmes, et les raisons pourquoi il les a faits. On trouve aussi dans le deuxième tome une Dissertation sur l'histoire de Joconde, dans laquelle le même poëte balance le mérite du fameux La Fontaine et de certain Bouillon, qui ont rimé l'un et l'autre cette historiette de l'Arioste. On ne peut rien lire de plus instructif en fait de poésie que cette Dissertation.

J'ose me promettre de l'indulgence de V. A. R. qu'elle ne prendra pas en mauvaise part la familiarité avec laquelle je lui rends compte de mes lectures poétiques, parmi lesquelles j'aurais dû nommer principalement un soi-disant Essai d'une nouvelle traduction d'Horace en vers français, par divers auteurs.450-b Je crois que c'est le même livre dont V. A. R. eut un jour la bonté de me parler à l'occasion de ma traduction de trois odes de ce poëte latin.

Je suis actuellement occupé à lire cet Essai, qui contient peut-être la sixième partie des Odes, Satires et Épîtres d'Horace, et je trouve dans la Préface de l'éditeur que ce poëte n'a jamais été entièrement traduit en vers français, et qu'il croit même très-difficile d'y réussir, à moins que plusieurs bons poëtes de génies différents ne s'associent pour y travailler. Trois auteurs, savoir, Le Noble, Régnier-Desmarais et un anonyme, y ont fait insérer leur version des deux premières odes, de celles que j'ai eu l'honneur de présenter à V. A. R. Je souhaiterais qu'elle voulût un jour avoir la curiosité de les confronter avec les miennes, et elle verrait que ces messieurs, quoique poëtes de profession, n'ont pas beaucoup moins mal réussi que moi.

Cette proposition, monseigneur, vous paraîtra peut-être tout aussi impertinente que l'excessive longueur de cette lettre. En <408>effet, je ne puis excuser ni l'une ni l'autre que par la bénignité avec laquelle V. A. R. a reçu jusqu'ici tout ce qui lui est venu de ma part. C'est cette insigne bénignité qui m'inspire tant de hardiesse, tout comme elle m'a inspiré assez d'amour-propre pour oser me flatter que V. A. R. rend quelque justice à la pureté de la profonde vénération avec laquelle je suis, etc.

8. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 10 janvier 1736.



Monsieur,

J'ai demandé à quelques-uns de vos amis quand vous reviendriez ici. Ils m'ont tous répondu : Il arrivera infailliblement aujourd'hui; et ce qu'il y a de curieux, c'est que cet aujourd'hui dure depuis huit jours. C'est ce qui m'a empêché de répondre à votre obligeante lettre, et ce qui m'en empêcherait encore, si l'impatience ne m'avait pris. C'est à elle que vous devez la présente; qu'elle vous trouve chez votre fille, ou bien ici, je veux l'écrire, afin de satisfaire mon caprice, après avoir trop adhéré à la volonté des autres.

Je vous avoue, monsieur, que Nostradamus a merveilleusement d'esprit en votre bouche; et quoique sa prophétie, que vous avez placée si heureusement dans votre lettre, ne soit pas de celles où j'ajoute foi, il faut cependant avouer qu'il n'y a rien de plus ingénieux. C'est une manière nouvelle de souhaiter la nouvelle année par une prophétie; mais il faut avoir un génie supérieur pour savoir faire parler les gens trépassés dans le goût où ils ont été pendant leur vie. J'ai vu, il y a quelques semaines, une traduction d'Horace où il y avait des traits plus aigus, à ce que m'ont dit ceux qui entendent le latin, que ceux de l'original; voici une centurie sans contredit plus élégante, plus intelligible et plus polie que toutes celles que jamais Nostradamus ait faites. L'Essai sur la recherche de la république Babine était un ouvrage agréable et <409>plein d'une fine satire. Enfin celui qui est l'auteur de tous ces ouvrages est doué du ciel d'un génie si élevé, que je ne saurais lui faire un meilleur souhait pour la nouvelle année que celui de ne se démentir jamais, tant par rapport au caractère qu'aux talents de l'esprit. Je vous prie, monsieur, de me croire avec une estime infinie, etc.

9. AU MÊME.

Ruppin, 8 février 1786.



Monsieur,

Ne jugez pas mal, je vous en prie, de ce que je vous communique la ci-jointe copie d'une lettre que j'ai écrite au prince d'Orange.452-a Ce n'est par aucun principe d'amour-propre ni de vanité, mais pour vous prier bien sérieusement d'en vouloir corriger les fautes et de me les enseigner. Ne vous étonnez pas si elle est sur un haut ton; le prince aimant le phébus, je crois lui en avoir servi selon le petit talent que j'en ai reçu du ciel. Une mauvaise lettre à corriger, et encore une plus mauvaise pour la présenter, ce serait trop; ainsi j'abrégerai celle-ci, pour diminuer l'ennui que sa lecture pourrait vous causer autrement. Dans l'attente de votre judicieuse critique, vous me permettrez de me dire avec bien de l'estime, etc.

AU PRINCE D'ORANGE.

Ruppin, 1er janvier (8 février) 1736.



Monsieur et cher cousin,

Jamais étrennes ne m'ont été aussi agréables que ce que vous m'écrivez d'obligeant à cette occasion et à celle de mon jour de <410>naissance. Le caractère de vérité répandu dans toutes les assurances d'amitié que vous m'y faites en augmente infiniment le prix; et j'ose vous assurer que si vous vous intéressez si obligeamment à ce qui me regarde, c'est en quelque façon un devoir de reconnaissance qui m'est due par rapport à la parfaite estime et véritable amitié que j'ai pour vous. Daignez distinguer ceci d'un compliment ordinaire, et soyez persuadé, mon cher prince, que mon cœur ne dément pas ma plume ni mes paroles, sa sincérité m'empêchant d'exagérer ses sentiments en la moindre chose.

Quoique le jour de l'an, jour que l'ancien usage a voué aux compliments, soit écoulé depuis près de deux mois, sans que je vous aie fait part des vœux que j'ai formés sur votre sujet, je ne vous crois pas assez coutumier pour vouloir borner les souhaits que vos amis vous font à ce seul période.

Permettez donc que, à la faveur d'une licence que je crois autorisée, je vous découvre le fond d'un cœur qui ne met aucun frein aux prospérités qu'il souhaite à ses amis, et espère pouvoir encore cette année vous écrire sous un autre titre que celui de prince d'Orange simplement, et que les Bataves ouvriront les yeux à leurs véritables intérêts, et, pour rétablir leur ancienne valeur, l'intrépidité, l'ordre parmi les troupes et la règle dans le gouvernement, vous mettent à la tête de leur république, dont vous serez le plus bel ornement et l'appui. Puissent vos vœux être des présages pour l'avenir! Cependant, de quelque façon qu'il plaise au ciel d'en disposer, je vous prierai de croire, mon cher prince, que ce n'est pas à la fortune ou à ses idoles, mais au cœur et à la personne que je m'attache. Ce sont des sentiments si profondément enracinés en moi, que je ne m'en départirai de ma vie, me faisant gloire de vous montrer en toute occasion comme je suis,



Monsieur mon cher cousin,

Votre très-fidèle et affectionné ami et cousin,
Frederic, P. R. de P.

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10. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 11 février 1786.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale me met à une épreuve terrible en m'ordonnant de faire la critique de sa lettre au prince d'Orange; jamais je ne me vis dans un tel embarras. Dois-je lui obéir, au risque d'y échouer? Dois-je m'en excuser et désobéir au prince du monde le plus digne de me commander? Je ne trouve pas moins de danger dans l'un que dans l'autre. Cependant V. A. R. me l'ordonne, dit-elle, bien sérieusement. Cela est facile à dire, monseigneur; mais si telle était votre volonté, il fallait, s'il m'est permis de le dire, m'envoyer une tout autre pièce, ou, si V. A. R. voulait que ce fût précisément celle-là, il faudrait l'avoir tournée tout autrement. Il faudrait l'avoir remplie de pensées moins justes et d'expressions moins choisies. Il fallait l'écrire, en un mot, dans le goût de l'Épithalame ci-joint, qui m'a été envoyé de Hollande, et qui est, à mon avis, la pièce la plus susceptible de critique qui ait jamais vu la presse. C'était là le vrai moyen de me donner de l'exercice; mais de la lettre en question, telle qu'elle est, que voulez-vous, monseigneur, que j'en fasse? Que si je lui rendais justice en la louant, V. A. R., après ce qu'elle me fait la grâce de me mander, m'accuserait de désobéissance et de flatterie; et si j'entreprenais de la critiquer, si j'étais assez téméraire pour y chercher des défauts qui ne s'y trouvent pas, je ne m'en tirerais jamais qu'à ma confusion, et il m'en coûterait infailliblement l'idée favorable que j'ose me flatter que V. A. R. a conçue de moi jusqu'ici.

Or, comme cette idée est l'unique motif des bonnes grâces dont V. A. R. a daigné m'assurer tant de fois, et que celles-ci sont hors de prix pour moi, j'ose vous donner à penser, monseigneur, si je puis travailler moi-même à les perdre en détruisant le seul fondement sur lequel je les crois bâties.

J'ai cependant imaginé un expédient par lequel, sans remplir la rigueur de votre commandement, je crois avoir satisfait à mon empressement d'y obéir, autant que mon peu de capacité et le <412>profond respect que je dois à V. A. R. me le permettent. J'ai essayé, quoique en tremblant, de composer une espèce d'imitation de la lettre en question. J'ai tâché d'en conserver toutes les pensées, tout le tour, tout le sens, et j'ai exprimé tout cela le mieux que j'ai pu, à ma façon. Quelque inférieure qu'elle soit à l'original, je prends la liberté de la joindre ici, me promettant de la clémence de V. A. R. qu'elle la regardera uniquement comme un effet de ses ordres, qui me seront toujours sacrés, à quelque occasion qu'elle puisse m'en honorer, et comme une marque de la dévotion illimitée avec laquelle je fais gloire d'être, etc.

IMITATION.

Jamais étrennes ne me furent plus agréables que celles dont vous me régalez avec tant de politesse à l'occasion du nouvel an et à celle de mon jour de naissance. Le caractère de vérité répandu dans toutes les assurances d'amitié que vous me donnez en augmente infiniment le prix. J'ose vous assurer à mon tour que la manière obligeante avec laquelle vous vous intéressez à ce qui me regarde est une espèce de reconnaissance que vous devez à la parfaite estime que je me sens pour vous. Daignez distinguer ceci d'un compliment ordinaire, et soyez persuadé, mon cher prince, que mon cœur plein de sincérité ne démentira jamais ma plume ni mes paroles. Quoique le jour de l'an, jour qu'un ancien usage a voué aux compliments, soit passé depuis près de deux mois, sans que je vous aie fait part des vœux que je formai alors sur votre sujet, je ne vous crois pas assez coutumier, ni assez injuste, pour soupçonner vos amis de n'en faire pour vous que par habitude, ou pour se conformer à la mode anciennement attachée à ce période. Vous auriez tort au moins de faire tomber un tel soupçon sur moi, étant sûr que les bons souhaits que je fais journellement vous regardent plus que personne, en quelque temps qu'ils se fassent. Mais vous permettrez, s'il vous plaît, que, à la faveur de l'ancienne usance, je vous découvre aujourd'hui le fond d'un cœur qui ne met jamais de frein aux vœux qu'il fait pour la prospérité de ceux qui lui sont aussi chers que vous, et que je souhaite d'avoir occasion de vous écrire encore dans le cours de cette année sous un autre titre que sous celui de prince d'Orange simplement.

Il faut espérer que messieurs les Bataves ouvriront enfin les yeux sur leur véritable intérêt, et que, pour ranimer leur ancienne valeur <413>et pour rétablir le bon ordre parmi les troupes et dans leur gouvernement, ils feront ce qu'ils auraient dû faire il y a longtemps; je veux dire qu'ils ne tarderont plus de vous mettre à la tête de leur république, dont vous seriez sans contredit le plus bel ornement et le plus solide appui. Puissent ces vœux être des présages infaillibles!

De quelque façon cependant qu'il plaise au ciel d'en disposer, je vous prie de croire, mon cher prince, que je suis incapable de sacrifier à la fortune ou à ses idoles, mais que je m'attache toujours aux sentiments et à la personne de mes amis. Ce principe m'est naturel, et il est si profondément enraciné dans mon cœur, que je ne m'en départirai de ma vie, me faisant un plaisir infini de vous montrer en toute occasion combien je suis, etc.

ÉPITHALAME POUR MONSEIGNEUR LE DUC DE LORRAINE.457-a

ODE.

Pour la pompe qui se prépare,
Savantes Sœurs, docte Apollon,
Aux nobles accents de Pindare
Mêlez les jeux d'Anacréon.
Ciel! quel spectacle magnifique!
Ici tout est grand, héroïque;
C'est le cercle des demi-dieux.
Que d'ailleurs on voit d'allégresse!
Les Ris, les Plaisirs, la Jeunesse,
De mille attraits frappent les yeux.

Nobles amants, vos chastes flammes
Voient enfin cet heureux jour
Où l'hymen doit unir vos âmes,
Pour vivre d'un parfait amour.
Suivez le dieu de l'hyménée;
Si sa tète est environnée
De lauriers, de myrte et de fleurs,
Il vous donne l'heureux présage
De voir toujours couler votre âge
Dans la gloire et dans les douceurs.

<414>Saintes déités du Parnasse,
Formez deux agréables chœurs,

Et que les Grâces, prenant place,
Vous prêtent leurs charmes vainqueurs.
Tout plaît et touche avec les Grâces,
Et l'on voit naître sur leurs traces
Mille appas et mille agréments.
Leurs beautés animent les flammes;
Elles réveillent dans les âmes
L'ardeur des plus doux sentiments.

Brillants esprits, troupes savantes
A former des accords nouveaux,
Chantez les grâces ravissantes
De l'héroïne et du héros.
Princesse, tous les vœux du monde
Sont que dans une paix profonde
Vous puissiez jouir des grandeurs,
Et que le flambeau d'hyménée,
Qui vous luit en cette journée,
Soit toujours brûlant dans vos cœurs.

Le ciel même vous en assure :
Le digne objet de tous vos vœux
N'est-il pas d'une source pure
De princes en vertu fameux?
Intrépides dans les alarmes,
S'ils ont brillé parmi les armes,
En sagesse ils brillèrent plus.
Quel plus noble choix pouvait faire
Le héros votre auguste père,
Qu'en vous unissant aux vertus?

Prince, en qui l'univers contemple
Une vive et douce splendeur,
Quelle dot plus riche et plus ample
Pouvait s'offrir à votre ardeur?
C'est peu qu'elle charme la vue;
Tout illustre, elle est descendue

D'une auguste suite d'aïeux,
De princes grands et magnanimes,
Héros qu'en mille dons sublimes
Exaltèrent toujours les cieux.

<415>Mais déjà la pompe commence.
Charmant, enlevant tous les cœurs,
Un auguste héros s'avance
Entre mille douces clameurs.
C'est lui que l'Europe alarmée,
Et tremblante d'être opprimée,
A vu lui rendre la paix.
Que de chefs à mine guerrière,
Empruntant de lui leur lumière,
Mènent de ravissants objets!

Dans le saint temple tout arrive;
C'est là que, sous les nœuds sacrés,
L'un et l'autre cœur se captive
Pour n'être jamais séparés.
Mais quel bruit fait trembler la terre?
Ne craignez plus ici la guerre,
Grâces, Muses, rassurez-vous;
Ce grand bruit n'est qu'un bruit de joie
Sur le bien que le ciel envoie
Aux amants devenus époux.

La pompe encor plus éclatante
Revient d'un pas majestueux.
Suivons; quel éclat se présente!
Tels étaient les festins des dieux.
Les déesses d'intelligence
Avec tendresse et diligence
Servent les fortunés époux,
Et Flore verse sur leurs têtes
Mille fleurs qu'elle a toujours prêtes,
Et dit d'un air charmant et doux :

« Princesse en qui le ciel assemble
Ses trésors les plus précieux,
Et qui nous faites voir ensemble
Vertus en l'âme, attraits aux yeux,
L'hymen ne vous promet que roses;
De nouvelles, toujours écloses,
Vous ouvriront leur tendre sein.
Les Jeux, les Ris et les Délices,
Diligents dans leurs doux offices,
Vous feront le plus beau destin.

<416>Junon, avec Pallas unie,
Présidera sur tous vos pas;
L'aimable Vénus Uranie
Y fera naître mille appas.
Qu'à nos vœux le ciel favorable
Du cher objet d'un prince aimable
Réjouisse bientôt vos yeux!
Qu'il soit l'ornement de l'Empire,
Et qu'en lui l'univers admire
Les vertus de tous ses aïeux! »

Mais, à ces mots de la déesse,
Quels voiles se sont répandus?
Et comment, sous leur ombre épaisse.
Les époux sont-ils disparus?
O tendre et charmant hyménée!
Tu marques l'heure fortunée,
Pour commencer leurs plus beaux jours;
Tu les as mis aux mains des Grâces;
Avec les Jeux, suivez leurs traces,
Entrez, fermez la porte, Amours.

11. DU MÊME.

Berlin, 12 février 1736.

Ayant été suffisamment fatigué par la lecture de ma lettre d'hier, V. A. R. ne s'attendait pas apparemment à me voir revenir à la charge aujourd'hui. Mais voici ce qui m'engage à tant de témérité.

J'ai relu ce matin l'Imitation que j'eus l'honneur de lui envoyer hier, et j'ai trouvé que j'y ai assez mal réussi, mais qu'il me serait trop difficile de faire mieux. Ayant cherché la raison de cette difficulté, je crois qu'elle consiste uniquement en ce que j'ai une espèce d'aversion naturelle pour tout ce qui peut s'appeler compliments. J'aimerais mieux coucher six lettres sur d'autres matières qu'une seule de pure cérémonie, où le cœur ordinairement <417>a peu de part, et, s'il m'est permis de le dire, il me semble que V. A. R. en est pareillement logée là; tant il est vrai que l'esprit de l'homme ne réussit presque jamais quand il est obligé de travailler malgré Minerve, c'est-à-dire, à des choses contraires à son génie. Aussi me suis-je fait une loi de complimenter le moins que je puis, et de m'en acquitter avec toute la brièveté possible dans les occasions où je ne puis honnêtement m'en dispenser.

J'avais ces réflexions sur le cœur. Je serais mort, je crois, d'inquiétude, si je n'avais pris la liberté d'en faire part à V. A. R., me flattant qu'elles contribueront à la rendre d'autant plus facile à excuser les défauts qu'elle ne saurait manquer d'avoir remarqués dans la susdite Imitation.

Ces réflexions ne sont cependant pas le seul motif qui me porte à importuner de nouveau V. A. R. J'en ai encore deux autres. Voici l'un. J'avais la conscience chargée d'avoir tant maltraité hier certain Épithalame, sans en avoir donné aucune raison. Je me crois obligé de réparer ce défaut, quoique je sois persuadé que ceux de ce poëme n'auront pas échappé à la pénétration et au bon goût de V. A. R. Je les exposerai le plus laconiquement que faire se pourra.

1o Considérant cette ode en gros, il me semble que son auteur n'a jamais lu l'Art poétique de Boileau, ou qu'il a oublié la salutaire leçon par laquelle ce maître poëte en commence le premier chant, et la description qu'il nous donne d'une ode sans défauts, dans le deuxième chant. V. A. R. sachant presque tout son Boileau par cœur, je crois me pouvoir dispenser de rapporter ces deux passages.

2o Cette ode a un défaut que n'eut jamais aucune pièce raisonnable : c'est qu'on a beau la lire et relire, à moins que d'être sorcier, on ne saurait deviner pour qui elle est faite, sans regarder au titre. On comprend, à la vérité, par la dernière strophe, qu'il s'agit d'un jour de noces qui finit comme finissent toutes les noces du monde (idée qui serait excusable tout au plus dans quelque poëme badin, mais qui devient une sottise dans une pièce si grave); mais, à cela près, il n'y a pas de syllabe dans toute l'ode qui ne puisse s'appliquer aux noces de tous les grands princes de l'univers.

<418>3o Les trois quarts des strophes sont prosaïques, remplies de chevilles inutiles, de pensées froides et triviales; tout le reste est du galimatias où je trouve à peine un sens.

4o Les expressions de nobles amants, de noble choix, et tant d'autres, vaudraient mieux, ce me semble, et seraient plus convenables à la description d'un bon mariage bourgeois qu'à l'hyménée de la fille d'un empereur romain.

5o Ce qui me semble mettre le comble à l'ignorance crasse de l'auteur de l'ode, ce sont les saintes déités du Parnasse. V. A. R. a-t-elle jamais lu ou entendu dire que les Muses, que les divinités païennes aient été appelées des déités, et qu'on leur ait appliqué l'épithète de saintes? Cette seule incongruité empoisonnerait toute la pièce, fût-elle d'ailleurs aussi bonne qu'elle me paraît détestable. Aussi finirai-je par là cette courte critique, pour venir à la dernière raison qui me remet aujourd'hui la plume à la main.

C'est le petit imprimé ci-joint, que je viens de recevoir de la poste. Il contient trois lettres, et surtout une de Voltaire, où je trouve autant d'esprit qu'il y en a peu dans l'ode susmentionnée. On prétend qu'elle est effectivement de Voltaire, à qui elle ne peut que faire honneur. Mais pour celle des comédiens, trop pleine de traits vifs et mordants, on la croit de la façon de quelque ennemi jaloux du sieur Lefranc.

Mais je n'y pense pas, c'est trop ennuyer V. A. R. par tant de balivernes, qui ne sauraient manquer de la faire bâiller. Qu'elle fasse grâce à mon impertinence en faveur de ses sources, qui sont l'envie de vous amuser, monseigneur, et celle de saisir jusqu'aux moindres occasions dont je me crois permis de profiter pour renouveler les humbles assurances de la dévotion sans égale avec laquelle je suis, etc.

<419>

12. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 18 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,463-a

Je me vois dans vos dettes de deux lettres, et je me mets en devoir d'y répondre. Vous vous rappellerez donc, s'il vous plaît, que le contenu de la première roulait sur la différence de la morale chrétienne et de la païenne, et la seconde sur le sieur Formey et sur l'apparition qu'eut saint Paul.463-b

Permettez-moi de vous dire que, pour ce qui regarde la morale païenne, je ne suis point du tout d'accord avec vous sur ce point. et je crois pouvoir vous faire voir le défaut des prétendues vertus païennes. Pour réprimer les désordres qui naissent dans la société, il est nécessaire d'établir de certains principes qui, quand ils sont profondément inculqués dans ceux qui la composent, servent de frein aux passions qui tendent à la détruire. C'est là le fondement de la morale des païens, qui ne vont qu'au soutien de la société : dans tous leurs philosophes vous découvrirez ou ce principe, ou un orgueil démesuré, qui, pour les élever au-dessus de leurs concitoyens, leur a fait faire la grimace de la vertu. J'ai oublié le nom de ce philosophe qui, affectant un air de pauvreté excessive, paraissait toujours avec des habits déguenillés;464-a ce qui fit dire au divin Socrate que son orgueil transparaissait par les trous de son habit. Mais ne nous attachons pas à ces petites lumières; attaquons le soleil du paganisme.

Pour vous convaincre de mon sentiment, il faut me servir d'arguments persuasifs, et qui ne vous laissent plus de réplique. Socrate, ce grand philosophe, cet homme de bien, cet oracle de son temps, celui dont Platon disait qu'il comptait pour un des trois bienfaits qu'il avait reçus des dieux d'avoir été né du temps de Socrate, le même Socrate, qui nous paraît si vertueux d'un côté, me paraît très-vicieux de l'autre, quand je l'envisage par <420>rapport à l'inclination impudique qu'il avait pour le jeune Alcibiade. N'est-ce pas être marqué d'une manière très-évidente au coin de l'humanité, et ce vice n'obscurcissait-il pas beaucoup de ses vertus? Je ne m'étonne plus de voir, après cela, les emportements de Xanthippe et la patience de Socrate à les supporter; il sentait l'avoir offensée; ainsi sa raison l'obligeait de souffrir les mauvaises humeurs de sa femme, comme une légère punition des offenses qu'il lui avait faites.

Je passe au jeune Cimon, héros qui eût mérité ce titre plus qu'aucun de ceux que l'antiquité nous vante, si son orgueil n'avait pas empêché sa sœur de se marier avec un homme dont le bien les aurait pu tirer de leurs dettes. Enfin, pour abréger, il n'y a pas un sage, parmi les païens, dont des vices et des défauts éclatants n'aient flétri les côtés vertueux.

Il ne me reste qu'à prouver que les sages professeurs de la morale chrétienne les surpassent, ou les égalent du moins. Leur morale, à la vérité, aussi bien que la païenne, concourt au soutien de la société; mais ils la pratiquent ou doivent la pratiquer par de plus nobles principes. Celui qui nous engage à aimer la vertu pour l'amour d'elle-même me paraît bien épuré. Mais considérez ce Dieu que j'adore.465-a Voyez quelle harmonie merveilleuse de qualités possédées toutes dans un degré éminent et infini de perfection. Sa sagesse vous saute aux yeux en tout et par toutes ses œuvres; sa bonté ne peut être ignorée d'aucun être intelligent, car c'est à elle que nous devons notre existence et tout le bien qui nous arrive; sa justice se manifeste par de certaines punitions, qui suivent toujours le crime; la cruauté, par exemple, n'est-elle pas punie par l'horreur et l'aversion en laquelle nous avons ces monstres qui l'exercent, etc.? Enfin, la considération de ces perfections est un cours de morale achevé, qui, par la beauté et la pureté de ses préceptes, se fait aimer, et nous invite à les pratiquer. Venons aux exemples.

Quel mépris de la mort ne montra pas saint Étienne lorsque, accablé des pierres que lui jetaient ses ennemis, il pardonna à ses bourreaux, et mourut avec toute la constance possible?465-b Quelle <421>générosité que celle de ce roi de France465-c qui, de duc d'Orléans qu'il était, parvint à la couronne! Lorsque quelqu'un de ses courtisans le fit souvenir de punir ceux qui lui avaient causé des chagrins avant qu'il fût roi, il lui répondit ces paroles remarquables et dignes d'être transmises à la postérité : « Un roi de France ne se souvient pas, dit-il, des offenses que l'on a faites au duc d'Orléans; » sentiment d'autant plus grand, qu'il avait le pouvoir de satisfaire à sa vengeance.

N'admirez-vous pas la constance de Philippe de Comines dans sa prison? Se voyant abandonné de tout le monde, il prit son parti généreusement, en disant : « Si je suis affligé, c'est Dieu qui m'afflige, » marquant par là la résignation que nous devons à l'Être suprême, et combien il est beau de lui sacrifier nos volontés, nos plaisirs et notre fortune, quand il nous en prive.

Du temps de Charles V, un nommé Bureau de La Rivière était chambellan de sa cour et favori de ce prince. Après la mort de Charles V, Charles VI lui avait succédé. Il se trouva de méchantes gens qui accusèrent Bureau de La Rivière d'avoir des intelligences secrètes avec les Anglais; le Roi les en crut, et fut sur le point de sacrifier ce digne sujet à l'envie de ses ennemis, si le maréchal de Clisson, homme de probité et intègre, et qui, de plus, devait l'épée de maréchal à La Rivière, n'eût eu la noble assurance de dire la vérité à un jeune roi peu accoutumé à l'entendre. Ses bonnes intentions eurent néanmoins tout le succès qu'il en pouvait espérer, et La Rivière fut reconnu innocent.

Voyez les vertus d'un sage, réunies dans Catinat avec tous les talents d'un brave guerrier; quelle modération pour un homme qui est à la tête de l'armée, qui, au premier ordre qu'il en reçoit, partage cette autorité absolue, et qui n'en sert pas moins son maître avec tout le zèle et l'attachement d'un fidèle sujet!

Je n'oserais vous citer l'exemple de quelques docteurs ou théologiens de l'ancienne Église, qui sont chez les chrétiens ce que les philosophes étaient chez les païens; car vous me diriez d'abord que ces gens sont gagés pour être dévots. Laissons donc l'Église; aussi, pour vous alléguer un exemple d'une rare vertu dans un <422>chrétien, je n'ai pas besoin de le chercher fort loin. Si je ne craignais de blesser sa modestie, je vous le nommerais; mais, cela étant, je me contenterai de vous en rapporter quelques traits qui, j'espère, vous le feront connaître.

Cet homme a de tout temps été attaché à des cours différentes, où, sans adopter les vices, il a conservé sa vertu et son intégrité; sans donner dans la bassesse de superstitions vulgaires, il a de la religion dirigée par le bon sens et la raison : fidèle aux maîtres qu'il a servis, il a toujours captivé leur bienveillance; il s'est poussé auprès du dernier jusqu'à un poste très-éminent, et s'est acquitté des devoirs de sa charge avec toute la dignité qu'elle exigeait de lui; irréprochable en tout, et dans le milieu du cours triomphant de ses prospérités, il renonce à la cour, il prévoit les orages, méprise les grandeurs, connaissant leur peu de solidité, et préfère une vie tranquille et laborieuse à l'éclat éblouissant du faste et des honneurs. Ce n'est pas tout; cette résolution, prise après une mûre délibération, est exécutée avec fermeté, et jusqu'à présent il jouit du repos et des douceurs d'une vie privée, mettant à profit les jours que la Parque lui file, et goûtant un bonheur solide dans une sage et heureuse oisiveté, digne récompense du généreux mépris qu'il fait du monde.

Épris d'admiration de ses vertus, et incapable de penser à autre chose, je renvoie les deux autres points de ma lettre à une autre fois. J'espère, mon cher Quinze-Vingt, que vous reconnaîtrez à ce tableau, que je ne viens de tracer que d'un faible crayon, une personne que j'estime, et non sans fondement, comme vous le voyez par la description que j'en fais; et, dussiez-vous en rougir, je ne saurais m'empêcher de vous dire que vous méritez de toute façon que je sois à jamais, etc.

<423>

13. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 22 mars 1736.



Monseigneur,

La lettre que Votre Altesse Royale a eu la bonté de m'écrire le 18 de ce mois m'a causé des mouvements tout aussi peu exprimables que ceux qui avaient apparemment saisi saint Paul, du ravissement duquel elle a pensé faire le troisième point des instructions qu'elle a bien voulu me donner. La seule différence que je trouve à cet égard entre l'apôtre et moi (excusez, monseigneur, la témérité de cette comparaison), c'est que la joie qu'il eut d'être témoin de toutes ces belles merveilles, qui jetèrent peut-être son esprit dans un saint dérangement, que sa joie, dis-je, était sans doute uniforme et continuelle tant que son extase dura, et que la mienne est souvent interrompue par la crainte que je ne puis m'empêcher d'avoir que l'intention de V. A. R. n'ait été de se divertir du pauvre chrétien qu'elle a peint d'un pinceau si flatteur, à la fin de sa lettre.

Il est vrai que l'amour-propre, dont malheureusement les chrétiens ne sont pas plus exempts que tout le reste du genre humain, me fournit des armes pour combattre cette crainte. Persuadé que je suis que V. A. R. trouverait au-dessous d'elle de penser le contraire de tout ce qu'elle en dit de trop, je crois que c'est468-a un effet de l'extrême bonté qu'elle a pour lui. Qui qu'il soit, ce chrétien, j'ai assez bonne opinion de lui pour croire qu'il en est du portrait que V. A. R. a daigné en faire comme de ceux que ...,468-b l'Apelles de Berlin, fait de nos dames. Ils sont tous très-connaissables, quoiqu'ils soient en même temps infiniment plus beaux que les originaux.

Bien que je me crusse muni d'une effronterie ferrée à glace, je me sens embarrassé à deviner, comme V. A. R. me l'ordonne, l'objet qu'elle a pris la peine de peindre d'un coloris éblouissant. J'ose cependant vous demander, monseigneur, quoique en rou<424>gissant réellement, si ce n'est pas l'auteur de l'Imitation ci-jointe? Je serais même tenté de croire que V. A. R. venait de la lire quand elle m'a fait l'honneur de m'écrire, puisqu'il me semble, sans en être pourtant tout à fait sûr, que j'en ai un jour donné une copie à M. de Keyserlingk, que je crois encore à Ruppin. Ce qui me fait venir cette conjecture, c'est que V. A. R. a donné à ce portrait une partie des traits que l'auteur de l'Imitation a cru pouvoir se donner à lui-même, quoiqu'elle ait su les représenter si avantageusement, que, en s'y reconnaissant, il doit être honteux de sentir que ceux qu'il peut s'en appliquer sont autant au-dessous de cette magnifique peinture qu'il est lui-même au-dessous du maître qui a bien voulu les embellir.

Les charmes que je trouve à examiner ce tableau me font quasi oublier de répondre au reste de la lettre de V. A. R., qui, si je l'ose avouer sans lui déplaire, quelque forts que soient ses arguments, ne m'a pas encore convaincu. Il est difficile de dérouter un Quinze-Vingt qui se croit sûr de son fait.

V. A. R. convenant que la morale chrétienne, en tant qu'on ne la considère que comme une morale, tend au même but que la païenne, c'est-à-dire, au bien de la société, vous ne sauriez vous dispenser de convenir, monseigneur, qu'elle dérive aussi de la même source, qui est la raison humaine, et qu'elle ne saurait être confondue avec les notions que nous tirons de la révélation.

Rollin, quoique dans une intention fort pieuse, me semble parler plutôt en théologien septuagénaire, et en homme qui veut faire sa cour aux dévots de profession, qu'en moraliste, lorsqu'il traite les vertus les plus évidentes des anciens païens de vertus imparfaites, parce qu'elles ne se rapportaient pas, dit-il, à la gloire de Dieu et à la religion chrétienne.

Je conviens de l'excellence de la doctrine qui nous conduit à l'admiration de Dieu et de ses perfections; je conviens qu'elle sanctifie, pour ainsi dire, les vertus morales, en nous enseignant les moyens d'en combiner la pratique avec celle des lois divines. Mais, quelque excellente qu'elle soit, elle n'est pas l'effet de notre morale; elle n'en est qu'une espèce d'accessoire, qui hausse, à la vérité, le prix des vertus morales, mais qui ne déroge pas à leur valeur intrinsèque ou naturelle. Il en est, ce me semble, comme <425>d'une bague d'or enrichie de beaux brillants. Les brillants, joints au métal dans lequel ils sont enchâssés, la font vendre plus cher que si elle était tout unie; mais ils n'ôtent rien au prix naturel de l'or dont elle est fabriquée.

J'accorderai volontiers à Rollin qu'il y avait beaucoup de faux brillants parmi les vertus des anciens païens; mais celles que nous pratiquons, ou, comme V. A. R. dit parfaitement bien, que nous devrions pratiquer, ne sont-elles pas sujettes au même inconvénient? Je me souviens d'avoir autrefois lu un livre qui a pour titre : La fausseté des vertus humaines, et qui prouve palpablement, non que celles des païens étaient plus fausses que les nôtres, mais que la plupart de celles que les hommes, soit païens, ou chrétiens, pratiquent communément ne sont souvent qu'un composé de vices différents, ou, pour parler plus juste, que la plupart de nos actions soi-disant vertueuses ne sont telles qu'en apparence, et que, étant souvent fondées dans des principes pernicieux, elles cessent d'être vertueuses dès qu'on en approfondit les véritables sources et le motif.

Qu'il me soit permis de faire quelques réflexions sur les exemples par lesquels V. A. R. se donne la peine d'éclaircir la thèse de Rollin.

1o Elle semble disputer à Socrate le titre de vertueux, parce qu'il avait, dit-elle, des sentiments fort vicieux pour le jeune Alcibiade.

Je pourrais répondre à cela : a) que ces sentiments insensés n'étaient pas regardés de si mauvais œil dans ces siècles-là, mais surtout en Grèce, qu'ils l'ont été depuis; b) que les lois d'Athènes les défendaient, à la vérité, comme étant contraires à la propagation, et par conséquent à la conservation de la société, mais qu'elles semblent en avoir condamné plutôt l'abus que l'usage : au moins est-il notoire que cette sorte de brutalité passait alors, non pour une action licite, mais pour une espèce de galanterie, et qu'il était du bel air, principalement parmi les grands et les riches, de donner dans ce goût dépravé; c) que ces mêmes sentiments, regardés du même œil qu'alors en des temps bien plus récents, ont tellement infecté (en dépit et à la honte de la religion chrétienne) des nations entières, qu'il a fallu recourir au fer et au <426>feu pour en arrêter le cours; d) qu'un homme également vertueux dans toutes ses actions est, à mon avis, un phénix qui n'exista jamais, et que Socrate, par conséquent, pouvait être fort vertueux, sans être un vertueux universel ou parfait, c'est-à-dire, sans exercer également toutes les espèces de vertus morales. Mais je n'ai pas besoin de tous ces arguments pour sauver la mémoire de cet oracle de l'antiquité.

Je sais que bien des gens, de ses contemporains même, l'ont accusé de ce vice honteux; mais je sais aussi que les auteurs les plus graves et les plus dignes de foi ont soutenu hautement le contraire, et l'ont entièrement lavé de cette tache. Que V. A. R. se souvienne de ce qu'en dit Plutarque, l'écrivain le plus sage et le plus véridique de l'antiquité. « Socrate ne cherchait point avec lui, dit-il dans la Vie d'Alcibiade, une volupté efféminée et indigne d'un homme, et ne demandait point de ces faveurs infâmes et criminelles » (notez, s'il vous plaît, monseigneur, que Plutarque est un auteur païen, et que ces paroles prouvent évidemment que la morale des païens vertueux n'autorisait nullement ces sortes de vices); « mais il guérissait la corruption de l'âme d'Alcibiade, remplissait le vide de son esprit, et rabattait sa vanité insensée. Alors, frappé de la force de ses raisons victorieuses, Alcibiade fit, pour me servir de ce proverbe, comme un coq qui, après un long combat, va traînant l'aile, et se reconnaît vaincu. Il fut persuadé que le commerce de Socrate était véritablement un secours que les dieux envoyaient aux jeunes gens pour leur instruction, etc. » Ce sont les propres paroles de Plutarque, selon la traduction de Dacier.

V. A. R. veut-elle d'autres témoignages? Qu'elle prenne la peine de chercher l'article de Socrate dans Moréri. Elle y trouvera que ce jésuite assure sur la foi de Platon, de Xénophon, d'Eusèbe et de tant d'autres auteurs anciens et modernes, que Socrate était un homme parfaitement sage et vertueux, qu'il était nommément modéré, sobre et chaste, et que, en un mot, toutes les vertus lui étaient naturelles.

2o N'ayant pas allégué le refus que Cimon donna à Callias, qui lui demanda Elpinice, comme un grand effort de vertu, je n'examinerai pas le motif qui porta ce grand homme à refuser <427>une alliance si avantageuse à son état d'alors; mais je ne sais s'il est décidé qu'il en usa ainsi par orgueil. Sa sœur étant fort belle, épritée472-a et tendre, l'histoire nous apprend qu'il l'aima passionnément, de sorte que l'amour et la jalousie pourraient fort bien avoir eu autant de part à ce refus que l'orgueil, d'autant plus que les plus grands hommes, tant païens que chrétiens, ont été presque tous sujets à ces faiblesses, et que les amours, les mariages même entre frères et sœurs étaient aussi peu défendus alors en Grèce qu'ils l'étaient au temps des premiers patriarches. Mais ce qui m'a paru fort vertueux dans ce même Cimon, et ce que je crois avoir relevé principalement, c'est la résolution qu'il prit de se mettre volontairement en prison, pour obtenir la permission de faire enterrer son père, qui, à moins de cela, serait pourri sans sépulture, ce qui était regardé en ce temps-là comme la plus grande infamie.

3o Je n'ai garde de disputer la couronne du martyre à saint Étienne; mais deux choses me tiennent en suspens s'il faut attribuer le prétendu pardon qu'il accorda à ses bourreaux à un mouvement de vertu morale. L'une, c'est qu'il fil de nécessité vertu, et que pour mériter le titre de vertueux, il est nécessaire que l'action qui le doit mériter dépende absolument du bon plaisir de celui qui la fait. L'autre, c'est que la religion me semble avoir plus de part à ce qu'il fit dans cette occasion qu'aucune vertu morale, et que de mettre ce qu'il fit sur le compte de celle-ci me semblerait déroger à la gloire du Tout-Puissant, qui l'a apparemment dirigé et inspiré dans les souffrances auxquelles ce saint homme voulut bien s'exposer pour l'amour de la vérité. Les martyrologes des catholiques contiennent mille exemples pareils; mais je doute que V. A. R. ajoute beaucoup de foi aux récits magnifiques qu'ils en font, ou qu'elle les croie tout à fait exempts de fanatisme.

4o L'exemple du roi de France qui ne voulut pas se souvenir des injures qu'il avait essuyées comme duc d'Orléans marquait une grandeur d'âme très-digne d'éloges, s'il était bien avéré que la politique n'y eût pas eu autant de part que sa générosité; mais, après tout, je n'y vois rien de si fort extraordinaire, que tout <428>autre homme magnanime, fût-ce même un païen, n'en eût pu faire tout autant. Nostradamus m'assure que la divinité du Quinze-Vingt ferait la même chose, si elle se trouvait dans le même cas.

5o La résignation de Comines est sans doute fort édifiante et chrétienne; mais, j'ose le répéter, c'est par là même qu'elle doit être mise sur le registre de la religion, et non sur celui de la morale.

6o J'ai feuilleté longtemps un abrégé de l'histoire de France que j'ai, pour trouver dans les articles de Charles V et de Charles VI (dont le dernier, naturellement hébété, passa les deux tiers de son règne dans une folie déclarée), pour trouver l'aventure de Bureau de La Rivière. J'y ai trouvé un Rivière sous Charles VI; mais, quoiqu'il y soit aussi fait mention de Clisson, qui était connétable, mon auteur ne parle pas de l'aventure en question. C'est pourquoi, ne la considérant que selon les circonstances que V. A. R. me fait la grâce de m'en raconter, je suis en doute si le mérite d'avoir sauvé un honnête homme injustement accusé est quelque chose de si extraordinaire, qu'il faille l'attribuer, je ne dirai pas au christianisme, mais à quelque vertu héroïque; car, pour en raisonner avec la liberté d'un Quinze-Vingt, il me semble que Charles VI (supposé qu'il le fît avec connaissance de cause) ne fit que ce que tout prince raisonnable, et qui craint de passer pour injuste, aurait fait à sa place. Il souffrit qu'on exposât la vérité, et il relâcha un prisonnier injustement arrêté. V. A. R. trouverait-elle qu'il ait fait par là le moindre pas au delà des devoirs que le bon sens et la morale la plus ordinaire prescrivent également à un grand prince et au moindre magistrat? Que si le mérite principal de l'aventure doit être attribué à Clisson, j'avoue que ce qu'il fit pour La Rivière était fort généreux et louable; mais il n'y a pas d'honnête homme au monde qui puisse balancer d'en faire autant dans une occasion pareille. Clisson étant apparemment homme de bien, cette qualité elle seule l'obligeait à prendre le parti d'un homme injustement persécuté. Je dirai plus : étant sans doute des amis de La Rivière, et lui ayant des obligations réelles, il se serait rendu infâme, s'il avait fait la moindre difficulté de s'intéresser pour son ami et pour son bien<429>faiteur. En un mot, que j'examine cette aventure, soit du côté de Charles VI, soit du côté de Clisson, je n'y trouve rien d'extraordinaire. Il faudrait que l'un eût été un monstre indigne de régner, et l'autre un scélérat indigne de vivre, s'ils avaient manqué de faire ce qu'ils firent.

7o Je n'ignore pas le caractère de Catinat; il a souvent donné des preuves de son génie supérieur, de sa valeur et de sa sagesse. Mais il me paraît indécis si le fait que V. A. R. semble trouver si digne d'admiration était principalement l'effet de sa modération, de sa sagesse naturelle, ou de l'obéissance qu'il devait aux ordres absolus d'un maître aussi despotique que Louis XIV. On n'a pas besoin d'un mérite au-dessus du commun, ni de beaucoup de vertus, soit chrétiennes, ou morales, pour obéir aux ordres d'un maître souverain. L'histoire moderne nous fournit l'exemple de deux autres grands hommes qui ont fait, de nos jours, une action pareille, mais qui me semble leur avoir fait d'autant plus d'honneur, que leur sagesse y avait pour le moins autant de part que les ordres de leurs maîtres. C'est celui du prince Eugène de Savoie et de feu mylord Marlborough. V. A. R. sait qu'ils avaient chacun un commandement en chef, et tout au moins aussi absolu que celui de feu Catinat. Elle sait que leurs dignités respectives ne leur permettaient pas de se commander l'un l'autre. Elle ne sait pas moins que, en ces sortes d'occasions, l'ambition et la jalousie, si naturelles au commun des hommes, produisent ordinairement de mauvais effets. Mais elle sait aussi que ces deux héros, également grands par leur génie, par leurs talents, par leurs emplois, également fameux par leurs victoires, et également zélés pour leurs maîtres, se dépouillèrent si bien de ces deux passions, si fatales ordinairement à l'union des puissances alliées, que, sans être subordonnés l'un à l'autre, on ne put jamais bien démêler lequel des deux avait le plus de déférence pour son rival. C'en était fait de la monarchie française, si la bonne intelligence de leurs maîtres avait été d'autant de durée que celle de ces deux capitaines. V. A. R. avouera, j'en suis persuadé, car tout l'univers l'a avoué, que cet exemple de sagesse est d'autant plus rare et admirable, que deux hommes différents la possédaient et la pratiquaient dans un degré de perfection très-égal, et dans un <430>même temps. Mais qu'elle me permette de lui faire à cette occasion une question qui n'est peut-être pas tout à fait hors d'œuvre. Croit-elle que ces deux grands hommes aient fait ce qu'ils firent alors par des motifs de religion, ou, comme parle Rollin, de morale chrétienne? Mylord Marlborough, que j'ai connu personnellement, ne m'a jamais paru un chrétien fort scrupuleux; et quant au prince Eugène, que V. A. R. connaît elle-même, je doute qu'il ait jamais fait assez de cas de la religion pour en faire la boussole de ses actions et de ses sentiments.

Quant à moi, je suis très-persuadé, et je ne crois pas que ce soit diminuer leur mérite, que la religion n'avait pas plus de part à leur conduite d'alors, ni à celle que tint Catinat, qu'elle n'en eut jadis à celle de Fabius, celui qu'on appelait à Rome le bouclier de la république et le pédagogue d'Annibal, et qui sauva sa patrie par une lenteur sage et préméditée. La vie de cet illustre Romain est un tissu de vertus héroïques. V. A. R. ayant sans doute lu Plutarque, et ayant la mémoire aussi excellente qu'elle l'a, elle ne saurait manquer de se souvenir qu'il se trouva un jour dans un cas tout semblable à celui qu'elle raconte de Catinat. La différence qu'il y a, c'est que Catinat dépendait, comme je l'ai déjà remarqué, des ordres d'un maître absolu, au lieu que Fabius, lors du cas en question, était lui-même dictateur, c'est-à-dire, souverain de sa république, et que la sagesse, la modération, la grandeur d'âme de ce Romain, se manifestèrent avec beaucoup plus de solidité et d'éclat que toutes les grandes qualités que V. A. R. attribue, comme de raison, au capitaine français. Qu'elle me permette de soulager sa mémoire, en rapportant quelques particularités de ce trait d'histoire.

Plusieurs victoires remportées par Annibal ayant fait comprendre à Fabius qu'il serait trop dangereux d'exposer le salut de Rome au hasard de nouvelles batailles, il prit le parti de les éviter, d'émousser le courage du Carthaginois par une lenteur étudiée, et de le fatiguer par des chicanes. Cette manière de faire la guerre, inconnue jusqu'alors aux Romains, ne fut pas de leur goût. Minutius, général de cavalerie et lieutenant de Fabius, se donna surtout beaucoup de mouvement pour la décrier, et pour décrier son commandant lui-même comme un homme lâche et <431>irrésolu, et il fit si bien par ses brigues, que le peuple, révolté contre son dictateur, obligea celui-ci, par une nouveauté jusqu'alors inouïe, de partager son autorité et le commandement de l'armée avec Minutais. Il dépendait de Fabius de l'empêcher; mais, de peur d'occasionner une guerre civile dont Annibal n'aurait pas manqué de profiter, il préféra le bien public à sa gloire personnelle, et consentit à tout. Les deux dictateurs partagèrent les troupes, et occupèrent, chacun à la tête de son armée, des camps différents. Instruit de cette séparation, Annibal tâcha d'en profiter. Connaissant l'ardeur inconsidérée de Minutius, il l'agaça tant, qu'il l'attira dans un combat et dans une embuscade. C'en était fait de Minutius, si Fabius avait balancé entre l'amour de la patrie et le souvenir de ses injures. Mais, oubliant celles-ci en faveur de l'autre, il ne songea qu'à secourir son collègue, qui, peu de jours auparavant, n'avait songé qu'à le perdre. Il marcha à lui dès qu'il le sut en danger, et il le dégagea si heureusement, qu'Annibal fut obligé de lâcher sa proie et de retourner à son camp. Les deux dictateurs, après cette action, retournèrent pareillement chacun au sien.

V. A. R., j'en suis sûr, ne saurait s'empêcher d'admirer la magnanimité de Fabius; mais je ne sais si elle ne fut pas effacée en quelque manière par la résolution que prit Minutius. Revenu dans son camp, pénétré de douleur et de repentir, il assemble ses légions, il leur avoue sa bévue et son insuffisance; il reconnaît la supériorité du génie de Fabius, il en loue la valeur, la prudence, la probité; il déclare qu'il est résolu de l'aller trouver, de lui demander pardon de ses fautes, de se démettre de son autorité, et de se soumettre, lui et toutes ses troupes, à celle de son collègue. « Je viens de me convaincre, dit-il à ses légions, que, bien loin d'être capable de commander en chef, j'ai besoin de quelqu'un qui me commande, etc. » « La seule occasion où je veux encore vous commander, c'est pour aller lui témoigner (à Fabius) l'exemple en me soumettant à ses ordres, etc. » Je trouve cette action de Minutius, sa facilité à avouer ses fautes, et sa promptitude à les réparer, je trouve tout cela si beau, si grand, que je le préférerais quasi à une bataille gagnée.

Quoique à la fin de la quatorzième page, je ne quitterais pas <432>sitôt cette matière, si la vue du trop beau tableau par lequel V. A. R. finit sa lettre ne me forçait, pour ainsi dire, de tout quitter pour en reparler. Que ne puis-je ressembler entièrement à ce chrétien qu'elle a pris tant de peine de peindre! Heureusement pour moi, nous ne sommes plus au temps des métamorphoses. Si elles étaient encore à la mode, et que ce tableau fût changé par hasard en quelque fontaine, j'aurais sûrement le sort de Narcisse, non parce que je croirais reconnaître un autre moi-même sous la figure du chrétien dépeint, mais parce que je serais au désespoir de lui ressembler si imparfaitement.

Que si V. A. R. voulait absolument tracer un modèle d'un mortel vivant parfaitement vertueux, que ne m'en a-t-elle dit un mot? Je lui aurais épargné la peine de le chercher à huit lieues de chez elle.

En Quinze-Vingt affidé, je lui en aurais indiqué un à Ruppin même, et elle n'aurait eu besoin que d'un miroir fidèle pour le peindre. Vous me direz, monseigneur, je m'en aperçois, quoique un peu tard, qu'il appartient aussi peu à un Quinze-Vingt de raisonner de peintures qu'au cordonnier d'Apelles de raisonner d'autre chose que de pantoufles; et V. A. R. aura raison. Aussi n'en dirai-je plus mot, et, de peur de succomber encore à la tentation de surpasser mes bonnes ..., je finirai au plus vite par mon refrain ordinaire et favori, qui est que je suis et serai jusqu'à la fin de mes jours avec une dévotion sans pareille, etc.

14. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 20 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Je croyais hier ne vous devoir qu'une réponse; mais votre assiduité à me marquer votre attention ne se lassant pas, j'ai le plaisir de répondre à deux de vos lettres à la fois. Il ne me restait de la précédente que l'article de saint Paul, duquel je vous prie <433>de ne faire aucune ouverture à M. Beausobre, de peur que je me voie hérésiarchisé sans y avoir pensé.

Je crois qu'il prêcherait très-bien sur cette matière; mais comme il n'y est pas plus savant qu'aucun de nous, il ne satisferait pas ma curiosité. Saint Paul s'avise mal à propos de nous faire le commencement d'une description très-miraculeuse. Lorsqu'il croit avoir poussé la curiosité du lecteur à son comble, il finit comme certain sonnet de Scarron :

Sur ce superbe mont jusqu'aux cieux élevé, Pour vous dire la chose en homme véritable, Il ne m'est, sur mon Dieu, jamais rien arrivé.479-a

Tout ce que M. Beausobre pourrait faire, ce serait de deviner ce que saint Paul a vu. Non, j'aimerais mieux l'entendre prêcher sur une autre matière, où la révélation lui fournira des réflexions plus solides. La nécessité du jugement futur, par exemple, lui en fournirait. C'est une telle matière qui lui donnerait occasion de déployer son ... et son éloquence, et le fruit que l'on tirerait d'un pareil sermon serait plus solide que celui de satisfaire une simple curiosité.

J'en viens à votre seconde, qui m'a fait rougir plus d'une fois, et qui me fait connaître, mon cher Quinze-Vingt, que, malgré toute la pénétration que vous avez, vous me prenez pour plus que je ne vaux. Je vous prie, désabusez-vous sur ce chapitre, et ne me donnez que la juste valeur. Je souhaiterais de pouvoir égaler ... le portrait que vous faites de moi; et l'unique mérite que je me connais, c'est d'en avoir une forte envie. Si j'avais le bonheur d'y parvenir avec le temps, je n'oublierais jamais que c'est vous qui m'avez tracé le modèle que je dois suivre, heureux si je puis jamais vous en marquer ma reconnaissance.

La lettre de Beausobre que vous m'envoyez dans votre dernière est très-bien écrite; mais je trouve que c'est plutôt à moi à regretter l'âge avancé dans lequel il est qu'à lui de se plaindre de ce qu'il se voit si près de la fin d'une carrière laquelle il a si dignement fournie. Que l'avenir me serait indifférent, si, à un <434>âge aussi avancé que le sien, j'eusse lieu d'être satisfait comme lui de ma course! Cependant je reconnais tout ce qu'il y a d'obligeant dans sa lettre, et j'avoue que c'est me payer au centuple de celle que je vous ai écrite sur son sujet.

Revenons aux différents compliments que vous me faites. L'un, qui regarde la personne de Keyserlingk,480-a est très-bien fondé, et je vous suis fort obligé de la part que vous prenez à sa présence, qui m'est très-agréable, car sa vue m'a fait ici autant de plaisir que celle du soleil dans le fort des frimas de l'hiver.

Pour l'autre nouvelle, elle est très-possible, mais l'on ne m'en écrit pas le mot, ce qui fait que je ne saurais vous répondre d'une manière positive là-dessus.

Cependant je vois en tout l'intérêt que vous prenez à ce qui me regarde, et je vous assure que je sais tout ce à quoi la reconnaissance m'engage envers vous, étant à jamais avec une estime infinie, etc.

15. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 23 mars 1736.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale ne saurait m'accuser, pour cette fois-ci, de n'avoir pas agi en toute manière en véritable Quinze-Vingt. Je lui écrivis hier une lettre qui vaut par sa longueur toutes les Épîtres de saint Paul, et, par l'accident du monde le plus digne d'un Quinze-Vingt, je suis dans la nécessité de faire écrire par une main étrangère. Ayant veillé jusqu'à minuit pour achever d'en accoucher, je m'avisai de la relire avant que d'aller au lit, et, y ayant fait quelques corrections, je voulus y mettre du sable, quand par distraction je l'inondai si bien d'encre, qu'il fallut absolument la remettre au net. Je comptais de m'en acquitter moi-même ce matin, et de la rendre plus raisonnable en la réduisant à un volume plus petit; mais il n'y eut pas moyen. L'arrivée de <435>la dernière lettre de V. A. R., j'entends celle du 20 du courant, me donna des idées si différentes, que je n'eus pas la patience de l'entreprendre. Je résolus de faire transcrire madite lettre par un de mes gens, et de la laisser d'ailleurs telle qu'elle était, c'est-à-dire, telle qu'elle est ci-jointe, me réservant de vous demander pardon de l'un et de l'autre, en cas que V. A. R. trouve mes raisons trop légères.

J'ai intimé à M. Beausobre qu'il faut qu'il se prépare à prêcher sur la nécessité du jugement futur, dès que V. A. R. sera à portée de l'entendre. Il m'a promis de le faire. Et comme c'est une matière fort ... et fort intéressante, il se flatte de la traiter de manière que V. A. R. ne désapprouvera pas tout ce qu'il en dira.

Je me garderai bien de répondre aujourd'hui à tout le contenu de votre lettre du 20 du courant. Je m'en acquitterai, avec la permission de V. A. R., un autre jour, et je me contenterai, pour le présent, de l'assurer très-humblement qu'elle me rend justice en se persuadant que je m'intéresse de cœur et d'âme à tout ce qui la regarde, et qu'il n'y eut jamais d'attachement aussi dévotement respectueux que celui avec lequel je me glorifie d'être, etc.

16. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 27 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Je vois bien qu'il faut céder, et, après avoir plaidé une cause qui certainement était bonne, je prépare le triomphe au paganisme. Permettez-moi cependant pour la dernière fois de vous faire remarquer que nous ne nous sommes aucunement bien compris tous deux dans notre dispute; car, en tant que vous parlez de la morale païenne, et que vous voulez lui comparer la nôtre sans y mêler la religion, voilà qui est fini, et vous avez raison. Mais si vous me concédez de parler de religion, et que je vous fasse envisager la morale chrétienne comme émanée de Dieu, législateur <436>infiniment préférable à Solon, à Lycurgue, et à tous les sages de l'antiquité, et que Notre-Seigneur, en pratiquant la magnifique morale qu'il enseigne, nous sert en même temps et d'exemple, et de règle, je ne crois pas que vous puissiez faire la moindre opposition à mon système, à moins que de saper les fondements de toute la foi que l'on doit aux auteurs sacrés et anciens. Je sais que vous ne pensez pas de cette façon; mais si quelqu'un me faisait des doutes sur la véracité de la vie sainte et sans tache de Notre-Seigneur, on pourrait lui répondre que l'on n'est pas non plus obligé de croire l'histoire de Socrate, qui nous est transmise par la même voie, savoir, par les historiens qui nous ont conservé leurs vies.

Ne croyez pas non plus, monsieur, qu'une religion mal entendue et superstitieuse me fasse dénigrer les grands hommes que l'antiquité nous vante. Non, point du tout. Je rends hommage à la vertu où je la rencontre, et y eût-il des héros au delà des mers hyperborées, je les estimerais autant que leurs vertus le méritent; je crois seulement que ces grands hommes n'ont pas été ... égaux, et que les siècles de la chrétienté nous en ont fourni de même.

Ensuite la corruption est si grande dans le genre humain, que, à examiner jusqu'au fond les personnes les plus vertueuses, l'on trouverait (chose qui paraît paradoxe) que leurs vertus sont allaitées par des vices, ou, pour parler plus clairement, que leurs brillants dehors et leurs vertus apparentes ont le vice pour principe. Ainsi, à raisonner sur ce que l'expérience nous fait connaître, le monde a à peu près toujours été le même, et restera toujours tel.

J'en viens à l'auteur des vers sur la Retraite.483-a Ce n'est pas Keyserlingk, mais le général Grumbkow, qui, il y a trois ans, me fit part de cette pièce; et comme j'en aime beaucoup l'auteur, j'ai trouvé que je ne pouvais mieux faire que de puiser dans ses écrits, source pure et féconde d'une infinité de belles connaissances.

La main sur la conscience, vous connaissez celui que j'ai dépeint, et vous le devez reconnaître. Je n'y ai ni ajouté, ni diminué, n'ayant fait qu'un fidèle tableau de la représentation dans <437>laquelle il est dans mon âme. Jugez, mon cher Quinze-Vingt, selon les belles idées que j'ai de cette personne, si je ne dois pas bien l'estimer, en connaissant en elle tant de perfections. Quittons la métaphore, et, en dépit de votre modestie, laissez-moi la satisfaction de vous dire en face que je ne connais que mon Quinze-Vingt en qui je trouve l'original de mon portrait, et qui soit digne de toute l'affection avec laquelle je suis, etc.

P. S. Je pars demain pour Potsdam, afin d'y faire mes dévotions.483-b C'est ce qui vous ménage deux heures de lecture. L'histoire de Bureau de La Rivière est prise des Mémoires de Bussy (L'usage des adversités), tome III.484-a

17. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 31 mars 1736.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale a apparemment voulu anticiper le poisson d'avril en m'honorant de sa lettre du 27 du courant; au moins m'en a-t-elle donné un dans toutes les formes. J'étais occupé, quand j'eus l'honneur de recevoir sadite lettre, à faire des additions à la mienne du 22, et je comptais de les accompagner d'une nouvelle épître où je m'étais proposé de lui dire précisément ce qu'elle me fait la grâce de me dire, savoir, que je croyais n'avoir pas bien compris V. A. R., et que dans ce sens-là elle avait raison, sans que je puisse avoir tout à fait tort. Elle m'a même <438>prévenu dans une réflexion que j'avais déjà placée dans mesdites additions, ce qui me donne véritablement de l'orgueil, puisque je vois que j'ai su penser une fois comme vous, monseigneur, c'est-à-dire, de la manière du monde la plus juste. C'est la réflexion que V A. R. fait sur la nature de la plupart des vertus humaines, et sur leur apparence souvent très-fausse. Cette idée n'est rien moins que fausse, ni tant paradoxe qu'on le dirait bien. Elle est fondée dans la raison, et, pour ainsi dire, dans celle masse de limon dont il a plu au Créateur de nous pétrir tous tant que nous sommes. Il n'y a pas d'homme au monde qui ne soit obligé d'en convenir, pourvu qu'il ait assez de force (ce qui est pourtant plus rare qu'on ne pense ordinairement) pour se dépouiller de tout amour-propre, et pour fouiller sans prévention dans les plis intérieurs de son cœur.

J'ai peut-être tort d'envoyer à V. A. R. les additions en question. Je comprends, après tout ce qu'elle daigne me mander, qu'elle n'y trouvera rien de nouveau, et qu'elle pense infiniment mieux que moi sur tout ce que j'ai cru y devoir placer. Mais enfin, la dépense en étant faite, je prends la liberté de les joindre ici, au risque que, effrayée de leur volume, V. A. R. les jette au feu sans les lire. J'ose cependant l'avertir en tout cas qu'elle n'y en jetterait que la moitié, et que j'ai des matériaux tout prêts à être ajoutés à cette rapsodie dès que je saurai qu'elle désirera les voir. Ils seraient même déjà mis en œuvre, et actuellement entre vos mains, monseigneur, si votre dernière lettre n'était venue à la traverse, et qu'elle ne m'eût appris que vous partiez pour Potsdam, où je n'ai pas cru vous devoir importuner des miennes. La morale dont nous nous sommes entretenus jusqu'ici est ordinairement déclarée contrebande dans les domaines de Bellone.

En cas que V. A. R. daigne jeter un regard sur ces additions, je crois devoir l'avertir que le raisonnement qui s'y trouve allégué est effectivement une espèce de prologue d'une instruction qu'une dame de nos parentes me donna, il y a quarante et tant d'années, quand feu mon père m'envoya dans le grand monde. L'instruction elle-même était encore plus curieuse que le discours préliminaire; mais je n'ai pas eu l'attention de la conserver. Je n'ai pas ici les œuvres de Bussy-Rabutin qui contiennent l'histoire de <439>Bureau de La Rivière; mais j'ai fait venir l'Histoire de France du père Daniel, qui est fort ample et fort belle. J'y ai cherché ladite aventure sans l'y avoir trouvée, de sorte que je ne sais où Bussy peut l'avoir puisée. Cependant le père Daniel m'a fourni d'autres traits bien plus intéressants que celui-là, que je garde pour la seconde partie de mes additions susmentionnées.

Je n'ai garde, d'ailleurs, de toucher à l'article final de la lettre de V. A. R. Je suis tout aussi incapable d'exprimer les sentiments d'admiration et de reconnaissance qu'il m'inspire que je le suis d'exprimer la dévotion respectueuse avec laquelle je suis. etc.

ADDITIONS A INSÉRER DANS LA LETTRE DU QUINZE-VINGT, DU 22 MARS 1736.

1o Avant que de parler de l'uniformité de la source et du but de la morale prétendue chrétienne et païenne, j'eusse pu faire une réflexion sur ce qui avait été dit des passions.

Les passions ne sauraient que détruire la société; cela me paraît parfaitement bien dit. Je voudrais seulement que pour rendre cette thèse incontestable, il me fût permis d'y ajouter encore une réflexion qui paraîtra peut-être paradoxe au premier abord, mais qui paraîtra très-sage, si on la considère sans prévention.

Les passions deviennent le lien le plus fort de la société, et contribuent principalement à la conserver, dès que la raison les guide. La raison en est que, à bien examiner nos vertus morales les plus brillantes, elles ne sont que des effets de ces passions dirigées par la raison.

Ces thèses pourraient se démontrer mathématiquement. Mais ce n'est pas ici qu'elles doivent l'être. Il me suffira de les rendre sensibles par un exemple, ou, pour mieux dire, par un raisonnement sur une de nos passions le plus difficilement à dompter.

Ce raisonnement, qui est un fragment d'instructions confidentes qu'une dame de ce pays-ci, morte il y a une vingtaine d'années, donna à un jeune homme de ses parents lorsque, à l'âge de dix-huit ans, il fut envoyé aux universités, ne saurait être au goût de ceux qui confondent la raison et la révélation, en mesurant la morale à l'aune de la religion chrétienne. Mais, ayant posé pour principe que celle-ci n'influe sur la morale qu'accidentellement, je crois que cet échantillon, sans paraître tout à fait conforme aux règles ordinaires <440>du christianisme, paraîtra assez concluant à quiconque n'en jugera que selon celles de la raison et de la morale. Je le joins ici, et je le donne pour ce qu'il peut valoir.

2o J'avoue qu'il y avait beaucoup de faux brillant dans les vertus des philosophes païens; mais j'y ai ajouté qu'il n'y en a pas moins parmi les chrétiens. Bien que cette assertion ne soit pas nouvelle, et n'ait pas besoin de preuves, j'eusse pu en appeler à l'expérience.

Combien ne voyons-nous pas parmi nous de tartufes, de fausses prudes, de faux braves! Et comment se peut-il autrement, dès que nos passions sont la source et l'objet de nos vertus et de nos vices, et souvent plus fortes que la raison qui doit les gouverner?

3o En parlant de la morale épurée de Socrate et de son affection pour Alcibiade, je devrais m'être souvenu de l'abrégé que Rollin nous donne de l'histoire de ce prince des philosophes dans le quatrième tome de son Histoire ancienne, abrégé qui mérite d'être lu avec attention, tant à cause de la justice qu'il rend à la pureté de la morale et au profond savoir de Socrate, que par rapport à la noble et touchante éloquence avec laquelle l'auteur l'a écrit.

Je devrais aussi y avoir ajouté qu'il régnait dans ce siècle-là une sorte d'amour singulière parmi les Grecs, qui faisait souvent soupçonner la vertu de ceux qui en étaient susceptibles, quoique ce fût un amour très-innocent et d'un très-bon effet pour le bien public. Voici comment il se pratiquait.

Les jeunes gens, et souvent des hommes faits, s'amourachaient les uns des autres, non dans des vues criminelles, que la morale d'alors condamnait tout comme la nôtre, mais pour courir la même fortune et pour s'animer réciproquement à la vertu. Il y en a qui prétendent qu'Hercule en introduisit la mode, en aimant de cette manière un nommé Iolas, qui l'accompagnait en toutes ses entreprises. Ce qu'il y a de vrai, selon Plutarque, c'est que cette espèce d'amants se juraient réciproquement une amitié inséparable, et que pour rendre leur serment plus solennel, on le leur faisait prêter ordinairement sur le tombeau d'Iolas.

De toutes les nations grecques, il n'y en a point qui semble avoir fait autant de cas de ces engagements que les Thébains. Ils formèrent même un bataillon de trois cents amants et aimés, qu'ils appelaient le bataillon sacré, et qui rendit de grands services à l'État.

On prétend qu'il ne fut jamais rompu ou vaincu. Il subsista longtemps; mais il fut enfin taillé en pièces dans la bataille de Chéronée, que les Macédoniens gagnèrent sur les Grecs. Voici ce qu'en dit Plutarque : « Après la bataille, dit-il dans la Vie de Pélopidas, Philippe visitant le champ de bataille, et voyant ces trois cents soldats étendus les uns près des autres, tous percés par-devant, il fut <441>rempli d'admiration, et ayant appris que c'était là le bataillon d'amants et d'aimes, il se mit à pleurer, et dit tout haut : Périssent malheureusement tous ceux qui sont capables de soupçonner que de si braves gens aient jamais pu faire ou souffrir des choses honteuses! »

Ce bataillon me fait faire une réflexion que d'autres ont peut-être faite avant moi : c'est que l'amour, réduit aux bornes de l'amitié, dont il est une espèce, est tout ce qu'il y a de plus utile à la société, et de plus propre à conduire à la vertu et aux actions les plus héroïques, lorsque ceux qui se lient d'amitié ont du bon sens et du goût pour ce qui est bon et honnête.

Je dirai plus. La première marque par laquelle on peut juger du plus ou moins de probité d'un homme, c'est son plus ou moins de penchant à la tendresse ou à la dureté. Dès qu'il est susceptible, par exemple, de compassion, de charité, d'affection, fût-il d'ailleurs entiché de défauts, on peut hardiment conclure que le fond de son cœur est bon, et que ce qu'il y a de défectueux dans ses actions ou dans ses sentiments peut se corriger, pourvu qu'il soit assez heureux pour tomber entre les mains d'un ami assez charitable pour l'avertir de ses erreurs, et assez sensé pour lui indiquer les moyens de s'en guérir. Qu'il marque, au contraire, de la dureté, qu'il soit, par exemple, insensible au malheur d'autrui, qu'il soit haineux, qu'il se plaise à tourmenter, à voir souffrir son prochain, on doit compter que le fond de son âme est pétri de méchanceté, qu'il y aurait de l'imprudence à se fier à lui, qu'il y aurait de la ... à se promettre un changement radical et favorable. Deux exemples rendront ces réflexions plus claires.

Alcibiade, dans ses premières années, était adonné à toutes sortes d'excès qui faisaient très-mal augurer de lui. Il n'y a qu'à se ressouvenir de ce qu'en disent Rollin,488-a dans le troisième tome de son Histoire ancienne, et Plutarque, dans ses Vies des hommes illustres. Il n'y eut que Socrate qui remarqua, à travers la vie dissolue d'Alcibiade, qu'il était non seulement doué d'un esprit supérieur, mais aussi naturellement sensible à l'amitié, et que tous les vices qui semblaient l'avoir corrompu étaient plutôt les effets d'une éducation fort négligée et de mauvaises habitudes que ceux d'un méchant naturel. Alcibiade étant d'ailleurs d'une figure fort aimable, et en droit par sa naissance et par ses richesses d'aspirer aux premières dignités de l'État, Socrate ne put voir sans douleur qu'une plante d'une si bonne qualité s'abâtardit faute de culture. Il tenta toutes les voies imaginables pour le rectifier. Il y réussit enfin, en gagnant son affection et sa confiance, et il y réussit si bien, qu'il en fit un des plus grands hommes que la Grèce ait jamais vus naître.

<442>Le second exemple que j'ai à alléguer est celui du jeune Denys, tyran ou souverain de Syracuse. Il est bon de remarquer en passant que le mot de tyran ne signifie ordinairement qu'un maître absolu, et que les historiens grecs nous ont conservé la mémoire de plus d'un tyran fort vertueux, de Périandre, par exemple, tyran de Corinthe, qu'ils mettent au nombre des sept sages, de Gélon, tyran de Syracuse, un des plus grands et des meilleurs princes qui aient jamais vécu. Rollin, en parlant de ce Gélon, qu'il traite de roi, fait une remarque fort curieuse, que je ne puis m'empècher de rapporter : « Par un changement jusque-là inouï, dit-il tome III, page 373, et dont Tacite n'a vu depuis d'exemple que dans Vespasien, il fut le premier que la puissance souveraine ait rendu meilleur. » Le même auteur continue d'en parler avec la même admiration dans toutes les pages suivantes. Rien n'est plus beau, par exemple, que le caractère qu'il en donne, plaignant la brièveté de son règne : « Une vieillesse respectée, dit-il page 377, un nom chéri et révéré par tous ses sujets, une réputation sans tache et immortelle, ont été le fruit de cette sagesse conservée sur le trône jusqu'au dernier soupir. Son règne fut court, et ne fit que le montrer à la Sicile pour donner dans sa personne le modèle d'un bon et d'un véritable roi. Après avoir régné seulement sept ans, il mourut infiniment regretté de tous ses sujets. Chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père. »489-a Qu'il me soit permis d'allonger cette digression par une autre. N'est-il pas étonnant que, parmi cette foule de souverains dont les historiens nous ont conservé la mémoire, il n'y en ait jusqu'ici que deux (car, s'il y en avait eu davantage, Rollin n'aurait pas manqué de les citer) dont ils disent qu'ils devinrent meilleurs après être parvenus au trône? N'est-il pas étonnant qu'il y en ait tant, dans le sein même du christianisme, qui, sans se souvenir du véritable but de leur institution, ont semblé ignorer ou oublier, lorsqu'ils sont parvenus à régner, qu'ils auraient un compte à rendre de leur conduite devant ce jugement futur dont Beausobre a ordre de montrer la nécessité, et qui n'ont usé de leur pouvoir que pour fouler, pour faire gémir les peuples dont ils auraient dû faire le bonheur?

Que Tacite et Rollin apprennent cependant d'un Quinze-Vingt instruit de l'avenir que Gélon et Vespasien ne seront pas toujours les seuls princes vertueux que l'avénement au diadème ait rendus encore meilleurs qu'ils n'étaient. La Providence nous en prépare un troisième. Je l'offenserais, si je le nommais; mais je réponds qu'il effacera en temps et lieu et Gélon, et les Vespasien. Il ternit actuelle<443>ment tous les contemporains, à force de s'appliquer aux moyens de ressembler à tout ce qu'il y eut jamais de grand et de vertueux dans les siècles passés. Que Dieu lui donne assez de vie, qu'en cultivant ses rares talents, il n'oublie pas lui-même d'être attentif à sa santé, et je réponds encore une fois qu'il ne démentira pas son fatidique Quinze-Vingt. Je reviens au jeune Denys.

Ce jeune homme était fils d'un père dont il avait hérité le nom et les vices, et neveu du fameux Dion. Celui-ci, qui joignait à un génie supérieur un esprit cultivé par les leçons de Platon et un amour extrême pour la vertu, eût fort souhaité de faire de son neveu un prince sage et vertueux. Il ne laissa pas échapper d'occasion où il croyait lui pouvoir donner des avis salutaires. Remarquant qu'ils faisaient peu d'impression, il s'en attribua la faute à lui-même et à certain air austère qui lui était naturel, et duquel il n'avait jamais pu se défaire, quoique ses amis, mais surtout Platon, lui eussent souvent conseillé de s'en corriger. Il en écrivit à Platon, dont la sagesse était accompagnée de plus de douceur et de politesse que la sienne. Il le pria avec tant d'instances de venir l'aider à former le jeune Denys, que ce philosophe y consentit.

Arrivé à Syracuse, Platon y fut d'abord reçu avec des distinctions extraordinaires. Le jeune homme, qui ne manquait pas d'esprit, parut charmé des premières conversations de ce grand homme, et tout résolu d'épouser les principes et la morale qu'il l'entendait débiter. Il eût apparemment exécuté cette résolution, si les qualités de son cœur avaient répondu à celles de son esprit. Malheureusement pour lui et pour ses peuples, il écouta plus ses flatteurs que ses amis. Platon s'aperçut bientôt que Denys ne faisait qu'affecter de le gracieuser, et qu'il se moquait en secret de lui et de ses conseils. Jugeant par là que toutes ses peines seraient perdues, il retourna à Athènes.

Rien ne marque mieux les caractères d'esprit de Denys et de Platon que leur manière de se séparer. Informé du dessein de Platon, Denys fit semblant de n'y consentir qu'à regret. Il affecta même, après que Platon eut déclaré son intention de partir, il affecta de redoubler le bon accueil qu'il lui avait fait, faisant cependant préparer une escadre magnifique pour le renvoyer avec toutes les apparences de satisfaction. Le philosophe ne fut pas la dupe de cette affectation. Le jour du départ étant arrivé, le prince lui demanda, en l'embrassant, ce qu'il dirait de lui à son retour à Athènes. « Aux dieux ne plaise, répondit l'autre, que la disette des matières de conversation y soit assez grande pour qu'on soit réduit à parler de vous! » Enfin, Platon partit, peu satisfait de Denys et de ses duplicités.

Dion, par la même raison, le suivit de près, et Denys, abandonné à lui-même, poussa ses injustices, ses rapines, ses cruautés <444>à un tel excès, que, tous ses sujets s'étant révoltés contre lui, ce même Dion vint se mettre à leur tête, chassa son neveu, et remit les Syracusains en liberté.

4o La contenance que saint Étienne montra en mourant était sans doute, comme je l'ai avoué, digne d'admiration. J'y ajouterai qu'elle surpassait peut-être, la religion même à part, celle de Socrate et de Sénèque, qui se trouvaient en quelque manière dans le même cas que lui. Condamnés à mourir comme lui, ils moururent avec autant de mépris pour la mort, avec autant de liberté d'esprit que le saint martyr. La description touchante que Rollin fait de toutes ces morts, ayant été forcées, ceux qui les subirent ne semblent qu'avoir fait de bonne grâce ce qu'ils ne pouvaient éviter.

L'histoire nous fournit d'autres exemples qui me paraissent d'autant plus héroïques, qu'ils dépendaient absolument du bon plaisir de ceux qui nous les ont donnés. Je ne parlerai pas de Brutus, ni de Caton, qui moururent en furieux, et par faiblesse plutôt que par un mouvement de vertu. Ils n'avaient pas le courage, dit je ne sais quel auteur, de survivre à des malheurs qu'ils eussent peut-être trouvé moyen de réparer, s'ils avaient eu plus de patience et de sang-froid. Je ne parlerai pas non plus de ces Anglais atrabilaires qui meurent souvent, à la honte de la chrétienté (qui s'enseigne parmi eux avec plus de pureté peut-être que partout ailleurs), qui meurent, dis-je, sans aucun motif raisonnable. Il y en a, et parmi les anciens, et parmi les modernes, qui ont montré un mépris bien plus marqué pour le trépas.

Néron, ce composé fameux de dissimulation et de cruauté, Néron, dis-je, s'était fait une habitude de se défaire des gens de bien qui avaient le malheur de lui déplaire, en leur faisant ordonner de mourir et de choisir eux-mêmes le genre de leur mort. Il envoya un ordre pareil à Paetus, un des plus honnêtes gens de Rome. Paetus le reçut en tremblant, et serait apparemment mort honteusement de la main du bourreau, si sa femme n'avait eu plus de résolution que lui. Quoique l'arrêt ne la regardât point, honteuse de la faiblesse de son époux, elle saisit un poignard, se l'enfonça dans la poitrine, et : « Tenez, Paetus, dit-elle en le lui présentant après s'en être mortellement blessée, faites-en autant; je vous jure qu'il ne m'a pas fait le moindre mal. »491-a Confus de voir sa femme plus courageuse que lui, Paetus suivit son exemple, et mourut comme elle.

Je me souviens d'avoir lu quelque part qu'un jeune homme, dont j'ai oublié le nom et la patrie, ayant été mis en prison pour je ne sais quelle affaire criminelle, et prévoyant sa condamnation, il de<445>manda à être relâché sur sa parole, afin qu'il pût aller faire ses adieux à une maîtresse qu'il avait en je ne sais quelle autre ville. Cette permission lui ayant été refusée, un ami la lui fit obtenir en se faisant emprisonner à sa place. Le terme qu'on lui avait fixé étant écoulé sans que l'autre eût reparu, les juges résolurent d'exécuter l'arrêt de mort sur le répondant, qui semblait ravi de sauver les jours de son ami en mourant pour lui. Mais au jour de l'exécution, et dans l'instant même qu'on le menait au supplice, le véritable condamné arriva tout essoufflé, et dégagea son ami en se niellant volontairement entre les mains de l'exécuteur. Je ne sais ce qui en arriva de plus; mais je crois que les deux amis furent pardonnés; au moins méritaient-ils bien de l'être.

J'ai ouï raconter dans ma jeunesse un cas encore plus singulier, arrivé de mes jours en Angleterre. Certain comte étranger y était accusé d'assassinat. Le fait était avéré. Il ne put s'en laver qu'en soutenant devant la justice qu'un de ses officiers, qui avait fait le coup, l'avait fait à son insu. Il eût. été pendu, si cet officier, qui était un capitaine nommé, si je ne me trompe. Baumann, et natif de Cöslin en Poméranie, si cet officier, dis-je, avait voulu se sauver lui-même, en confessant la vérité. Les commissaires tentèrent toutes sortes de moyens pour la lui arracher. Les indices étaient convaincants. Il n'y manquait que l'aveu formel du prisonnier. Détestant ou admirant, pour mieux dire, l'obstination du capitaine, un des juges lui dit qu'il changerait apparemment de langage quand il se verrait sur la charrette. L'accusé ne dit rien à ce défi. Mais quand il fallut effectivement monter dans cette voiture fatale, se tournant vers ledit magistrat, qui y était présent : « Eh bien, dit-il en y montant gaîment, eh bien, est-ce que je change de langage? » En effet, il n'en changea pas; il mourut sans rien avouer, et son maître fut remis en liberté. On prétend que les Anglais d'alors furent si charmés de la fermeté de ce Poméranien, qu'ils pensèrent le naturaliser après sa mort.

Je n'allègue pas ces exemples comme étant conformes à ce qu'on appelle morale chrétienne, qui défend d'attenter directement ou indirectement à sa propre vie, mais pour montrer jusqu'où la seule idée de la vertu peut pousser les hommes qui se la sont bien imprimée.

5o Ce que fit Louis XII en refusant, après son avénement au trône, de venger les injures qu'il avait reçues comme duc d'Orléans, est sans doute digne d'éloges. Mais ce n'est pas lui rendre assez de justice, ce me semble, que de dire que sa modération était d'autant plus louable, qu'il avait le pouvoir de satisfaire à sa vengeance; à peser cette louange sur la balance d'un Quinze-Vingt, il me semble que ce serait réduire le mérite d'un souverain à fort peu de chose <446>que de lui savoir gré de ne pas faire tout le mal qu'il serait en état de faire impunément; tout de même ce serait donner une idée très-imparfaite d'une femme vertueuse que de la louer de n'avoir pas fait trafic publiquement de ses charmes. En un mot, ce ne serait donner à Louis XII que la très-médiocre louange que Tacite donne à l'empereur Galba : « C'était, dit judicieusement cet historien, un génie médiocre, plus exempt de vices que doué de vertus. »493-a En effet, selon la religion comme selon la morale, l'omission du mal est le moindre effort d'un cœur vertueux; c'est le moindre des devoirs, je ne dirai pas d'un héros ou d'un grand roi, mais de chaque citoyen.

MEMOIRE INSTRUCTIF DRESSÉ PAR LISE DAME POUR L'USAGE D'UN JEUNE HOMME DE SES PARENTS QUELLE AVAIT PRIS SOIN D'ÉLEVER. (Traduit de l'allemand.)

Vous voyant sur le point de quitter la maison paternelle et de vivre désormais dans le grand monde, je ne puis me dispenser de vous avertir, mon cher fils, que vous allez être exposé à quantité d'écueils contre lesquels la plupart des jeunes gens échouent avant que d'en connaître les dangers et les moyens de s'en garantir. Mon intention cependant n'est pas de vous faire des leçons généralement sur toute la conduite que vous aurez à tenir. Je n'ai pas assez de vanité pour m'en croire capable, et je sais d'ailleurs que votre père et vos maîtres vous ont muni de toutes sortes d'avis très-sages sur lesquels vous ferez fort bien de vous régler. Je resterai dans les bornes de mon sexe, avec lequel, ou je me suis bien trompée, vous aurez toujours beaucoup à démêler. C'est sur cet article que vous avez plus besoin de bonnes instructions que sur tout le reste, et sur lequel j'ose me flatter de penser plus juste que votre père et que tous les gouverneurs qu'il pourra vous donner.

Tous les hommes ont leurs passions. Ce sont elles qui les gouvernent; et comme il y en a toujours une d'entre elles qui prédomine, c'est aussi celle-là qui influe le plus sur nos actions.

Celle qui domine le plus sur vous, mon cher fils, est, sans contredit, l'amour. Cette passion, quoique plus douce et plus agréable que toutes les autres, est la plus séduisante et la plus dangereuse pour ceux qui s'y abandonnent sans précaution.

<447>Ceux qui nous enseignent la religion et la morale ordinaire se contentent de nous représenter l'amour sous les couleurs les plus affreuses. Ils nous ordonnent de le fuir comme la peste, et pour nous en inspirer d'autant plus de dégoût, ils nous persuadent que les passions, mais surtout l'amour conjugal, sont l'ouvrage de Satan, et que tout mortel qui s'y ... déshonore l'image de Dieu, selon laquelle il est créé.

Ils épouvantent par toutes sortes de grands mots, et menacent do la damnation éternelle quiconque ose douter de l'orthodoxie de celte doctrine. Si vous leur demandez quelle digue il faut opposer à cette passion pour l'empêcher de vous entraîner, ils vous diront qu'il faut l'assujettir à la raison, qu'il faut éviter les occasions et les objets qui pourraient l'exciter, qu'il faut recourir en tout cas à la prière, au travail et aux mortifications.

En effet, ces maximes seraient excellentes, s'il était aussi facile de les pratiquer que de les déclamer, et que l'expérience de tous les siècles ne nous eût pas appris que les remèdes qu'elles nous indiquent sont souvent pires que le mal dont elles doivent nous guérir. Mais, selon l'idée que je m'en fais, et que le bon sens me fait trouver juste, il en est de cette morale comme de bien d'autres opinions que de fausses préventions ont établies dans le monde, et que la vanité des uns et la crédulité des autres y maintiennent. Les gens raisonnables en sentent l'absurdité, et en conviennent en secret; mais la crainte de passer pour impies les empêche de s'en ouvrir en public.

Je vous ai souvent soutenu des vérités qui vous ont paru étranges parce que vos maîtres vous les exposaient autrement : l'une, que les passions, en elles-mêmes, ne sont rien moins que mauvaises (et comment le seraient-elles, puisque nous les tenons de la main du Créateur, qui nous a formés tels que nous sommes?), et qu'elles ne deviennent telles que par le mauvais usage que nous en faisons; l'autre, qu'il est tout aussi impossible à l'homme de se dépouiller des passions ou, ce qui revient au même, de les empêcher d'agir, qu'il l'est de vivre sans sommeil et sans nourriture.

C'est sur ces deux fondements que j'ai bâti mon système, dont l'unique but est de vous montrer la manière de faire l'amour sans déroger à votre honneur et à votre fortune.

Vous m'objecterez peut-être que le chemin que je prétends vous enseigner n'est pas celui du salut. Vous auriez raison, si je vous ordonnais absolument de satisfaire à votre passion; mais, n'étant pas assez mauvaise chrétienne pour vous prescrire une pareille loi, j'avoue, au contraire, que vous pécherez toutes les fois que vous connaîtrez une femme qui ne sera pas la vôtre, et je voudrais, au prix de mon sang, que vous n'y fussiez jamais sujet. Cependant, comme je suis <448>aussi sûre que je le suis de vivre que ce péché sera toujours en vous un péché inévitable, et que tout ce qu'on pourrait vous dire là-dessus ne vous empêcherait pas de le commettre,494-a avec précaution que de vous guider en aveugle. Le mal en sera moins grand, et c'est beaucoup lorsqu'il est impossible de le guérir radicalement. La guerre, par exemple, est regardée et de Dieu, et des hommes, comme la chose du monde la plus détestable; mais la nature du genre humain ne lui permettant pas de vivre toujours en paix, Dieu lui-même, par un principe tout pareil, a enseigné à son peuple l'art de faire la guerre avec moins de danger.

Enfin, mon cher fils, du tempérament dont Dieu vous a créé, vous aimerez le sexe autant que vous serez au monde. C'est un mal que vous ne pourrez ni ne voudrez jamais éviter. Il s'agit seulement de vous apprendre les moyens d'aimer sans tous ces risques que courent ordinairement ceux qui vous ressemblent. Ariane, dont vous avez lu la fable, eût fort souhaité de détourner Thésée du dessein de s'engager dans le labyrinthe; mais ayant compris que c'était une nécessité absolue qu'il s'y exposât, elle lui enseigna le secret d'en ressortir, et Thésée lui fut redevable de la vie.

J'en userai de même à votre égard. Je tâcherai de vous empêcher de vous égarer dans le labyrinthe où je ne puis vous empêcher d'entrer.

Toutes les leçons qu'on vous a données pour vous faire abhorrer l'amour étant autant de peines perdues, il faut vous traiter comme on traite un enfant qui apprend à marcher seul. On ne se contente pas de lui défendre de tomber et de lui en exagérer le danger. Etant sûr qu'il n'en tomberait ni ne s'en blesserait pas moins, on prend en même temps le soin de le munir d'un casque qui, sans le préserver des chutes, le garantit au moins d'une partie des maux qu'il pourrait se faire en tombant. Tout de même j'essayerai de vous mettre en état de tomber sans trop de risque.

C'est dans cette vue que j'ai dressé le présent mémoire. Je vous l'offre comme la plus grande marque que je puisse vous donner de ma tendresse, persuadée que je suis que si vous voulez bien vous en souvenir dans les occasions, vous trouverez tous mes avis fondés dans le bon sens, et que cette même passion qui ferait indubitablement votre malheur, si vous vous y adonniez en étourdi, ne vous en causera aucun, si vous la contentez suivant les règles que je vous recommande.

<449>

18. DU MÊME.

Berlin, 5 avril 1736.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale m'ayant ordonné en partant de ne pas oublier de lui envoyer le reste de mes Additions à ma lettre du 22 mars, j'ai l'honneur de les joindre ici. Et comme elle m'a fait la grâce de me témoigner que leurs aînées ne lui avaient pas déplu, j'ose quasi me flatter que celles-ci ne lui déplairont pas non plus, puisque je crois avoir prouvé mes thèses par des preuves et par des exemples qui ne souffrent pas de réplique, dès qu'on veut bien mettre la main sur la conscience.

Ne doutant pas, d'ailleurs, que V. A. R. n'ait un peu feuilleté l'Histoire OU les Mémoires de la calotte,496-a que j'ai eu l'honneur de lui remettre, ni qu'elle n'y ait trouvé l'arrêt que j'y avais marqué, j'ose la supplier de ne pas oublier de me renvoyer ce livre lorsqu'elle n'en aura plus besoin, afin que j'en puisse faire restitution à l'ami libraire qui me l'a prêté, et qui tremble de peur qu'il ne lui en arrive du chagrin, parce que c'est un livre défendu ici, à ce qu'il m'a dit, à cause de l'arrêt susdit. Je ne sais ce qui en est; mais si par hasard cela était vrai, j'admirerais la rigoureuse délicatesse de la police, qui, par zèle pour les grands objets, déclare et regarde cette pièce burlesque comme un péché mortel ou comme un crime de lèse-majesté. Cela me fait souvenir, peut-être mal à propos, de ce passage de Boileau :

Qui méprise Cotin n'estime point son roi,
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.496-b

Le manuscrit et le petit livre que je prends la liberté de joindre ici n'auront certainement pas le même traitement à craindre à <450>Ruppin, à moins que par hasard V. A. R. ne soit tellement charmée présentement des travaux de Mars, qu'elle ait fait divorce avec les Muses. Le manuscrit contient les trois sermons sur les moyens de vivre toujours content, desquels j'ai eu l'honneur d'entretenir V. A. R. Quoiqu'une espèce de badinage ait donné occasion à les prononcer, comme elle verra par la lettre dont l'auteur les a accompagnés en m'en envoyant les copies, je suis persuadé qu'elle y trouvera des endroits qui, sans être nouveaux, ne laisseront pas de lui paraître assez bien maniés. J'en parle peut-être avec trop de prédilection, c'est-à-dire, en Quinze-Vingt, puisque l'auteur semble avoir fait usage d'une partie de la description morale que je lui fis un jour de ma prétendue chevalerie de Sans-Souci, et surtout de ma devise favorite, tirée d'une Épître d'Horace,497-a qu'il me paraît avoir assez heureusement placée dans le dernier de ses discours. Mais enfin V. A. R., qui les lira sans prévention, en pourra juger plus sainement que moi. Quant au livre que je lui envoie, c'est la Grammaire raisonnée de Buffier. C'est sans contredit la plus claire, la plus instructive, la moins pédantesque syntaxe, en un mot, la plus belle que j'aie vue; et elle me semble si bien écrite, qu'on pourrait la lire par manière d'amusement, quand même on n'aurait pas besoin d'y chercher de quoi s'instruire. Que V. A. R. se donne la peine d'en lire préalablement, et par manière, d'essai, les premières trente-deux pages, qui contiennent une sorte de discours préliminaire, et je suis sûr qu'elle me donnera raison. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant le peu de jours que j'ai eu cette grammaire, j'y ai appris plusieurs choses que je croyais savoir tout autrement, et que je suis honteux, pour ainsi dire, d'avoir ignorées si longtemps.

Pour le coup, V. A. R. ne me reprochera pas d'avoir outre-passé les bornes d'un Quinze-Vingt; j'en serais quasi honteux, si la réflexion d'avoir aveuglément suivi vos instructions, monseigneur, ne me rendait, au contraire, tout glorieux. Étant une fois déclaré votre Quinze-Vingt, il m'est permis, je crois, de tirer de la vanité de mon aveuglement lorsqu'il s'agit de vous obéir, <451>et de vous prouver au moins par là la dévotion aveugle, c'est-à-dire inexprimable avec laquelle je suis de cœur et d'âme, etc.

SUITE DES ADDITIONS A INSÉRER DANS LA LETTRE DU QUINZE-VINGT, DU 22 MARS 1736.

1o Lorsque le Quinze-Vingt fit partir le premier fragment de ses Additions, il n'avait pas achevé de dire tout ce qu'il avait sur le cœur au sujet du peu de mérite qu'un grand prince s'acquiert en ne faisant pas tout le mal qu'il a le pouvoir de faire. Il lui restait encore de le prouver par un exemple vivant. C'est celui de son héros, ou de sa divinité.

D'où vient que tous ceux auxquels cette divinité veut bien se faire connaître, qui sont attentifs à étudier son caractère, qui ont occasion de lire de ses lettres, d'où vient qu'ils la regardent avec tant d'admiration? Serait-ce parce que son esprit n'est pas sujet à des travers, ou parce que son cœur n'est pas susceptible de ces sentiments inhumains de rudesse, d'orgueil, d'opiniâtreté, d'hypocrisie, ni de mille autres défauts inhumains dont ce siècle vicieux lui fournit tant d'exemples séduisants? Ce serait l'estimer, ce serait l'admirer par des endroits peu rares.

Ce qui lui attire tant de justes éloges, tant d'admirateurs, tant de vœux, ce qui promet à ses sujets futurs un avenir si heureux, c'est cet esprit actif qui ne se contente pas de ne pas haïr les sciences et les vérités utiles, mais qui se plaît à les cultiver, à les approfondir lui-même; c'est ce cœur incomparable qui, non content d'être exempt de vices, s'applique jour et nuit à s'affermir dans le chemin de la vertu, et à se mettre en état d'accomplir dignement ce que Nostradamus a prédit sur son sujet. C'est, en un mot, cette vie active, s'il m'est permis de copier ses expressions, qui non seulement lui fait estimer les vertus partout où elle les trouve, fût-ce parmi les Hyperboréens, mais qui se les approprie, en tâchant de les pratiquer dans ce qu'elles ont de plus parfait.

Le Quinze-Vingt n'en dit rien de trop. Il ne fait qu'exposer l'idée que sa divinité a bien voulu, pour ainsi dire, lui révéler d'elle-même.

2o J'admire sans doute la résignation de Philippe de Comines; mais je ne puis que répéter à son occasion ce que j'ai dit à celle de saint Étienne : une résignation forcée, comme est celle d'un prisonnier, perd en quelque manière la qualité de vertu morale, et dès qu'elle va jusqu'à se résigner à Dieu, et à lui attribuer tout ce qui arrive, elle <452>devient une vertu chrétienne, puisée dans les notions que nous tirons de la révélation.

3o Je crois avoir assez clairement démontré que la justice que Charles VI rendit, selon Bussy, à Bureau de La Rivière, et les bons offices que Clisson rendit à cet innocent prisonnier, ne leur font pas un honneur fort extraordinaire. J'ose y ajouter que si nous considérons cet événement du côté de Charles, l'histoire ancienne et moderne contient mille exemples pour un de rois qui se sont fait un devoir d'écouter la vérité et de rendre justice aux opprimés. Et méritent-ils de régner, s'ils l'ont autrement? Sans en chercher des exemples parmi les chrétiens, Rollin nous en raconte un dans son Histoire ancienne, tome III, page 379, d'Hiéron, roi de Sicile, prince qui d'ailleurs n'était pas toujours également vertueux. « Hiéron, dit-il d'après Plutarque, Hiéron disait que sa maison et ses oreilles seraient toujours ouvertes à quiconque voudrait lui dire la vérité, et qui la lui dirait avec franchise et sans ménagement. » A quoi le même auteur ajoute qu'il paraît en effet que ce prince donnait celte liberté à ses amis.

Que si nous regardons la même aventure du côté de Clisson et de la noble hardiesse avec laquelle il prit le parti de son ami, l'auteur que je viens de citer nous apprend, quelques pages plus bas, que le même Hiéron, sans doute pour entendre d'autant plus de vérités, « avait fait de sa cour le rendez-vous des beaux esprits, et qu'il savait les y attirer par ses manières honnêtes et engageantes, et encore plus par ses libéralités, ce qui n'est pas un petit mérite pour un roi. »

Il est bon de noter que ces beaux esprits n'étaient pas de ces farceurs, de ces poëtes à la douzaine, ou de ces autres demi-savants pareils, que quelques empereurs romains, souvent très-ignorants, entretenaient à leur cour, soit pour se divertir, soit dans la fausse espérance d'acquérir par là la réputation d'aimer les lettres. C'étaient de bons philosophes, gens d'esprit et fort sages. Tels étaient surtout Simonide, Pindare, Bacchylide, Épicharme, qu'on met, à la vérité, au rang des poëtes, mais qui savaient quelque chose de plus que faire des vers, et dont les conversations libres et instructives étaient de beaucoup d'utilité à Hiéron. Simonide surtout, à qui ce prince semblait avoir donné toute sa confiance, lui disait souvent les vérités les plus hardies. Voici comment Rollin a traduit ce qu'en dit Xénophon : « Simonide, dit-il, lui donne (c'est-à-dire à Hiéron) d'admirables instructions sur les devoirs de la royauté. Il lui représente qu'un roi ne l'est pas pour lui, mais pour les autres; que sa grandeur consiste, non à se bâtir de superbes palais, mais à construire des temples, à fortifier, à embellir des villes : que sa gloire est, non qu'on le craigne (quelle beauté de sentiments!), mais qu'on craigne <453>pour lui; qu'un soin véritablement royal n'est pas d'entrer en lice avec le premier venu dans les jeux Olympiques (notez qu'Hiéron se plaisait extrêmement à ces exercices frivoles), mais de disputer avec les rois voisins à qui réussira le mieux à répandre l'abondance dans ses Etats et à rendre ses peuples heureux. » Voilà ce que j'appelle parler avec hardiesse à un maître absolu, et il fallait qu'Hiéron fût dans ce temps-là un prince fort débonnaire et fort raisonnable pour le supporter sans répugnance.

Ce qu'il me souvient d'avoir lu quelque part de Mécène, un des grands et des plus savants hommes de Rome, ministre favori de l'empereur Auguste, est encore plus fort. Un jour qu'il s'agissait dans le sénat de juger un homme de mérite, l'Empereur, souvent facile à se laisser entraîner, paraissant enclin à souscrire aux sentiments de ceux qui voulaient perdre l'accusé, Mécène, qui le remarqua, ne pouvant s'approcher de ce maître du monde pour l'avertir de bouche sans qu'on s'en aperçût, Mécène, dis-je, lui jette un billet où il avait écrit ces trois mois : « Arrête-toi, bourreau. » Ces mots firent rentrer Auguste en lui-même, et l'accusé fut absous. Il y a apparence que l'injustice à laquelle l'Empereur allait donner la main fut évidente, et que le péril fut pressant, puisque Mécène mesura si peu ses paroles, lui qu'Horace et tant d'autres ont dépeint comme un homme fort doux et poli. On ne dit pas cependant qu'Auguste lui en sut le moindre mauvais gré. Bien loin de là, se repentant, quelque temps après la mort de ce fidèle ministre, d'une fausse démarche qu'il avait faite : « Je n'aurais jamais fait cette sottise, dit-il publiquement, si Agrippa ou Mécène était encore en vie. » Le Quinze-Vingt pourrait encore alléguer les exemples de Duplessis-Mornay et de d'Aubigné, l'un et l'autre fameux par la liberté avec laquelle ils parlaient au roi Henri IV; mais la divinité du Quinze-Vingt connaissant l'histoire de ce grand prince mieux que moi, et sachant la Henriade de Voltaire par cœur, je les passerai sous silence.

J'en puis faire autant d'un exemple digne de remarque que j'ai trouvé en parcourant l'histoire de Charles VI, dans le quatrième tome du père Daniel,500-a J'en donnerai le précis le plus court que je pourrai, quoiqu'il ne puisse manquer de devenir un peu long.

Charles VI, dans un de ses bons intervalles, ou, pour mieux dire, le connétable Clisson (le même dont il a été parlé ci-dessus) avait formé le dessein de profiter des troubles qui déchiraient alors <454>l'Angleterre sous le jeune roi Richard. Les mesures étaient parfaitement bien prises; Clisson, l'auteur et l'âme du dessein, se disposait à passer la mer à la tête d'une armée pour aller descendre en Angleterre. Tout était prêt pour l'embarquement, quand l'entreprise échoua par un trait de perfidie du duc de Bretagne.

Ce duc haïssait Clisson par deux raisons. Il le soupçonnait de viser à le chasser du duché de Bretagne, et d'être aimé de la Duchesse sa femme, motifs également puissants pour inspirer de la haine contre un rival.

Informés de ces dispositions et du dessein, quoique fort secrètement ménagé, de la cour de France, les Anglais s'adressèrent au Duc pour le faire manquer. Ils lui insinuèrent qu'il ne pourrait se venger plus sensiblement du connétable, ni obliger plus essentiellement la couronne d'Angleterre, qu'en rompant un projet dont son ennemi avait lui seul le secret et la direction. Le Duc, naturellement chaud et inconsidéré, n'y manqua pas, et voici comment il s'y prit.

Il convoqua à Vannes une assemblée des seigneurs du pays. Il y invita surtout le connétable, qui, étant né vassal du Duc, ne voulut pas s'excuser de s'y trouver. Après l'assemblée finie, le Duc donna un grand repas aux seigneurs, et le lendemain Clisson se hâta de leur en donner un autre, résolu de partir bientôt après pour aller s'embarquer. Le Duc, sans y avoir été invité, y vint familièrement à la fin du dîner, se mit à table avec eux, et les charma tous par ses manières polies et cordiales. La table étant levée, il invita le connétable et quelques autres seigneurs à venir voir le château de l'Hermine, qu'il avait fait bâtir à Vannes. Ils y allèrent. Il leur en montra tous les appartements, et ils arrivèrent enfin à la grosse tour, lui, le connétable, et un nommé Laval. Etant à la porte d'une des plus hautes chambres, il s'arrêta sous quelque prétexte sur l'escalier avec Laval, et dit au connétable qu'il entrât toujours, et qu'ils l'allaient joindre dans un moment. Clisson ne fut pas plus tôt entré, que des gens qui l'attendaient fermèrent la porte, se saisirent de lui, et lui mirent des fers aux pieds et aux mains.

La nouvelle de cette trahison s'étant bientôt répandue, les seigneurs en furent fort indignés. Quelques-uns proposèrent d'aller sur-le-champ investir le château; mais n'ayant pas assez de monde, ils se contentèrent d'en informer incessamment le roi Charles VI. Ce prince en fut piqué au vif. Les troupes destinées à l'exécution du projet de Clisson étant prêtes et à portée, il ne tenait qu'au Roi d'accabler le Duc, et de le dépouiller de tous ses Etats, lui qui n'avait pas pris de mesures pour soutenir sa perfidie. Il y a apparence que ce monarque n'y aurait pas manqué, si la Providence n'y avait pas trouvé un autre remède. Elle se servit pour cet effet de la prudence et pro<455>bité d'un des plus affidés serviteurs du Duc Cet honnête homme, par un trait de loyauté également sensé et hardi, sauva le connétable, et en même temps les Etats et peut-être la vie de son maître.

Le jour même de l'arrêt de Clisson, le Duc, après avoir porté ses fureurs contre lui à toutes sortes d'excès, ayant appelé sur le soir le sire de Bavalen, commandant du château de l'Hermine, il lui commanda sur peine de la vie d'aller le minuit à la prison du connétable, de l'enfermer dans un sac, et de le jeter dans la mer. Bavalen prit d'abord la liberté de lui représenter l'infamie et le danger qui suivraient de près l'exécution de ce commandement. Mais rien ne le put fléchir, et Bavalen se retira, en lui promettant d'exécuter ses ordres. Le Duc ne fut pas longtemps sans se repentir de les avoir donnés. Le repos de la nuit avant calmé sa fureur, et l'ayant mis en état de mieux réfléchir aux sages représentations de Bavalen, il commença à envisager toutes les suites de tant d'inconsidérations et de cruautés. Bavalen étant venu à son lever, le Duc fit retirer ses gens, et lui demanda s'il avait exécuté ses ordres. L'autre ayant répondu que oui, le Duc se mit à pleurer, à gémir, à plaindre son malheur, à reprocher à Bavalen la déférence trop prompte et trop aveugle qu'il avait eue pour un commandement dont l'imprudence était visible.

Bavalen, sans trop s'excuser, le laisse quelque temps dans cette agitation. Mais voyant qu'il reconnaissait tout de bon sa faute, il lui dit : « Monseigneur, consolez-vous, le connétable est en vie. J'ai prévu ce qui est arrivé, et qu'un ordre que votre colère m'avait donné serait condamné par votre prudence. » Le Duc, là-dessus, ravi de joie, se jette au cou de Bavalen, loue sa prudente désobéissance, en l'assurant d'une reconnaissance éternelle. « Exemple mémorable, ajoute le père Daniel, dont les grands et les serviteurs des grands peuvent également profiter, les uns, pour ne pas prendre conseil de leurs passions, et les autres, pour n'en être pas les ministres aveugles, car, en pareilles occasions, c'est servir son maître que de lui désobéir. »

4o Qu'il me soit permis d'ajouter quelques exemples à l'article de Catinat. Je ne sais si la sagesse qu'il montra dans l'occasion en question peut être comparée à celle d'Aristide. Ce grand homme, témoin Plutarque et Rollin, avait été injustement maltraité par ses citoyens, qui l'avaient exilé, et lui avaient préféré dans le commandement en chef Thémistocle, son ennemi juré. Voyant cependant que Thémistocle s'y prenait mal, Aristide l'alla trouver dans sa tente, lui parla avec affection et franchise, et s'offrit à servir sous lui et à lui servir de conseil, afin que le bien public ne souffrît pas de leur inimitié particulière. Touché d'une magnanimité si rare, Thémistocle le prit au mot, se réconcilia avec lui, quoique en gardant le commandement, <456>et fit des merveilles en suivant les avis d'Aristide. L'action de celui-ci me paraît d'autant plus digne d'admiration, qu'aucun ordre supérieur n'y eut la moindre part, et qu'il n'avait qu'à rester dans une inaction sans reproche pour se venger du plus cruel de ses ennemis et en même temps de l'ingratitude avérée de sa république, en les frustrant de ses avis, sans lesquels tout serait allé de travers.

L'occasion de ces deux capitaines me fait souvenir d'un trait malin dont se servit Thémistocle contre Aristide, et que le premier ayant tant fait par ses brigues, que les Athéniens firent rechercher rigoureusement la conduite d'Aristide, et les amis de celui-ci ayant représenté au peuple qu'il n'avait absolument rien à lui reprocher, et que surtout le trésor public n'avait jamais été en meilleur état que sous son administration, Thémistocle monta sur la tribune pour réfuter cette justification. « Est-ce donc, dit-il entre autres choses, est-ce donc un si grand mérite que de n'avoir pas volé les deniers publics? J'ai chez moi un coffre qui les gardera encore mieux qu'Aristide. » Cette saillie, quoique assez plate à mon avis, fit rire le peuple, et Aristide fut exilé.

Je reviens à cette sage modération qui sait oublier les injures personnelles, étouffer les sentiments de vengeance en faveur du bien public. Je me remets, à propos de la modération de Catinat, deux anecdotes qui ne sont, à la vérité, que des bagatelles en comparaison de ce que nous venons d'entendre, et qui ne cadrent pas tout à fait au sujet dont il s'agit, mais qui partent à peu près de la même source. L'une, que j'ai lue je ne sais où, est du maréchal de Turenne. Ce grand capitaine commandait conjointement avec le maréchal de La Ferté dans les Pays-Bas. Celui-ci, jaloux du mérite de l'autre, naturellement hautain et emporté, ne laissait pas échapper d'occasion où il croyait lui pouvoir faire sentir son aversion. Un jour de fourrage qu'un valet de M. de Turenne fut arrêté pour quelque excès assez léger, M. de La Ferté se fit amener ce valet, et le fit rouer de coups; après quoi il le renvoya à son maître, sans l'accompagner d'aucun mot d'honnêteté. Toute l'armée crut que cette incartade serait suivie d'une brouillerie éclatante entre les deux chefs, quand M. de Turenne surprit et désarma son collègue par un tour d'esprit digne de lui. Il fit garrotter son valet, et le renvoya dans cet état par un de ses officiers à M. le maréchal. « Dites-lui, dit-il en dépêchant l'officier, dites-lui que je le remercie de la peine qu'il veut bien m'épargner de morigéner moi-même mes valets; que je le prie d'achever de punir celui-ci à proportion du forfait qu'il a sans doute commis; et que je lui enverrai avec plaisir tous ceux de mes domestiques qui mériteront à l'avenir d'être châtiés. » Le maréchal ayant senti toute la force de ce compliment et l'impossibilité de démonter le flegme de <457>M. de Turenne, il rentra dans lui-même, et ces deux chefs vécurent dans la suite en assez bonne intelligence.

La seconde anecdote regarde le maréchal de Boufflers, et je l'ai entendue du feu comte de Rottembourg. Boufflers ayant donné un commandement à certain lieutenant-général préférablement à un plus ancien, celui-ci vint s'en plaindre comme d'un tort fait à son ancienneté. « Mais de quoi vous plaignez-vous? lui répondit le maréchal; ne savez-vous pas que M. de Villars, plus jeune maréchal que moi, m'a été préféré plus d'une fois? En ai-je moins bien servi le Roi? »

La conclusion que le Quinze-Vingt tire de toutes ces Additions, et le but pour lequel il les avait compilées, c'est qu'elles lui semblent prouver toutes, les unes plus, les autres moins, que les vertus morales, comme les vices, ont été de tous les siècles, et qu'elles ont été pratiquées et des païens, et des chrétiens, indépendamment de la religion. Il ne lui aurait pas été difficile d'en augmenter le nombre; mais il croit qu'en voilà plus qu'il n'en faut pour confirmer la sentence déjà prononcée, et pour faire bâiller peut-être quiconque les lira.

19. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Le 8 avril 1736.

Je ne saurais assez vous témoigner les obligations que je vous ai des peines que vous vous donnez pour m'instruire. Je crains véritablement quelquefois que la correspondance que vous avez commencée avec moi ne vous soit trop à charge. Mais, d'un autre côté, il me semble que des personnes qui joignent, comme vous, dans un degré de perfection les talents à l'acquis doivent quelque chose au public. C'est pourquoi, sans craindre que les peines que vous prenez de faire mon Quinze-Vingt ne soient peines perdues, vous êtes obligé en conscience de vous les donner pour rendre service à votre patrie. Je souhaiterais, de mon côté, de pouvoir en profiter avec autant d'empressement que vous en avez pour m'enseigner.

Ne croyez pas que Mars me fasse faire divorce avec les Muses. Je crois que l'on peut leur rendre leurs cultes séparément, sans <458>que l'un soit empêché par l'autre. Marque de cela, je suis actuellement à pâlir sur l'Épître que je vous destine, et qui tend à sa fin. Comme je ne prétends pas de primer par la poésie, je vous l'enverrai avec toutes ses défectuosités.

Si la grammaire que vous me faites le plaisir de m'envoyer a pu augmenter vos connaissances, quel profit n'en dois-je pas attendre! Je vous en ai mille obligations; je vous assure que je m'appliquerai avec beaucoup d'assiduité à corriger mon orthographe et une infinité d'autres fautes que je commets contre la grammaire; et quel plaisir de pouvoir alors, sans laisser lieu au moindre sens équivoque, vous assurer de la haute estime que j'ai pour vous!

Voici les Mémoires de la calotte; j'en ai lu les endroits qui me paraissaient les plus curieux; mais, en les lisant, je me suis ressouvenu de les avoir déjà parcourus autrefois. Je ne ferai pas mauvais usage de ce que j'en ai lu; au contraire, cela sera enseveli dans un silence éternel. Les sermons que vous m'envoyez arrivent l'on ne peut au monde plus à propos. Vous saurez que c'est aujourd'hui dimanche, et que, les ministres de cet endroit, ainsi que bien d'autres choses, n'étant pas des plus excellents, je me prêche souvent moi-même. C'est ordinairement le sieur Saurin qui me dit mes petites vérités; ce sera le sieur Formey qui, pour le coup, prendra sa place; j'espère qu'il me dira quelque chose de bien beau et de digne d'un chapelain de Quinze-Vingts.

Pour moi, qui suis votre disciple, je suis dans mille appréhensions de vous déshonorer, et de manquer en la moindre chose aux devoirs où la reconnaissance, jointe à l'estime que j'ai pour vous, m'engage. Ce sont les sentiments avec lesquels je suis et serai toute ma vie, etc.

<459>

20. AU MÊME.

Ruppin, 29 avril 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Je viens de recevoir la vôtre du 26 du courant, où vous me donnez, comme dans toutes celles que vous m'écrivez, des marques de cette amitié dont je fais tant de cas; mais, mon cher Quinze-Vingt, je vous prie de vous ressouvenir que, dans les circonstances et la situation où je suis, il est de mon devoir et de la prudence d'entrer dans le génie de mes supérieurs, et de témoigner en tout, par mon obéissance, que je ne manquerai jamais, de mon côté, à ce que je dois à ces divinités terrestres qui sont les arbitres de notre sort pour cette vie. C'est en ce sens que je néglige ma santé et mes agréments, et je me sacrifie et renonce, pour ainsi dire, à moi-même. Il n'est pas toujours à propos de pénétrer dans l'avenir, et de vouloir découvrir à quoi le ciel nous réserve. Il s'agit de s'appliquer toujours aux devoirs présents, et, si l'on a le bonheur de réussir, on peut inférer de là sur le futur. J'avoue que, selon vous, il y a une grande différence de ma situation présente à celle où vous croyez que je me trouverai un jour; mais j'ai plus d'une raison pour me l'écarter de la vue. Comme à mon bon ami, je vous les dirai naturellement : c'est que, quand on pense souvent aux grandeurs qui peuvent nous attendre un jour, naturellement on commence à les désirer, et comme de ce seul désir je me ferais un crime capital, je rejette ces pensées loin de moi. Que Dieu me préserve à jamais de désirer le bien de mon prochain, et principalement de celui à qui, après lui, je suis redevable de la vie! Je me mets tous les jours devant les yeux l'exemple de tant de princes prêts à remplir la place de leurs pères, et que la mort a enlevés avant le temps; feu le duc de Bourgogne en est un exemple récent; ainsi ce à quoi je dois penser, c'est de m'assurer une heureuse éternité, et c'est en devenant vertueux que l'on peut y parvenir; or, tout homme vertueux étant obligé de s'acquitter dignement des emplois dont il est chargé, je travaille, en tâchant de me rendre meilleur que je ne suis, à me rendre digne de telle destinée que le ciel me prépare.

<460>Je suis charmé de la lettre du Diaphane;507-a il y a de ce sel qu'il sait si heureusement mêler en tous ses discours. Du reste, je m'en rapporte à ce que j'ai écrit au généreux défenseur de Wolff et de la raison507-b au sujet de Lange.507-c

Je viens au comte de Hoym,507-d dont le malheur m'a fort touché; vous savez que j'ai été de ses amis; ainsi vous pouvez d'autant plus vous figurer que pareille fin tragique doit m'être sensible. Je juge un peu plus favorablement de lui que vous ne le faites; je me mets dans sa place, je me revêts de son tempérament, je m'approprie toutes les actions de sa vie, ses bonheurs et ses infortunes. Alors je vois un homme d'une complexion mélancolique, avare et voluptueux; je le vois dans une suite continuée de fortune et de bon temps; je le vois à Paris, placé selon ses souhaits, et où il pouvait satisfaire également à sa volupté, à son avarice et à sa paresse; mais je vois ce même homme tiré de Paris comme par les cheveux, et chargé de l'emploi laborieux de premier ministre, pour lequel il n'avait ni assez de capacité, ni assez de talents; enfin, je le vois, par sa faute, dégradé, mis au Königstein, et ensuite exilé à sa terre. Notez bien que je vous ai marqué son tempérament mélancolique : or sa rate, qui n'avait pas eu lieu de se gonfler beaucoup pendant que la fortune lui riait, et que tout lui succédait selon ses souhaits, venant à s'émouvoir par le chagrin, l'aura sans doute rendu morne et atrabilaire. Cela, avec l'ennui d'une longue prison, aura mis la dernière main <461>à son humeur mélancolique, et lui aura fait perdre le peu de jugement qui lui restait.

J'ai le malheur d'avoir des attaques d'hypocondrie, et j'ai été dans une prison bien rude;508-a je sais que le premier est un mal que l'on ne peut connaître à moins de l'avoir eu, et l'autre est une situation où il faut s'armer de toute la constance possible pour résister à l'ennui, à la solitude, et à la terrible pensée de la privation de la liberté.

Le comte de Hoym aura cru sûrement l'immortalité de son âme, sans quoi il n'aurait pas eu le cœur de se réduire au néant, et il faut espérer que le bon Dieu, qui est un Dieu de miséricorde, aura compassion de lui, en vertu de ce qu'il n'a pas tant péché par méchanceté que par tempérament. Je suis sûr, mon cher Quinze-Vingt, que votre cœur généreux sera charmé de voir l'apologie d'une personne qui fut jadis votre ennemi, et je m'attends à vous voir recueillir les cendres de son bûcher.

Le prince Eugène vient d'expirer,508-b après avoir joué aux cartes le soir avant son décès; j'aurais souhaité, pour l'amour de lui, qu'il eût été tué à Philippsbourg, car il faut préférer la perte de la vie à celle de la raison.

Adieu, mon cher Quinze-Vingt; je m'attends à vous voir le 12 à Berlin, à une décoration militaire. Je n'en serai pas moins avec une parfaite estime, etc

P. S. Je viens de recevoir par une estafette un ordre du Roi de me rendre demain à six heures à Potsdam voir exercer son régiment, et de m'en retourner le même soir pour revenir ici. Cela s'appelle se moquer des gens. Leur faire faire seize lieues, pourquoi? - Pour voir. - Et quoi? - Rien.

<462>

21. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 4 mai 1736.



Monseigneur,

J'ai aujourd'hui la réception de deux de vos lettres à accuser, savoir, de celles que V. A. R. m'a fait la grâce de m'écrire les 26 et 29 du passé. Je ne me suis pas pressé de riposter à la première, parce que, sachant V. A. R. dans le goût de se gâter les yeux dans le champ de la gloire martiale, je n'ai pas cru me devoir mêler d'en augmenter le mal par la lecture de mon griffonnage. Mais comme elle a été inexorable à la prière que je lui fis dernièrement de ne pas se presser de me répondre, tant que ses yeux ne seraient pas entièrement rétablis, et que sadite lettre a été suivie ce matin d'une autre encore plus longue que la première, je vois bien qu'un plus long silence ne passerait pas dans l'esprit de V. A. R. pour une œuvre fort méritoire.

Je ne le romps cependant que pour lui dire très-humblement qu'il m'est impossible de lui mander aujourd'hui toutes les réflexions que sesdites lettres m'ont fait faire. La raison en est qu'elles me donnent tant d'occasions d'exercer mes droits de Quinze-Vingt, que j'aurais à faire d'ici après-demain, si je voulais vider tout mon sac à la fois. C'est pourquoi V. A. R. voudra bien se contenter, pour cette fois. d'un petit catalogue des matières sur lesquelles je serais fort tenté de me donner carrière.

1o Je n'aurais absolument rien à redire à la confession de foi, dès que V. A. R. prend le cœur et l'âme pour synonymes. Je défie alors tous les Beausobres et tous les chrétiens sensés d'y trouver un mot à changer.

2o Il n'en est pas de même à l'égard de ce qu'elle dit des péchés, et de la distinction qu'elle fait entre ceux du tempérament et ceux du cœur. Je pense un peu différemment là-dessus, et je crois que quand V. A. R. viendra à lire ce que Wolff dit au sujet des passions, elle trouvera que ce philosophe en pense pareillement un peu autrement qu'elle. Mais c'est un sujet si riche, que je n'ai garde de l'entamer aujourd'hui.

3o Il en est à peu près de même de ce qu'elle me fait l'hon<463>neur de me dire des réflexions à faire sur le présent et sur l'avenir. Je me ferais quasi fort de prouver démonstrativement que, en remplissant exactement ses devoirs présents, l'on peut et l'on doit principalement penser à l'avenir, et que s'il arrive que celui-ci soit plus important que l'autre, et qu'il s'agisse de déroger ou de préjudicier à l'un des deux, il vaut infiniment mieux se conserver pour l'avenir, en négligeant le présent, que de s'appliquer au présent pour négliger le futur.

4o Je pourrais écrire un petit in-folio sur le chapitre du comte de Hoym, au sujet duquel je ne suis nullement surpris de la bonté que V. A. R. a eue pour lui. L'ayant connu lorsqu'il était encore à l'école, et lui ayant toujours trouvé une figure très-prévenante et plusieurs qualités fort aimables, je l'ai toujours aimé comme mon propre frère. Comme j'étais dès lors déjà dans le ministère, j'ai été un des premiers à le produire et à prôner son mérite; et, voyant qu'il semblait s'attacher à moi, et qu'il me montrait de l'amitié, je fus ravi de l'occasion que j'eus, il n'y a pas une douzaine d'années, de contribuer principalement à lui faire faire tout à coup la fortune la plus brillante que jamais peut-être un jeune homme de moins de trente ans ait faite, et voici comment.

Il vint à Varsovie (ce fut la même année que le roi de France se maria)511-a demander une augmentation de gages et de nouvelles instructions par rapport au mariage de Sa Majesté Très-Chrétienne. Le roi défunt n'ayant pas alors d'autre ministre allemand auprès de lui que moi, et déférant presque aveuglément à toutes mes représentations, je fis si bien, que le comte de Hoym obtint beaucoup au delà de ce qu'il était venu solliciter. Je lui fis obtenir le titre de ministre de Cabinet, le cordon bleu, le caractère d'ambassadeur (chose d'autant plus extraordinaire, qu'il n'y avait pas d'exemple que le Roi eût nommé un ambassadeur sans le tirer du sein de la république de Pologne, à laquelle il fallut le faire agréer dans la suite), deux mille écus de pension par mois, dix ou douze mille pour se mettre en équipage, et le payement d'un compte d'apothicaire qu'il me donna de quelques arrérages et faux frais.

Mais ce que je fis encore de plus avantageux pour lui, et en <464>quoi je fis une sottise qui ne peut s'excuser que par la bonté naturelle de mon cœur, qui ne m'a jamais permis d'aimer mes amis à demi, c'est que, ayant remarqué que le feu roi, qui le trouvait un peu trop affecté et damoiseau, avait une espèce d'éloignement personnel pour lui, je lui indiquai le moyen de se mettre bien dans son esprit. Je lui conseillai de faire l'amour à madame Pociey, qui avait alors beaucoup de crédit, et qui gouvernait absolument l'esprit de la comtesse Orzelska.511-b Il le fit, et il parvint par là à se fourrer dans les petites parties de plaisir du Roi, et à lui devenir si agréable, que ce prince m'a dit plusieurs fois, depuis, qu'il m'était obligé de lui avoir tant recommandé le comte de Hoym, parce qu'il lui avait trouvé, ayant appris à le connaître familièrement, tout le mérite que je lui avais attribué. Enfin, j'étais charmé de tous ces succès, me flattant de m'être attaché un ami qui serait trop honnête homme pour oublier jamais tout ce que j'avais fait pour lui, et que je pourrais un jour m'associer dans le département des affaires étrangères.

J'allai encore plus loin. Après que le Roi eut fait venir le marquis de Fleury pour l'employer dans le cabinet,512-a je lui proposai de rappeler le comte de Hoym, et de le faire mon collègue. Ce prince l'eût fait, si certaines intrigues de cour ne l'en avaient empêché. Le comte de Watzdorf, apparenté à Hoym, et un des plus indignes animaux raisonnables que j'aie jamais connus, ayant eu vent de mon intention, et prévoyant que, si j'y réussissais, nous serions dans peu, mon associé et moi, maîtres absolus de tout le gouvernail, il se mit en tête de rompre mon dessein, d'autant plus qu'il haïssait alors le comte de Hoym autant que je l'aimais.

<465>Il commença par se réconcilier avec celui-ci, et par lui faire goûter que le département domestique lui conviendrait beaucoup mieux, vu son envie de devenir encore plus riche, que l'étranger, qui en effet est un terrain très-ingrat par rapport aux profits. Hoym ayant donné sans peine là-dedans, nota benè, sans m'en avertir, Watzdorf fut insinuer au Roi qu'il serait dangereux de confier le même département à deux amis jurés, et qu'il vaudrait bien mieux m'associer le marquis de Fleury, mon ennemi presque déclaré, et à lui-même le comte de Hoym, que le Roi savait n'être nullement de ses amis. Ainsi dit, ainsi fait. Hoym, après s'être fait longtemps tirer l'oreille (car V. A. R. peut compter qu'il ne fil que semblant d'être tiré par ses cheveux, afin de se faire accorder des conditions d'autant plus avantageuses), arriva en Saxe.

Il y débuta d'abord sur l'ancien pied, en me témoignant toujours beaucoup d'amitié et de confiance; mais je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir qu'il me trompait. Non seulement j'en fus averti de tous les côtés, mais il y eut même des occasions où il ne put se dispenser de se démasquer. Les comtes de Flemming et de Watzdorf étant morts dans ces entrefaites, nous fûmes, Hoym et moi, les chefs des partis, et, pendant quelque temps, à nous jouer toutes sortes de louis sous cape. Mais mon génie n'étant pas fait pour des coups fourrés, mon associé et d'autres faux amis s'étant attachés à la faveur naissante de Hoym, et le Roi lui-même, naturellement porté pour les nouveautés, semblant lui marquer plus de confiance qu'à moi, je pris le parti de rompre ouvertement avec lui, un ennemi déclaré étant toujours moins redoutable qu'un ennemi caché. Là-dessus il se passa des scènes fort rudes entre nous, mais avec cette différence que Hoym fut toujours l'assaillant, m'attaquant par les tours du monde les plus noirs, et que, de mon côté, je me tins toujours sur la défensive, m'enveloppant de ma probité et d'une conscience sans reproche. Ce bouclier me mit à couvert de tout malheur. Le Roi, quelque changeant qu'il fût naturellement, ne voulut jamais me condamner, à moins que je ne fusse convaincu de quelque forfait. Le refus que je fis publiquement, tant de bouche que par écrit, d'épouser ses nouveaux principes, me servit plus qu'il ne me <466>desservit dans son esprit. C'est ce qui détermina enfin le comte de Hoym à se défaire de moi en me faisant un pont d'or que je ne balançai pas d'accepter, convaincu que j'étais que la partie devenait de jour en jour plus insoutenable.

Que V. A. R. juge, s'il lui plaît, par ce récit peut-être trop long, mais très-fidèle, si le défunt ne péchait que par tempérament, et s'il ne fallait pas qu'il eût l'âme aussi noire qu'il est possible de l'avoir, pour tenir à mon égard et à l'égard de tant d'autres, et de son maître même, la conduite qu'il a tenue. Sa noirceur était d'autant plus dangereuse, qu'il la cachait sous les apparences du monde les plus séduisantes. Il avait de l'esprit, de l'acquis, des manières insinuantes; il parlait, il écrivait il ne se peut pas mieux; en un mot, il ne lui manquait que d'avoir le cœur d'un honnête homme, et d'avoir quelque religion.

Ce que j'en dis, je le dis certainement avec connaissance de cause, et sans le moindre reste d'inimitié ou de rancune. Je suis si éloigné d'en conserver pour lui, que je suis persuadé, comme je l'ai toujours été, que, en l'encoffrant la dernière fois, on lui a fait une injustice criante, et que j'ai écrit plus de dix lettres depuis la nouvelle de sa pendaison volontaire, pour empêcher qu'on n'exerce encore quelque nouvelle dureté contre son cadavre, lequel est encore dans la même attitude où le défunt l'a mis lui-même en se donnant la mort, c'est-à-dire, pendu à la muraille de la prison, la régence de Saxe n'y ayant pas voulu faire toucher sans un ordre exprès de Varsovie.

5o Quant à ce que V. A. R. dit, qu'elle est persuadée que Hoym croyait l'immortalité de l'âme, quoique mes sentiments doivent respect aux vôtres, je suis persuadé de tout le contraire, et je gagerais bien que V. A. R. elle-même me donnera raison quand elle aura consulté Wolff sur la description qu'il fait des passions et du cœur de l'homme. Mais qu'à cela ne tienne; je suis plus que charmé de voir V. A. R. faire l'apologie d'un homme qu'elle a cru digne de ses bonnes grâces, et que j'ai cru moi-même, pendant près de dix ans, très-digne de toute mon amitié.

6o Pour ce qui est enfin du feu prince Eugène, il serait sans doute mort plus honorablement, s'il s'était fait tuer dans quelque action contre les ennemis de l'Empereur; mais avec tout cela, je <467>souhaiterais, à son âge, de mourir comme lui. Son esprit, à la vérité, avait un peu baissé; mais on ne saurait dire qu'il eût perdu la raison. L'on dit au contraire qu'il l'a conservée, à la mémoire près, jusqu'au dernier moment de sa vie, à telles enseignes qu'il plaisanta encore avec son médecin, lorsqu'il vint lui présenter une médecine la veille de sa mort, et que, ayant joué le même soir au piquet, il sut dire, comme il avait fait pendant tout le cours de sa vie, au premier aspect de son jeu, si la partie était à gagner ou non.

Il lui est arrivé une chose, depuis son trépas, qu'il n'a commune, ce me semble, qu'avec le grand Turenne. V. A. R. sait que le roi de France, pour marquer le cas qu'il faisait de celui-ci, le fit enterrer à Saint-Denis. L'Empereur vient de faire quelque chose de pareil à l'occasion du prince Eugène. Il a ordonné de lui bâtir un mausolée des plus magnifiques et des plus durables, et, dans l'ordre qu'il a donné pour le bâtir, il s'est servi de cette expression : « Je veux qu'il réponde, dit-il, par sa magnificence et par sa solidité, à la reconnaissance que je dois au défunt, et que la maison d'Autriche devra éternellement à ses grands services. » J'avoue que c'est de la fumée; mais c'est de la fumée qui plaît à quiconque se pique de bien servir son maître.

7o J'aurais bien encore un mot à dire sur la confidence que V. A. R. me fait des tribulations qu'elle a expérimentées, et de l'estafette qu'elle avait reçue; mais, cette épître n'étant déjà que trop longue, je crois faire sagement de le différer à une autre fois. Mais de quoi je ne puis me taire, c'est de l'occupation dans laquelle votre lettre m'a trouvé. J'étais à faire des notes sur le portrait ci-joint du grand Frédéric-Guillaume. Elles étaient à moitié faites, quand l'arrivée de la lettre de V. A. R. me les a fait quitter pour me faire courir à ce que je trouverai toujours plus agréable et plus pressant que toutes les occupations que je puis avoir, c'est-à-dire, au bonheur d'entretenir V. A. R., et à celui d'oser lui réitérer les humbles assurances de la profonde et éternelle dévotion avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

<468>

22. DU MÊME.

Berlin, 20 mai 1736.



Monseigneur,

Votre Altesse Royale ne s'attend pas apparemment à voir de mon griffonnage dans la conjoncture présente; mais ce qui doit rendre excusable la liberté que je me donne de lui écrire, c'est l'empressement que j'ai de lui faire part d'une nouvelle qui la surprendra peutêtre, si elle ne lui est déjà connue, et parce qu'on m'a instamment prié d'en informer V. A. R. Voici de quoi il s'agit.

Le baron de Pöllnitz me vint voir, il y a quelques jours, me faisant un détail certainement touchant de son sort malheureux, et surtout d'un cas de conscience qu'il disait avoir sur le cœur.

« J'ai fait, dit-il, parmi plusieurs folies, celle d'embrasser sans beaucoup de réflexion la religion catholique.516-a Vous comprenez bien que la conscience n'y a pas eu grand' part; car où est l'homme de bon sens qui puisse ajouter foi aux dogmes ridicules que cette religion enseigne? Mais enfin j'ai fait cette sottise (les larmes lui montèrent aux yeux en me faisant cette confession), et je me crois obligé de la réparer; je veux retourner à la foi dans laquelle j'ai été élevé. Dites-moi en ami si je fais bien ou mal. »

Je ne dirai pas ici quel cas je fais d'ailleurs de tous ces changeurs de religion; mais ayant remarqué, par le discours étudié que le nouveau prosélyte me tint, que son parti était pris, et qu'il me parlait plutôt pour s'attirer mon approbation que pour se régler sur mes conseils, V. A. R. comprend bien que je ne manquai pas d'applaudir à sa sainte résolution. Nous agitâmes ensuite la manière de déclarer sa conversion. Mon avis fut qu'il ne fallait pas la déclarer tout à coup, ni se presser d'en informer le Roi, parce que cela le ferait soupçonner d'agir plutôt par des vues intéressées que par un mouvement de conscience. Il me quitta même en m'assurant qu'il suivrait mon conseil; mais son <469>inquiétude naturelle ne le lui ayant pas permis, il en a parlé hier matin au Roi.

Il me vint dire, un moment après, qu'il l'avait fait par maintes et maintes raisons qui seraient trop longues à dire : que le Roi en avait été charmé, et qu'il ne s'agissait plus que de confier le même secret (car il prétend absolument que c'en soit un) à V. A. R., et de le lui confier de manière qu'elle ne le soupçonnât pas de faire la girouette, et d'avoir repris son ancienne religion avec la même légèreté qu'il l'avait quittée, etc., etc. Conclusion, je fus chargé d'être le porteur de cette confidence, et de tâcher de pénétrer ce que V. A. R. en penserait.

Voilà ma commission. C'est à cette heure à V. A. R. à m'ordonner, comme à son affidé Quinze-Vingt, ce qu'elle souhaite que je dise de sa part au prosélyte, à moins qu'elle n'aime mieux s'en expliquer elle-même avec lui. Le rapport naïf que je viens de lui faire de toute cette aventure lui fera apparemment comprendre ce que j'en pense dans le fond de mon cœur, et que je devine à peu près ce qu'elle en peut penser elle-même dans le fond du sien; car, s'il m'est permis de le dire, je la crois là-dessus du sentiment du grand Frédéric-Guillaume, qui ne jugeait jamais du mérite et de la probité des gens par rapport à la religion qu'ils professaient, et qui ne se souciait guère qu'on embrassât la sienne ou une autre, pourvu qu'on fût chrétien et homme de bien. Quoi qu'il en soit, j'ai prédit au prosélyte quelle réponse je croyais que V. A. R. lui ferait, soit à lui-même, soit par mon canal, et je lui ai dit qu'elle répondrait apparemment qu'il forait fort bien de changer, supposé qu'il fût véritablement persuadé qu'il ne saurait se sauver autrement, c'est-à-dire, supposé qu'il en usât ainsi par un véritable mouvement de conscience; mais que, à cela près, cette démarche lui serait tout à fait indifférente. Ai-je bien ou mal pronostiqué? C'est à V. A. R. à me diriger là-dessus. Je chanterai aveuglément sur tel ton qu'il lui plaira me donner, ne visant absolument à rien qu'à vous prouver, monseigneur, à quelque occasion que ce soit, que je suis de cœur et d'âme, et avec une dévotion plus que parfaite, etc.

<470>

23. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Camp de Wehlau, 17 juillet 1786.



Mon cher Quinze-Vingt,

Hélas! faut-il que je vous écrive d'un camp de paix, et que jamais je ne puisse dater mes lettres d'un champ de bataille, ni des tranchées? Ne ressemblerai-je de ma vie qu'à ces épées qui restent éternellement dans les boutiques des fournisseurs, et qui se rouillent au clou où elles sont suspendues? Voilà des réflexions qui ne sont pas conformes à votre système, mais qui le sont fort au mien.

J'apprends que le Roi ne passera pas, à son retour, par votre terre, ce qui me fait beaucoup de peine. J'espère cependant de vous voir à mon retour à Berlin, qui sera d'aujourd'hui en trois semaines. Au reste, il y a très-peu de nouvelles à vous dire de ce pays-ci; l'on y médit un peu des Russiens, un peu des Saxons; et tout ce que l'on en dit n'est pas satire, mais pour la plupart pure vérité. Les Polonais n'aiment pas autrement ces deux nations, et je crois qu'ils se seraient fort passés de cet amour de la justice qui a porté Sa Majesté Czarienne et Son Altesse Sérénissime à les subjuguer. Les Saxons, selon eux, font les tranquilles ménades;519-a mais les Russiens font les maîtres, à telles enseignes que la cour de Pétersbourg doit actuellement être plus nombreuse en Polonais que celle de Varsovie. Le grand A...... ne serait-il pas à peu près dans le cas de Théodore Ier, roi de Corse? Ma foi, ma plume m'échappe, et si elle en dit trop, prenez-vous-en à la liberté polonaise, qui, chassée de son pays, cherche son asile où elle le trouve; ma plume peut-être, en ce moment, a profité de son émigration, et à moins que la liberté ne rentre en son pays, je crains fort de ne pouvoir m'en défaire. C'est cependant avec ce même caractère de liberté et de vérité que je vous réitère les assurances de la parfaite estime avec laquelle je suis à jamais, etc.

<471>

24. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 24 juillet 1736.



Monseigneur,

Je ne m'étais pas proposé d'importuner encore aujourd'hui Votre Altesse Royale; mais M. de Grumbkow venant de m'adresser la lettre qu'elle a daigné m'écrire le 17 du courant, je profite d'un petit quart d'heure qu'il me reste d'ici au départ de l'ordinaire pour vous embrasser les genoux, monseigneur, de ce que tous ces fruits de la paisible Bellone et de la foudroyante Thémis ne vous ont pas fait oublier votre fidèle Quinze-Vingt. Que les Polonais bénissent ou maudissent les Russiens et les Saxons, que V. A. R. pense tout ce qu'elle voudra du prétendu grand A...... et de Théodore de Corse, ce n'est pas ce qui m'inquiète. Je dirai, comme disait jadis, quoique d'une manière un peu différente, feu Canitz :

Bleibt Friedrich nur gesund, und hat sein Scepter Segen,
Was ist mir an A..... und Theodor gelegen?520-a

V. A. R. n'ignore pas que, dans la poésie, le futur est soin eut représenté comme présent.

V. A. R. me fait grand tort, s'il m'est permis de le dire, en disant que les batailles et les tranchées ne sont pas de mon système. J'aime naturellement tout ce qui sent le militaire, quand la raison, quand la sagesse y préside, et je suis très-persuadé que V. A. R. elle-même n'en pense pas autrement.

Trajan, Antonin le philosophe, les Vespasien, brillaient dans la guerre lorsqu'il y avait de la nécessité à la faire; mais ils trouvaient beaucoup plus glorieux d'être les délices du genre humain que d'en être les fléaux et les exterminateurs.

L'approche du départ de la poste m'empêche de m'étendre <472>sur ce très-riche sujet, et m'oblige, malgré moi, de me hâter de vous assurer, monseigneur, que je ne connais pas d'autre système que celui d'être avec une dévotion à toute épreuve, etc.

25. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Rheinsberg, 19 août 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Que je suis charmé de pouvoir, en vous écrivant, dater mes lettres de Rheinsberg! Il me semble que je vous écris avec plus de liberté, et que mon esprit, moins contraint qu'à l'ordinaire, s'explique avec plus de facilité. A propos du sieur Pöllnitz, il m'est venu un pamphlet521-a sous la main, où il est fait mention de lui; et vous verrez par là, comme par bien d'autres choses, que la conduite irrégulière de cet homme lui a acquis un si mauvais renom dans le monde, que si ce malheureux n'avait pas l'honneur de servir le Roi, et que, à l'ombre du caractère qu'il porte, il ne fût admis partout, aucune personne honnête ne le fréquenterait.

Il m'est très-indifférent ce que cet homme pense de moi; je méprise son estime comme son indignation. Je ne lui ai donné de bons avis que par simple charité, et je suis sûr que malgré tout cela il se perdra. Son cœur est noir et mauvais, et quand il se mêle de médire, il y a toujours du fiel et quelquefois de la rage dans sa médisance. Quel malheur que les talents qu'il possède, et l'esprit qu'il a, soient unis à un si mauvais cœur!

Quant au sieur Jordan,521-b je serais charmé qu'il pût travailler <473>chez moi à sa mythologie; dans ce château, il y a place pour plus de cent volumes, ainsi que cela ne doit pas l'en détourner. De plus, je ferai mettre522-a une armoire dans sa chambre, pour qu'il y puisse placer ses livres avec commodité; et quand il sera arrivé, nous concerterons entre nous quelle façon serait la plus convenable pour sa mythologie, et celui de nous qui aura la raison de son côté gagnera sa cause.

Touchant l'abbé Gresset, je serais charmé que la gazette dît vrai; mais, jusqu'à présent, il n'y a encore rien de certain sur ce sujet, car dans la dernière lettre que j'ai reçue de Paris, l'on me marque que ledit abbé paraissait fort attaché à Paris et à la vie libre et aisée qu'on y mène. D'ailleurs, il ne saurait se mettre en chemin avant que je lui aie fait une remise d'argent pour payer les frais de son voyage. Je ne saurais donc rien vous dire de certain sur son sujet.522-b

Nous menons ici une vie champêtre qui me paraît plus divertissante et plus agréable que celle des plus brillantes cours; quel plaisir quand on peut se livrer à ses talents, en dépit de tous les obstacles!

Et de la même main dont nous servions Mars,
Nous venons cultiver dans ces lieux les beaux-arts.

Les études se succéderont ici les unes aux autres. Premièrement Wolff,522-c ce prince des philosophes, aura la préférence; ensuite Rollin,522-d cet auteur sage, qui, avec tant de labeur, nous transmet les événements remarquables de l'antiquité, et dont le judicieux pinceau ne sait flatter ni amoindrir les caractères de ses héros. L'aimable, l'élégant, le spirituel Voltaire522-e vient ensuite sur leurs traces régayer de ses fleurs, fleurs que les Amours et les Grâces cueillent elles-mêmes, le sérieux et la gravité que les deux auteurs précédents inspirent. Quelquefois notre divin satirique, <474>l'exact, le sévère Boileau nous réjouit d'un bon mot pris dans ses écrits; ensuite la charmante Euterpe523-a nous fait entendre

Ses sons, qui, souverains de l'oreille et du cœur,
Font entendre partout leur concert enchanteur.

Mais je crains de vous ennuyer (et peut-être la chose est-elle déjà faite) en continuant ma lettre, qui vous trace l'insipide tableau de notre vie champêtre, et d'un séjour dont vous ne jouissez pas.523-b Faudra-t-il donc toujours me contenter de vous écrire d'ici? et nos forêts, nos chênes et nos ruisseaux ne seront-ils jamais assez heureux pour être témoins de l'estime parfaite avec laquelle je suis, etc.

26. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 19 août 1736.



Monseigneur,

Je manque expressément un sermon de Beausobre523-c pour accuser la réception des ordres que V. A. R. a daigné me donner ce matin, car sa lettre est datée d'aujourd'hui 19 d'août. Qu'elle juge, par un tel sacrifice, de la satisfaction que ressent son très-affidé Quinze-Vingt toutes les fois qu'il a l'honneur de recevoir des marques si parlantes de la continuation de vos bonnes grâces.

Je n'ai garde de contredire aux sentiments que V. A. R. a de Pöllnitz; elle sait ce que j'ai eu l'honneur de lui en dire avant qu'elle eût eu l'occasion de le connaître par elle-même. Le portrait qu'elle en fait ressemble il ne se peut pas mieux à l'original. Qu'elle me permette cependant de lui lâcher à cette occasion un trait de véritable Quinze-Vingt. Ce très-digne aumônier de Théodore Ier étant bâti comme il l'est, et par conséquent capable <475>de tout ce qu'un mauvais cœur peut dicter, ne trouverait-elle pas digne de sa prudence de se contraindre un peu avec lui? Adroit comme il est à faire des insinuations malignes, et ayant souvent occasion d'en faire à des personnes naturellement susceptibles de toute sorte d'impressions, il ne balancerait peut-être pas d'en lâcher un jour qui pourraient causer bien des chagrins, s'il achevait de se convaincre de la justice que V. A. R. lui rend. Elle me dira peut-être qu'un homme de sa trempe ne mérite pas qu'elle se contraigne avec lui, et qu'il est plus charitable de lui faire sentir qu'on connaît la méchanceté de son caractère, puisque c'est l'unique moyen de le corriger, que de le fortifier dans ses erreurs, en semblant les méconnaître. Mais j'ose assurer V. A. R. que, incorrigible comme je le crois du côté de son cœur, cette sorte de charité, s'il m'est permis de m'en expliquer en franc Quinze-Vingt, me paraît mal employée, et que tout ce qu'il y a de meilleur à faire avec lui, c'est de l'empêcher de nuire aux gens de bien, et de l'en empêcher par lui-même ou, pour mieux dire, par son amour-propre, qui le domine presque autant que sa malice. Que V. A. R. ait la bonté de lui parler quelquefois sans lui faire sentir qu'elle le méprise ou déteste, et je lui réponds que la vanité qu'il a, et qui le porte très-facilement à se chatouiller de mille chimères, sa vanité, dis-je, fera sur lui, pour un temps au moins, tout ce que les avis les plus charitables feraient sur un cœur bien placé. Je vous demande pardon, monseigneur, de m'être tant étendu sur ce sujet. Un Quinze-Vingt ne connaît pas de bornes lorsqu'il est animé par la dévotion aveuglément zélée qui l'attache à sa divinité.

Quoique je n'aie pu voir le sieur Jordan depuis la réception de la lettre de V. A. R., j'ose vous répondre, monseigneur, qu'il fera absolument tout ce que vous lui ordonnerez. Il se transporterait, lui et toute sa bibliothèque, s'il le fallait, partout où V. A. R. pourrait le désirer. Mais il se flatte qu'elle ne désapprouvera pas, lorsqu'elle aura entendu ses raisons, qu'il continue sa mythologie de la manière qu'il l'a commencée, c'est-à-dire, en la réduisant en lettres familières. Et c'est dans cette persuasion qu'il en a composé une quatrième, qu'il m'envoya hier, et que V. A. R. trouvera ci-jointe. Je suis bien trompé, ou elle la lira <476>avec quelque sorte de plaisir, tant elle me semble heureusement et savamment tournée.

Je suis, d'un côté, très-fâché que la gazette n'ait pas accusé juste par rapport à l'abbé Gresset; tous ceux qui m'en ont parlé m'assurent que c'est un des plus heureux génies poétiques qu'on puisse voir; mais, d'un autre côté, je crois devoir être bien aise, par rapport à la situation présente de V. A. R., que son arrivée soit encore un peu différée. Il y a des gens dans le monde, et peut-être autour de V. A. R., dont la stupide malignité empoisonne souvent les démarches les plus dignes d'éloges.525-a Elle comprend bien, monseigneur, que je ne lui parle pas par légèreté avec tant de confiance. Je lui en expliquerai les énigmes lorsque j'aurai un jour le bonheur de me revoir à ses pieds, jusqu'auquel temps je la supplie de ne faire semblant de rien.

V. A. R. me fait d'ailleurs grand tort, si elle doute que j'aie du goût pour la vie champêtre, surtout quand elle est modelée selon l'idée qu'elle a la bonté de me donner de celle qu'on va mener à Rheinsberg.

Je quitterais des dieux la demeure azurée
Pour suivre Frédéric dans l'heureuse contrée
Où, de la même main dont il encensait Mars,
Il dresse des autels à Minerve, aux beaux-arts,
Il honore Minerve, en cultivant les arts.

Il ne se peut rien de plus instructif, rien de plus agréable que la distribution que V. A. R. fait des différents genres d'études auxquels on va s'appliquer à Rheinsberg : Wolff, Rollin, Voltaire et Boileau, relevés ou animés d'Euterpe! Il faudrait être bien dégoûté de l'usage de la raison, il faudrait être bien insensible aux plaisirs innocents, pour ne pas souhaiter de passer l'âge de Nestor en si bonne compagnie.

L'idée enchanteresse que je me fais d'une telle vie me fait quasi oublier, monseigneur, que j'ai été un peu plagiaire dans les deux derniers vers susdits. Le nombre de mes années ayant fait quasi tarir mon Hippocrène, je suis excusable, ce me semble, de puiser dans des sources plus riches.

Je reçois en ce moment un grand compliment de la part de <477>M. Wolff, et assez d'autres recrues pour être en état de barbouiller encore plusieurs nouvelles pages. Mais, ayant encore un grand dîner à expédier aujourd'hui chez le baron de Brackel,526-a et voulant achever cette lettre avant que de m'y rendre, je réserverai tout cela pour une autre fois, me contentant pour celle-ci de vous assurer, monseigneur, que V. A. R. verra ses chênes métamorphosés en asperges, et son lac en Caucase, quand elle verra la fin de la dévotion avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

27. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Moitié à Ruppin, moitié à Rheinsberg, ou sur mon départ de l'un
pour aller à l'autre, 21 août 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

J'ai reçu avec bien du plaisir celle que vous venez de m'écrire sous la date du 19. Je vous demande pardon d'avoir manqué à la date de ma lettre; mais je souhaiterais que ce fût la moindre des bévues qui m'échappent. Vous voyez que je me corrige, car j'ai bien circonstancié celle d'aujourd'hui.

Pour ce qui regarde Pöllnitz, je reconnais toute la sagesse du conseil que vous me donnez, et je puis vous assurer qu'en partie je l'ai déjà pratiqué depuis longtemps, et que je n'ai jamais fait remarquer à Pöllnitz ni dédain ni mépris. J'ai badiné avec lui sur son humeur caustique; je l'ai averti que l'on disait en ville qu'il se moquait du Roi et qu'il le contrefaisait, et je l'ai prié d'être sur ses gardes, afin que pareilles choses ne lui attirassent du chagrin. Vous savez sans doute l'histoire; ainsi vous voyez que je ne lui ai dit que des choses qui pouvaient lui être salutaires; mais puisqu'il les prend si mal, je ne lui dirai plus rien. Il prend même toutes les louanges que je lui donne pour des ironies, et tout ce que je lui puis dire, d'ailleurs, lui semble équivoque ou double.

<478>Je réserve pour Rheinsberg la lecture de la lettre de Jordan, et je me repose si fort sur vos décisions, que je ne doute pas qu'elle ne soit des plus agréables et des plus instructives.

Je viens à Gresset, le charmant auteur du Vert-vert. J'ai fait toutes les réflexions que vous me faites faire sur son arrivée; mais je vous avoue que l'idée de sa compagnie m'a fait affronter tous les obstacles. Je comprends de quelles personnes vous voulez parler, et l'épithète de stupide malignité les désigne si bien, que je les montrerais au doigt.

Je crains de n'avoir pas le plaisir de vous voir sitôt; c'est pourquoi je vous prie de me particulariser un peu, sous mots couverts, ce qui peut être transpiré jusqu'à vous de ces personnes. Je vous assure que vous n'avez rien à craindre de mon caquet, et, si vous le voulez, je vous renverrai la lettre que vous m'écrirez là-dessus, afin que vous puissiez la brûler vous-même. L'occasion de l'arrivée de Jordan serait assez sûre pour lui confier un tel dépôt; deux mots peuvent contenir tout ce de quoi il s'agit.

Si quelqu'un y perd que vous ne soyez pas de la coterie de Rheinsberg, c'est moi, sans contredit; je souhaiterais que le temps de ces éternelles circonstances pût une fois finir. Si jamais j'ai voulu du mal à la prudence, je lui en veux en cette occasion, vu qu'elle me prive de votre compagnie.

A l'égard de vos vers, il me semble que

Tu te sers, il est vrai, dans tes vers, de mes rimes;
Mais, changeant finement le tour, l'expression,
Tu me fais avouer, à ma confusion,
Que, si je les ai faits, c'est toi qui les relimes.

Je m'en vais partir à présent pour me rendre à Rheinsberg. Je suis charmé de ce que vous avez approuvé la distribution de mon temps; je tâche de l'employer aussi utilement et aussi agréablement que je le puis. Me préparant à recevoir le Gast royal qui me viendra un de ces jours,528-a je tâche, afin qu'il ne se repente pas d'avoir fait le voyage, de porter toutes mes attentions à ce qui lui peut faire plaisir, et j'espère que l'effet répondra à mes soins.

<479>Ce joug que l'on nomme devoir
M'apprend comme il faut recevoir
Celui que trois fois je révère,
Comme souverain, maître et père;

Et ces forêts où le repos
Se humait jadis à grands flots
Seront, par un abus profane,
Voués à l'usage de Diane;
Ce lac dont les poissons en paix
Ne redoutaient point les filets
Verra sur ses ondes tranquilles
Des troupes de pêcheurs habiles;
L'endroit où résonnait le son
De la flûte et du violon,
Ce lieu charmant qu'à l'harmonie
A consacré la symphonie,
Désormais, au lieu de concerts.
Aura table, buffet, desserts.
Ainsi, par des métamorphoses,
Les dieux changeaient l'ordre des choses.
Le Duval529-a d'Ulysse en pourceau,529-b
Une triste nymphe en écho.

Voilà une bonne tirade, au risque de vous ennuyer pour quelques moments. Je vous dirai en tout cas une chose qui pourra vous en consoler : c'est que je me suis dix fois plus ennuyé en faisant ces rimes que vous ne vous ennuierez en les lisant. Adieu, mon cher Quinze-Vingt; je suis charmé que le sieur Wolff fournisse de nouvelles matières à notre correspondance; elle ne manquera jamais de mon côté; j'ai un si grand fonds d'estime pour vous, que je n'épuiserai de ma vie ce chapitre. Je me contenterai cependant de vous dire pour cette fois, le plus brièvement qu'il me sera possible, que je suis avec toute la considération imaginable, etc.

<480>

28. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 24 août 1736.



Monseigneur,

C'est M. de Münchow,530-a homme fort zélé, à ce qu'il me semble, pour vos intérêts, qui m'apporta tantôt, à l'heure du dîner, la lettre de V. A. R., du 21 du courant.

Ce n'est pas pour relever aucun quiproquo que j'ai cité la date de ses ordres précédents. Mon impertinence ne va pas jusque-là. J'ai réellement cru que V. A. R. pouvait m'avoir écrit de fort grand matin, et que je pouvais avoir sa lettre dès le même jour, puisque la distance de Rheinsberg à Berlin n'est que de neuf à dix lieues.

V. A. R. ne trouvant pas mauvais que j'étende mon quinze-vingtat sur d'autres choses encore que sur ce qui regarde la philosophie de Wolff et d'autres matières littéraires, je me crois obligé en conscience de lui avouer franchement que c'est à très-bonnes enseignes que j'ai pris la liberté de lui parler comme j'ai fait au sujet de Pöllnitz et de Gresset. Quoique né au-dessus de toutes les précautions que j'ai eu la témérité de lui recommander à mots couverts, à l'occasion de ces deux hommes, V. A. R. est naturellement trop clairvoyante pour les trouver frivoles, pour peu qu'elle réfléchisse sérieusement au véritable caractère de certaine personne, qu'elle considère, selon le quatrième vers de votre excellente tirade rimée, sous trois figures différentes et, grâce à l'immutabilité du destin, également respectables. Votre sort, monseigneur, étant tel qu'il est, je crois que les règles de la prudence demandent que V. A. R. n'aille extérieurement en quoi que ce soit contre le torrent, et qu'elle fasse des efforts non seulement pour complaire à ce triple personnage, mais aussi pour ménager les satellites qui l'approchent, et dont les influences sont souvent d'autant plus dangereuses, qu'ils ne semblent pas mériter par eux-mêmes que V. A. R. y fasse la moindre attention.

<481>Quoique je la croie beaucoup mieux instruite que moi de ce qui se passe à P......, je crois lui devoir dire confidemment ce qui y est arrivé, ces jours passés, à l'occasion de l'abbé Gresset. L'incomparable Astralicus,531-a en lisant au patron531-b la Gazette de Cologne, lui lut aussi le même article que j'ai pris la liberté de rapporter à V. A. R. dans ma lettre du 19 du courant; car on m'assure que ce gazetier l'a inséré de mot en moi dans sa feuille. Vous ne sauriez douter, monseigneur, que l'auditoire n'en ait été frappé. On s'informa soigneusement si la nouvelle et ail bien véritable, à quelle fin V. A. R. faisait venir un jeune jésuite, qui pouvait le lui avoir recommandé, si cette recommandation s'était peut-être faite par Grumbkow, par Pöllnitz, ou par moi. Personne n'ayant su que répondre à toutes ces questions, Pöllnitz répondit enfin, dit-on, à la dernière qu'il ignorait absolument ce que c'était que cet abbé, mais que si quelqu'un l'avait recommandé, supposé que tout le fait fût vrai, ce ne pouvait avoir été que M. de La Chétardie,531-c et que probablement il ne l'aurait pas recommandé, si ce n'était un homme de mérite. La conversation finit là-dessus, à ce qu'on m'a assuré, et l'on changea de propos, après avoir défendu aux assistants d'en rien rapporter à V. A. R. Ce que j'en sais, je le tiens non seulement de Pöllnitz, qui vient de sortir de chez moi, où il était venu dîner en revenant de Potsdam, mais aussi confidemment de Münchow, qui en a eu pareillement les mêmes nouvelles.

Je n'attendrai pas le départ de Jordan pour vous confier, monseigneur, un petit avis secret qui me fut donné il y a près de <482>huit jours. Je vais vous dire d'abord, et tout naïvement, en quoi il consiste, persuadé que je suis que V. A. R., tant pour ne pas causer des tracasseries à son pauvre Quinze-Vingt que pour ne pas s'en attirer à elle-même, n'en fera rien remarquer à qui que ce soit, sans exception. Qu'elle ait la bonté de jeter les yeux sur le ci-joint papier allemand, qui est la copie dudit avis anonyme qu'on m'a apporté, sans que je puisse deviner à qui j'en ai l'obligation, et qu'elle ait la bonté de le jeter au feu, aussi bien que la présente lettre, après qu'elle en aura fait la lecture. Qu'elle ne fasse pas d'ailleurs, je l'en supplie, mauvaise mine à l'officier en question;532-a cela ne ferait que l'intimider et que l'animer à la continuation de ces sortes de balivernes, qui tombent ordinairement dans le néant lorsqu'on affecte de les ignorer, en allant toujours son chemin. Un jour viendra que V. A. R. pourra lui demander le souffleur de ses ridicules raisonnements, qui ne sont certainement pas de son cru, mais de celui de quelqu'un (Dieu sait qui c'est) qui voudrait apparemment desservir le pauvre Quinze-Vingt, tant ailleurs qu'auprès de V. A. R. elle-même. Qui que ce puisse être, je lui pardonne de bon cœur ses louables intentions, et je lui dirai ce que répondit un jour Socrate à ses amis, qui lui reprochaient qu'il ne ressentait pas un coup de poing dont un homme de rien venait de le frapper dans une foule. « Eh! si un âne, dit-il, me donnait un coup de pied, voudriez-vous que j'allasse pour cela me battre contre lui? » Que V. A. R. me conserve la même bonté dont je me flatte qu'elle m'honore jusqu'à présent, et je me gausserai de tout le reste, toute mon ambition se bornant à vous convaincre, monseigneur, en dépit de l'envie, qu'il n'y a jamais eu de dévotion égale à celle avec laquelle je suis, etc

<483>

29. DU MÊME.

Berlin, 25 août 1786.



Monseigneur,

J'ai passé tout hier et aujourd'hui à me rompre la tête, à me mordre les doigts, pour trouver de quoi riposter aux très-jolis vers que V. A. R. a eu la bonté d'insérer dans sa lettre si soigneusement datée le ai du courant; mais au diantre si j'ai pu assembler deux rimes raisonnables! C'est pourquoi je me contenterai de donner carrière à ma prose.

Rien n'est plus gracieux ni plus exact que le quatrain par lequel V. A. R. a daigné répondre à mon plagiat, et rien n'est plus charmant que la description qu'elle me fait de ses préparatifs pour recevoir dignement le Gast qu'elle attend. Je suis seulement fâché qu'il ne se soit pas déjà présenté pour en profiter, persuadé que je suis qu'il trouverait tout à son gré, et qu'il serait surtout charmé de l'attention que V. A. R. a eue de lui préparer une chasse. Mais qu'elle me permette de faire quelques réflexions sur cette description. V. A. R. en étant accouchée, à ce qu'elle me fait l'honneur de me dire, en s'ennuyant, c'est une marque qu'elle ne s'est pas donné le temps de la relire et de sentir toutes les beautés qu'elle y a renfermées. C'est pourquoi je crois que c'est à son Quinze-Vingt à suppléer au défaut.

1o Elle n'aurait rien pu imaginer de plus heureux ni de plus juste que les quatre premiers vers. Ils font certainement honneur à son génie et à ses sentiments respectueux pour le Roi.

2o L'idée de la forêt d'où V. A. R. déloge la tranquillité et le repos pour la consacrer aux plaisirs de Diane, cette idée, dis-je, n'est pas moins excellente. Mais, s'il m'était permis d'en parler avec ma liberté de Quinze-Vingt, je croirais que la diction de ce passage sonnerai! encore mieux, si V. A. R. s'était avisée de dire :

Cette forêt, où le repos
........................
Sera, par .............,
Vouée aux plaisirs de Diane.

3o La paix du lac troublée par d'habiles pêcheurs, Euterpe <484>déplacée par Comus, tout le reste, en un mot, me paraît avoir été composé dans le temple d'Apollon; et c'est assurément Apollon lui-même, monseigneur, qui vous en a inspiré les idées.

4o Mais rien ne me charme tant que la chute, et surtout le Duval d'Ulysse. Cela est aussi heureux que nouveau. Je voudrais même, par cette raison-là, que V. A. R. eût pensé à finir la pièce par ce vers-là, d'autant plus qu'elle aurait évité par là de commencer le dernier vers par une voyelle, après avoir fini le pénultième par une autre, et qu'elle aurait gardé, qui plus est, son Duval, pour ainsi dire, pour la bonne bouche.

Mon intention était, monseigneur, de vous dire tout cela en vers; mais, je le répète, il n'y a pas eu moyen : mon Pégase est aujourd'hui trop rétif.

Le sieur Jordan vient de m'envoyer sa sixième lettre mythologique, que je prends la liberté de joindre ici. Je lui trouvai, ces jours passés, une qualité dont il ne s'était pas vanté. C'est qu'il a très-bien étudié les règles de la poésie. Il a même fait autrefois d'assez jolis vers; mais il y a renoncé, à ce qu'il dit, par deux raisons : l'une, parce qu'ils l'empêchaient de s'appliquer à des études plus utiles; l'autre, parce qu'ils sentaient ordinairement trop la satire, et ne faisaient que lui attirer des ennemis.

V. A. R. m'ayant fait dernièrement la grâce de m'instruire de la distribution de son loisir à Rheinsberg, il est juste qu'à mon tour je lui rende compte d'une occupation que je me suis donnée depuis une couple de jours. J'ai lu le dixième tome de l'Histoire ancienne de Rollin. Mais, ce qui ne se pardonne guère qu'à un Quinze-Vingt, j'ai commencé cette lecture à rebours, c'est-à-dire, par le dernier livre du volume. La raison qui me porta à ce quiproquo, c'est que, ayant trouvé, en ouvrant le livre, que ce morceau final avait pour titre : Des arts et des sciences, je fus curieux de voir comment l'auteur avait pu placer cette espèce de dissertation dans un cours d'histoire, et, mêlant mis à en lire l'Avant-propos, j'y trouvai tant de goût, que je ne pus m'empêcher de pousser jusqu'au bout. Il est vrai que l'auteur ne traite, dans ce que j'en ai vu, que des avantages qu'un État tire de l'agriculture et du commerce, ce qu'il prouve par quantité d'exemples de l'histoire ancienne; mais il promet, en finissant le <485>tome, d'en faire autant du reste des arts et des sciences dans le tome suivant, qui sera, dit-on, le dernier de toute son Histoire. Quoi qu'il en soit, ce fragment m'a paru si intéressant et si instructif, que j'aurais envoyé tout ce tome à V. A. R., si je n'avais lieu de croire qu'il doit déjà se trouver dans sa bibliothèque.

La fin de ma feuille m'avertit qu'il est temps de finir cette lettre en assurant derechef V. A. R. que ma dévotion pour elle ne finira qu'avec la vie de son, etc.

30. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Rheinsberg, le 23 ou je ne sais combien d'août 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,

Comment pouvez-vous soupçonner que vos lettres m'importunent, aimables et instructives comme elles sont? Il n'y doit pas avoir la moindre chose capable de porter obstacle à votre dessein; et une fois pour toutes, je vous assure que ce qui me vient de vous m'est toujours agréable. Je viens à l'article du sieur Wolff, et je reconnais en cette rencontre, comme en beaucoup d'autres, la noblesse des sentiments de notre fameux philosophe, qui ne croit pas déroger en remerciant ceux à qui il est redevable, en partie, de l'établissement de sa réputation.

Je vous renvoie ci-joint la lettre du sieur Voltaire, qui, quoique remplie d'esprit, ne me satisfait pas tout à fait au sujet du poëme de la Pucelle,536-a que j'aurais fort désiré d'avoir. J'avoue cependant que j'ai été ravi de voir du caractère original d'un homme qui écrit si spirituellement et si élégamment.

Si l'adjudant du duc de Weissenfels536-b a de l'esprit, je vous <486>prie de me l'envoyer; et en cas que la matière prévale, je vous prie de ne m'envoyer que la simple notification. Vous voyez par mon procédé que j'agis fort naturellement.

A présent que le sexe est arrivé ici,536-c il semble que l'endroit en reçoive un nouveau lustre; la conversation n'en est que plus animée, et le plaisir en est plus brillant. Il ne manquerait, pour donner le dernier coup de maître à ce séjour, que la présence du digne Quinze-Vingt et celle de Gresset; je le répète en dépit de la prudence, et, ne me fût-il pas permis de le dire, je n'en penserais pas moins aux sentiments d'estime avec lesquels je suis, etc.

31. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 26 août 1736.



Monseigneur,

Étant hier au soir sur le point de signer mon autre lettre, j'eus l'honneur de recevoir celle que V. A. R. a daigné m'écrire le 23 du courant. Elle me fait une grâce singulière en m'assurant que les miennes ne l'importunent jamais. Je me le tiendrai pour dit, et V. A. R. se verra accablée de tant de mes missives, qu'elle m'ordonnera peut-être de les réduire à quelque nombre plus petit.

Je ferai restitution de la lettre de Voltaire au sieur Jordan, qui n'attend que vos ordres, monseigneur, pour aller occuper son appartement et son armoire. Mais V. A. R. trouverait-elle cette lettre de Voltaire aussi bien écrite qu'elle s'est attendue de la trouver? Pour moi, je crois généralement sa prose infiniment au-dessous de sa poésie, et je mettrais bien la main au feu que V. A. R. en pense tout comme moi, d'autant plus qu'il est à présumer que l'auteur, dans l'occasion présente, aura travaillé sa lettre avec quelque application, puisqu'il pouvait prévoir sans peine qu'elle parviendrait aux yeux de V. A. R.

<487>L'aide de camp du duc de Weissenfels est un officier d'une assez jolie apparence, fort poli et sage; mais comme il entre dans sa composition beaucoup plus de matière que d'esprit, je viens de le détourner, suivant l'ordre de V. A. R., du dessein de porter lui-même ses dépêches à Rheinsberg, et je compte de les joindre ici. J'ai cependant été extrêmement tenté de faire le contraire, et voici pourquoi. Cet officier ayant été extrêmement gracieusé pendant deux jours à Potsdam, j'eusse fort souhaité qu'il eût pu l'être aussi de V. A. R., afin que, à son retour en Saxe, il eût pu se louer, monseigneur, de votre affabilité et de vos manières gracieuses envers les étrangers, manières qui sont elles seules capables d'acquérir de la réputation à un grand seigneur. Mais enfin j'ai mieux aimé vous obéir que de vous donner occasion de vous gêner, V. A. R. ne se gênant déjà que trop en d'autres occasions.

Il est certain qu'un peu de beau sexe fait un effet excellent à la campagne. Comme on n'y est pas distrait par tant d'objets différents, il semble que ceux qui s'y trouvent avec nous nous plaisent beaucoup plus qu'en ville. Je suis très-persuadé que V. A. R. saura conduire tout cela à merveille, et qu'elle fera en sorte que son beau sexe sera charmé de se trouver avec elle à Rheinsberg, et qu'elle-même sera charmée de l'y avoir. Mais qu'elle me permette de répéter en cet endroit ce que je pris un jour la liberté de lui dire ici : rien au monde n'accommoderait mieux les intérêts présents de V. A. R. que quelque héritier de sa façon.538-a Les sentiments de tous vos bons serviteurs sont unanimes là-dessus. Peut-être la tranquille commodité avec laquelle V. A. R. pourra y travailler à Rheinsberg sera-t-elle de meilleur effet que toutes ces visites passagères et hâtives qu'elle venait rendre ci-devant à Berlin. Je le souhaite au moins du meilleur de mon cœur.

Quoique je ne connaisse pas Gresset, je suis persuadé que sa présence contribuerait beaucoup à rendre la vie de Rheinsberg encore plus agréable qu'elle ne l'est. Mais, pour m'en expliquer en bon serviteur de V. A. R. et en fidèle Quinze-Vingt, je crois qu'il faut absolument renoncer au dessein de le faire venir. Le <488>plaisir que sa présence vous ferait, monseigneur, ne vaudrait certainement pas les déboires qui en pourraient être la suite. Elle connaît la triple Hécate qu'elle a si bien dépeinte dans ses vers. C'est une divinité qui n'entend pas raillerie en pareilles occasions, et aux volontés de laquelle V. A. R. ne saurait se dispenser de se conformer.

Quant au Quinze-Vingt, il a assez de vanité pour s'imaginer qu'il ne gâterait rien à Rheinsberg; mais il comprend de reste qu'il n'est pas né sous une étoile assez heureuse pour oser se flatter d'y pouvoir aller sitôt exercer sa fonction, quoiqu'il ne croie pas la chose impossible avec le temps.

L'officier du duc de Weissenfels m'envoie les deux lettres de notification, et je les joins ici. Je vois au travers du papier qu'elles sont en allemand, et je juge par là que Vos Altesses Royales trouveront apparemment nécessaire de les envoyer, après les avoir ouvertes, au général Borcke, afin qu'il fasse dresser les réponses selon l'étiquette de la chancellerie. J'ose d'ailleurs avertir V. A. R. que le duc de Weissenfels a personnellement une très-profonde et sincère vénération pour elle, et que je souhaiterais fort qu'on glissât quelque chose d'obligeant pour lui dans votre réponse, d'autant plus que je lui ai conseillé confidemment de recourir à la protection de cette cour-ci, en cas que celle de Dresde lui donne occasion de se plaindre.

Je vous demande pardon, monseigneur, de ce que je m'ingère ainsi en tout ce qui concerne V. A. R. Je ne le ferais certainement pas, si j'étais avec une dévotion moins parfaite que je ne suis, etc.

32. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Rheinsberg, 23 septembre 1730.



Mon très-cher général,

Le maître de poste m'ayant rendu fort tard votre lettre, je crains fort que celle-ci ne vous parvienne aussi de même. Je vous <489>suis très-obligé des souhaits que vous me faites touchant ma propagation, et j'ai la même destinée que les cerfs, qui sont actuellement en rut; dans neuf mois d'ici pourrait arriver ce que vous me souhaitez.540-a Je ne sais si ce serait un bonheur ou un malheur pour nos neveux et pour nos arrière-neveux. Les royaumes trouvent toujours des successeurs, et il n'est point d'exemple qu'un trône soit resté vide.

J'en viens aux nouvelles de Paris, qui m'ont fait beaucoup de plaisir. Sensible, à vous dire le vrai, dans ma situation présente, plutôt à ce qui regarde Voltaire qu'à l'évacuation de l'Italie, je m'embarrasse plutôt de pareilles choses que de ces billevesées que les politiques nomment affaires d'État. Je me ressouviens toujours de ce que je vous dis à Sanditten, dont la substance était que je suis, pour ainsi dire, sûr de mourir avant le Roi.540-b Selon ce système, je tâche à me procurer un contentement solide, à jouir du présent, sans m'embarrasser l'esprit du futur; et proprement ce qui est de notre vie est à nous, c'est le moment présent, dans lequel nous existons; le passé est un rêve, et le futur une chimère.540-c

Il me semble que je vous vois recevoir votre fils, le serrer entre vos bras; après l'avoir compté perdu, vous avez la joie de vous le voir rendu. C'est une des circonstances les plus heureuses de la vie; le cœur y parle avec effusion, et chacun de nos gestes est une sincère démonstration du ravissement dans lequel nous nous trouvons. L'on voit cependant que la tendresse paternelle ne vous fascine pas les yeux sur la personne de votre fils. La galanterie dont vous l'accusez est, selon moi, plutôt une qualité <490>qu'un défaut, et l'ambition qui le domine s'évanouira bien, s'il goûte un peu de la vache enragée, et qu'il réfléchisse que ce n'est ni le rang ni les dignités qui rendent les hommes illustres, et qu'il vaut infiniment mieux mériter d'être ce que nous ne sommes point que d'avoir des grandeurs sans les qualités propres pour les soutenir. L'élévation donne du ridicule à quiconque n'a pas de la vertu, et il n'y a rien de plus impertinent que de voir un fat revêtu d'honneurs. A ce prix, il ne dépend que de nous-mêmes de nous rendre dignes des plus hautes charges auxquelles on peut aspirer dans le monde. Tel qui est honnête homme est gentilhomme, et les rois ne sont grands qu'autant qu'ils sont justes.

Voilà un long sermon, qui ne serait pas pardonnable en autre temps; mais il l'est aujourd'hui, jour où jusqu'au moindre idiot de village se mêle de sermonner ses ouailles; je puis même, sans trop d'amour-propre, vous assurer que mon bon vieux curé n'en dit pas autant que cette lettre, car il se borne à vous assurer que le péché est péché et reste péché. J'en suis persuadé et convaincu. Je voudrais que vous le fussiez autant de la véritable estime avec laquelle je suis, etc.

33. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Brandebourg, 28 septembre 1736.

Me voilà tout d'un coup transformé de campagnard en ecclésiastique. Je me rends justice, et me crois plus propre pour la première fonction que pour la dernière. Il faut, en attendant, tâcher de faire son devoir partout, sinon en tout, du moins en partie. Dieu veuille qu'après neuf mois l'air de campagne opère! Il est certain qu'un royaume ne reste jamais sans successeur, et que le mort saisit le vif. Mais un prince que Dieu destine au trône, et qui a trois frères, doit souhaiter des héritiers pour couper le chemin à mille inconvénients. La matière serait très-longue à déduire, quoique très-évidente. J'espère que la prédiction de <491>V. A. R., prononcée à Sanditten, fera faux bond, et s'accomplira aussi peu que l'axiome est sûr qu'il n'y a que le présent dont nous jouissons, et que l'on fait très-mal de se donner la torture pour l'avenir. La prudence cependant veut que, aussi loin que nos conclusions peuvent aller, nous tâchions de nous rendre ce futur agréable, quitte pour n'avoir rien à se reprocher, si le destin s'y oppose.

La description que V. A. R. fait de la situation du cœur paternel prouve l'excellence du sien, puisque, ne l'ayant pas été jusqu'ici, dont je suis moult fâché, on voit que la source ne vient que de la bonté du naturel exquis de V. A. R.; et ce qu'elle dit par rapport à la faveur sans mérite est inestimable.

Bien loin d'avoir défendu la galanterie, je n'ai prêché que l'éloignement pour la débauche, et j'ai dit à mon fils, en partant, que je souhaite qu'il tombe entre les mains d'une femme qui a l'usage du monde, pour le former dans la politesse, et qu'il soit en état de faire un cours de galanterie, sans donner dans le petit-maître ou le galant mystérieux et homme à bonnes fortunes. Il m'a répondu qu'il suivrait exactement mes avis, très-conformes à son inclination, et que je serais son confident, si telle aventure lui arrivait, se reposant beaucoup sur mon expérience. Le tour malin qu'il donna à cette réponse m'a presque pensé démonter.

Je finis en remerciant très-humblement V. A. R. de son charmant sermon. Plût à Dieu que tous les curés eussent une portion des idées de V. A. R.! On ne s'ennuierait pas tant à leurs sermons, la plupart du temps très-stupides.

Je joins les nouvelles de Paris, et j'ai écrit à Chambrier543-a pour avoir la ... de l'Opéra.

Je suis avec un attachement inviolable et respectueux, etc.

<492>

34. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 7 octobre 1736.



Mon très-cher général,

Je crois que la migraine est devenue une maladie épidémique, car je la pris un moment avant que de recevoir votre lettre. C'est la raison, monsieur, pourquoi il m'a été impossible de vous répondre hier. Je m'acquitte à présent de cette dette, en vous remerciant de votre lettre et des incluses, qui m'ont fait beaucoup de plaisir.

Je suis fort surpris que Praetorius543-b ait reçu son rappel; à moins de quelque intrigue de cour, comme vous le soupçonnez avec fondement, je ne comprendrais pas la raison qui peut avoir porté sa cour à le retirer d'un poste qu'il remplissait, autant que j'en puis juger, très-dignement. Ne doit-on pas plaindre les princes quand ils se laissent gouverner, et qu'ils ont la mollesse de se laisser prévenir contre leurs serviteurs, sans examiner si les choses dont on les accuse sont fondées, ou non? Voilà cependant ce qui arrive tous les jours, et c'est ce qui a causé à Louis XIV la perte de plus d'une bataille, dépostant des gens habiles, et les remplaçant par faveur, ou par brigue des courtisans. Quoique je ne croie pas que le cas présent soit susceptible pour le roi de Danemark de suites de cette importance, cependant, s'il a eu le malheur de faire tort à un honnête homme, en a-t-il moins mal fait? Heureux si les princes étaient punis, à chaque injustice qu'ils commettent, par la perle d'une bataille! Je crois qu'ils en deviendraient plus circonspects. Cette punition, suivant de si près le crime, les altérerait peut-être davantage que cet enfer qu'ils n'entrevoient qu'en perspective, et que leurs flasques courtisans leur assurent être au-dessous de leur grandeur. Tant y a que la timide vérité n'ose approcher du trône que sous le voile de ces tours artificieux et de ces ménagements étudiés qui la défigurent, voilant sa nudité, qui seule fait son véritable caractère. Grâces au ciel, nous avons un maître qui fait tout par lui-même, et voit <493>tout par ses yeux, qui hait le calomniateur, et auquel personne ne peut se flatter d'avoir imposé de sa vie.

Je reçois la pièce supposée de M. de Brandt pour ce que vous me la donnez, s'entend, pour un badinage assez plat, et où les belles pensées sont du dernier trivial. Je rends grâces au ciel de ce que mon frère est hors de danger, et de ce qu'il a eu la petite vérole. C'est un article dangereux, qu'il est toujours bon d'avoir passé. Je sais ce que c'est, car je l'ai eue deux fois; après cela il n'est plus permis d'être malin, quand on a fait cette double dépense de malignité. Ce n'est pas à moi à juger si je le suis. J'en laisse le soin à d'autres, car vous savez, monsieur, que le monde n'est jamais sans juges; un chacun croit en particulier avoir le droit de disséquer la conduite de son prochain, et de cette façon la moitié du monde est le juge de l'autre. Je souhaiterais que vous fussiez le mien, et que vous fussiez bien en état de vous convaincre de l'évidence de l'estime que j'ai pour vous, étant avec une véritable considération, etc.

35. AU MÊME.

Rheinsberg, 8 octobre 1736.



MON TRÈS-CHER GÉNÉRAL,

Je vous demande pardon si, dans cette lettre, je ne m'en tiens qu'à vous remercier amplement de la dernière que vous m'avez écrite; mais une fluxion que j'ai dans le dos, une enflure au cou et une migraine m'en empêchent. Il ne faut qu'une bagatelle pour nous détruire. Telle est la misérable condition des hommes, nonobstant laquelle ils prennent les noms d'invincibles, d'arbitres des différends, et d'immortels, noms qui ne désignent que la grandeur de leur extravagance, et qui font connaître à quiconque a du sens le peu de connaissance que ces fous ont d'eux-mêmes, de s'attribuer des titres qu'ils n'entendent pas seulement. Nous ne pouvons nous glorifier que de notre misère, car toute notre <494>vie n'en est qu'un seul tissu. Adieu, mon cher général; je vous souhaite beaucoup de santé, sans quoi le reste ne se compte pour rien. Croyez-moi, je vous prie, d'ailleurs, bien sincèrement, etc.

36. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 9 octobre 1736.



Monseigneur,

J'ai reçu avec respect celle dont Votre Altesse Royale m'a honoré, du 7 de ce mois. J'ai demandé à Praetorius d'où provenait son rappel. Il m'a dit que sa cour était fort dégoûtée du peu d'attention de celle d'ici, en ce qu'on envoyait des gens d'aucun caractère chez eux; que, après avoir rappelé le comte de Wartensleben pour épargner quelques centaines d'écus, on lui avait substitué un Kuhlwein,546-a et puis un comte de Schwerin, auquel on avait donné le caractère de Legations-Rath, et qu'on savait très-mal dans l'esprit du Roi; que d'ailleurs on ne répondait à aucune politesse de leur côté; au contraire, qu'on ne répondait pas seulement aux plaintes qu'on faisait de leur côté sur les griefs des levées, etc. Il a paru me vouloir faire entendre que, comme chacun avait ses ennemis, et qu'il n'était pas à la mode auprès des bigots, cela avait accéléré son rappel, dont il paraît assez décontenancé; et comme le nombre des gens sociables et raisonnables est fort rare, je le regrette infiniment. Je crois qu'il sera suivi bientôt des autres, et M. de La Chétardie, qui a voulu présenter un certain Tourville qui doit résider à Königsberg, a reçu pour réponse de Wusterhausen : Hier kommt kein Fremder her. J'en suis bien aise, car on dit qu'il y a actuellement cinq fous en titre d'office; et cela ne donne pas une perspective fort agréable pour des gens qui ne sont pas dans ce goût.

<495>Ce que V. A. R. dit de Louis XIV pourrait trouver quelque contradiction, si on osait entrer dans le détail; car, quoique les intrigues du cabinet aient fort prévalu dans sa vieillesse, jamais prince n'a su l'art de régner comme celui-là. Mais, ayant perdu les Turenne, Condé, Luxembourg, Créqui et autres, et dans le civil les Tellier, Louvois et Colbert, cette perte a entraîné bien des mauvaises suites, auxquelles il n'a pu remédier seul; ce qui prouve que, quelque génie supérieur qu'un prince ait, il faut qu'il soit secondé par des gens capables; et quoiqu'on dise : Non déficit alter, cela est vrai pour la personne, mais pas pour le mérite. Peu de personnes peuvent se vanter de faire tout par eux-mêmes comme le Roi, selon ce que V. A. R. le remarque; et cela est d'autant plus rare, que peu de princes y ont pu atteindre. Et comme S. M. n'est sujette à aucune passion favorite, et est maître de ses mouvements, et sans aucune prévention pour quelque chose que ce puisse être, cela ferme naturellement l'entrée à tout ce que la flatterie peut avoir d'insinuant, et la calomnie de piquant.

Je joins ici les nouvelles de Paris et celles de Pétersbourg. Je finis par un bon mot du général de Borcke,547-a lequel, piqué de ce que le public était bien aise de la confusion où les affaires russiennes sont, dit : Hier ist Alles gut türkisch.

Je suis avec un respectueux attachement et inviolable, etc.

M. DE GRUMBKOW AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Le 10 octobre 1736.

Voici la suite de ma correspondance avec Junior; malgré que je sois piqué de sa basse flatterie touchant le papa, son dernier billet m'inquiète; s'il ne sent pas l'ironie par rapport au papa, ce n'est pas ma faute.

<496>

LE COMTE DE MANTEUFFEL A M. DE GRUMBKOW.

Le 10 octobre 1736.

Je vous rends grâces de vos communicata; quoique je n'aie pas encore pu recommencer ma correspondance avec Junior, j'ai remarqué, depuis trois mois, qu'il faut qu'il se soit fait un nouveau système par rapport au papa. Au lieu de tirer quelquefois sur lui à mots couverts, comme il faisait (ce qui marquait un fonds de sincérité et de confiance), il donne depuis quelque temps dans une extrémité contraire, et j'en suis fâché pour l'amour de lui; car, n'étant pas possible qu'il puisse penser réellement ce qu'il dit, il se fait soupçonner par ses meilleurs amis ou d'une dissimulation tibérienne, cousine germaine de la fourberie, ou d'une défiance mal placée à leur égard. Craignant apparemment, par exemple, que sa tirade contre les rois faibles et injustes ne soit trop générale et applicable au papa comme à d'autres, il a sans doute imaginé ces sortes de louanges outrées, comme un antidote contre le mauvais usage qui s'en pourrait faire. Pour moi, en des cas pareils, j'ai passé ces sortes d'articles absolument sous silence, afin de ne pas lui donner occasion de me croire assez bon pour regarder ces sortes d'éloges comme des sincérités, ou assez malin pour les prendre pour des ironies. Il y a d'ailleurs un beau lieu commun que je me suis proposé de lui décocher, un jour qu'il m'en donnera l'occasion : c'est celui de la véritable cause pourquoi il y a tant de souverains qui ne font que des sottises, et qui trouvent le secret de devenir l'aversion et la risée du genre humain, dont ils pourraient et devraient être le délice et l'admiration. D'où vient, par exemple, que la souveraineté qu'Auguste exerçait sur les Romains, et qui semblait faire leur félicité, devint leur fléau et leur malheur dès qu'elle se trouva entre les mains de son successeur, qui d'ailleurs avait plus d'esprit, plusieurs talents plus brillants, et précisément le même pouvoir que lui? Entre vous et moi, c'est sur ce texte-là que notre homme a besoin de paraphrases, et je lui en destine, pourvu que ma fièvre me le permette; car, tant qu'elle dure, je suis incapable de penser d'une manière suivie.

<497>

37. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Rheinsberg, 2 novembre 1736.



MON TRÈS-CHER GÉNÉRAL,

Votre lettre, accompagnée de bonnes nouvelles de vin, m'a fait tout le plaisir imaginable. Avouez-moi, monsieur, qu'il y a vingt ans que l'on ne vous aurait pas donné commission de faire venir des provisions de cave; elles auraient diminué considérablement en passant par vos mains. Je me ressouviens toujours du récit que vous m'avez fait de ce fameux voyage de Prusse où vous fûtes maréchal et grand échanson de la cour, qui prenait les devants. Vous aviez, si je ne me trompe, facilité aux chevaux de relais la peine de tirer les tonneaux de vin que vous aviez vidés en chemin.

Quoique d'aucune façon je ne vous doive donner des commissions qui regardent des bagatelles, je me flatte cependant que vous me voudrez bien faire le plaisir de me faire venir huit cents bouteilles de vin de Champagne, du même que j'ai eu cette année-ci, œil de perdrix; cent de Volnay et cent de Pomard. Je rougis de vous incommoder par des soins de cette nature, et je ne vous aurais jamais prié de me faire venir du vin, si vous ne m'y invitiez par le billet joint à votre lettre.

Il me semble que le Craftsman raisonne un peu injurieusement des têtes couronnées. La liberté nous permet de voir les défauts de nos concitoyens; mais nous ne les leur devons pas reprocher en répandant du ridicule sur leurs personnes. Il n'est pas permis de faire une avanie à un particulier, et bien moins de faire un libelle diffamatoire sur le sujet des souverains de l'Europe. Je ne sais si vous serez de mon sentiment; mais il me paraît que le Craftsman abuse étrangement des bornes que doit avoir la liberté de penser. H y a toujours quelque histoire divertissante dans les nouvelles de Paris; et comment se pourrait-il que, dans un conflux de monde et de jeunes gens écervelés, il ne se passât pas des scènes divertissantes? Adieu, mon cher général; je <498>compte d'avoir le plaisir de vous revoir quand ma sœur de Brunswic viendra à Berlin. Je suis avec bien de l'estime, etc.

38. DU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 7550-a novembre 1736.

Je ne suis revenu qu'hier de Wusterhausen, et me ressens, au moment que j'écris ceci, de l'honneur d'avoir donné à dîner au Roi le jour de Saint-Hubert.550-b Je n'étais préparé qu'à un dîner de douze couverts; mais S. M. me fit dire le matin que la compagnie serait de vingt-quatre personnes, et, malgré le désordre que cet ordre devrait causer naturellement, cela alla encore assez bien, et le Roi parut très-content, et tint séance depuis deux heures jusqu'à minuit. S. M. soupa avec beaucoup d'appétit, et dansa avec le bonhomme Flanss550-c sur un air que Borcke550-d et Sydow550-e chantèrent, de la campagne anglaise,550-f accompagnés du corps des hautbois. On offrit force libations à Bacchus, et à force de boire des santés, la santé des convives fut fort dérangée. Ayant eu l'occa<499>sion d'entretenir S. M. sur les affaires du temps, sur ce qui regarde ses véritables intérêts, je crois n'avoir rien oublié de ce qu'un fidèle serviteur doit alléguer, pour aussi loin que ses vues peuvent aller, et le texte fut : « Qu'un prince, quelque puissant qu'il fût, ne pouvait jamais figurer, si ses voisins et autres puissances étaient persuadés qu'on n'avait rien à espérer ni à craindre de lui; que l'on ne valait dans le monde que ce qu'on voulait bien valoir; et qu'il n'y avait qu'un système suivi, beaucoup de fermeté et un air soutenu et plein d'honneur qui se faisait respecter. » S. M. parut être assez persuadée de mes arguments, et je laisse l'exécution à la Providence et à la pénétration du maître.

J'ai trouvé ici celle que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'écrire, et je joins l'Épître de Voltaire sur l'Ingratitude.551-a V. A. R. verra, par l'imprimé ci-joint, que l'on est du même sentiment que V. A. R. sur le dessus que V. A. R. donne à cet ouvrage. Par celle du 2 novembre, j'ai reçu les ordres de V. A. R. par rapport aux vins qu'elle souhaite d'avoir, et je ne manquerai pas d'en informer Hony;551-b mais j'avertis en soumission V. A. R. que les vins seront fort chers cette année, à cause de leur bonne qualité et peu de quantité. V. A. R. se moque de moi en me faisant des politesses sur ce qu'elle me nomme son commissionnaire; ne cherchant qu'à lui pouvoir être utile et bon à quelque chose, je ne négligerai pas cette occasion et commission dont elle me veut bien honorer. Par rapport à ce qui s'est passé, il y a trente-six ans, lorsque je fus retenu par les glaces en Poméranie, ce qui diminua fort les provisions de vins, je le ferais encore, si la chose était à refaire. Je connaissais l'humeur de mon maître, et savais qu'il était charmé quand on pouvait manifester sa magnificence sans manquer à la discrétion de ne pas toucher aux provisions qui étaient destinées pour sa provision.

Pour le Craftsman, c'est un écrivain qui est contre la cour, <500>et qui prétend que l'on ne rend jamais un plus grand service aux princes que quand on leur découvre leurs ridicules, puisque les courtisans et flatteurs n'ont garde de toucher cette corde. D'ailleurs, c'est un écrivain anglais, qui écrit dans l'esprit de la nation, qui ne regarde un roi que comme un contractant, lequel est d'abord déchu de ses droits lorsqu'il manque à une des clauses, et qu'alors on est en droit de le redresser. Il dit que, en amateur de l'antiquité, il se moule sur les Juvénal, Perse, Pétrone et autres, et prétend, dans sa satire, avoir les mêmes droits qu'eux; et il dit plaisamment dans une de ses pièces : « Je sais que les grands trouvent mes idées extravagantes, imprudentes et criminelles; mais que gagnent-ils? Ils empêcheront les gens de gloser publiquement sur leur sujet; mais, à l'exemple du barbier de Midas, on va crier aux roseaux : »

« Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne. »552-a

Voilà, monseigneur, le goût anglais, que je ne conseillerais à personne d'imiter dans les pays despotiques, mais dont les républicains ne se déferont jamais. Aussi est-ce une chose avérée que le roi d'Angleterre ne s'en scandalise pas, se faisant apporter régulièrement le Craftsman, qu'il lit avec beaucoup d'attention.

Je joins les nouvelles de Paris, et comme c'est un monde, on ignore la millième partie de ce qui s'y passe. Le fameux Patinho vient de mourir. C'était le bras droit de la reine d'Espagne, grand ministre, grand financier, et excellent marin. C'est une perte dont Sa Majesté Espagnole aura de la peine à se relever.

Le Roi est allé hier à Kossenblatt, et la Reine l'y suit aujourd'hui. Le Roi ne reviendra à Wusterhausen que de dimanche ou de lundi en huit, et on croit que le Roi ira lundi à Francfort, à la foire, et dînera chez Camas.553-a Le duc et la duchesse de Brunswic seront ici au commencement de décembre, et on croit que le séjour du Roi avec ses illustres Gasts se prolongera jusqu'à la mi-janvier, et que S. M. ira au mois de février à la foire de Bruns<501>wic, puisque foire y a. Voilà une terrible épître, et d'une longueur qui ennuierait un prince moins patient que V. A. R., dont je demande mille pardons, espérant de l'obtenir par une assurance bien sincère et véritable que je suis avec beaucoup de respect et un attachement inviolable, etc.553-b


443-a Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 28.

444-a Voyez t. VIII, p. 133 et 277.

445-a Par J. de Beausobre. Voyez t. XVI, p. 129.

447-a Voyez t. XVI, p. 125 et 176.

448-a Voyez t. XVII, p. 142, et t. XXIV, p. 531.

450-a Cette édition de la Haye nous est inconnue; peut-être le comte de Manteuffel veut-il parler des Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux. Avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée d'un grand nombre de remarques historiques et critiques. Enrichie de figures gravées par Bernard Picart le Romain. A Amsterdam, 1729, in-12. Le second volume renferme, p. 328-351, la Dissertation sur la Joconde.

450-b Amsterdam, 1727, in-8.

452-a Voyez t. XVI, p. 222, et t. XXI, p. 251 et 294..

457-a François duc de Lorraine épousa l'archiduchesse Marie-Thérèse le 12 février 1736.

463-a Voyez t. XVI, p. 115.

463-b Actes des apôtres, chap. IX.

464-a Antisthène.

465-a Voyez t. XIV, p. III et IV, no III, et p. 7-19; t. XVI, p. 381.

465-b Actes des apôtres, chap. VII, v. 58 et 59.

465-c Louis XII.

468-a Les mots je crois que c'est manquent dans le manuscrit.

468-b Probablement Antoine Pesne. Voyez t. XIV, p. IV et V, no VII, et p. 34-37.

472-a Exactement copié sur le manuscrit.

479-a Œuvres de Scarron, Paris, 1752, petit in-8, p. 69, Sonnet, commençant par les mots : « Un mont tout hérissé, etc. »

480-a Voyez t. XI, p. 106; t. XVII, p. 321; et t. XVIII, p. 161, 162, 163 et 164.

483-a Voyez t. XIV, p. 23.

483-b Voyez, t. XVI, p. 155 et 156, no 16; p. 158, no 18; t. XXI, p. 207 et 208.

484-a Les Mémoires de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy, A Amsterdam, 1721, trois volumes in-12. Le troisième volume de cet ouvrage, intitulé Œuvres mêlées de messire Roger de Rabutin, comte de Bussy; renferme, p. 195-367, L'usage des adversités, ou l'histoire des plus illustres favoris, contenant un discours du comte de Bussy Rabutin à ses enfants sur les divers événements de sa vie. L'affaire de Bureau de La Rivière est racontée dans ce traité, p. 236-238.

488-a Voyez t. XVI, p. XIV et xv, no XV, et p. 249-269.

489-a Ces deux passages sont tirés de l'Histoire ancienne de Rollin, édition d'Amsterdam, 1754, t. III, p. 376 et 380.

491-a Arria dit à son mari : « Paete, non dolet. » Voyez les Lettres de Pline, liv. III, lettre 16 et Martial, liv. I, épigr. 13.

493-a Histoires, liv. I, chap. 49.

494-a Le manuscrit présente ici une lacune.

496-a Les Calottes étaient une espèce de satires en vogue en France au commencement du dixhuitième siècle. On en a imprimé des recueils, par exemple, le Recueil des pièces du régiment de la calotte. Paris (Hollande), 7726 (1726), cinq volumes.

496-b Boileau, Satire IX, v. 305 et 306. Voyez t. VIII, p. 238, et t. XVI, p. 106 de notre édition.

497-a Sapere aude. Horace. Épîtres, liv. I, ép. 2, v. 40. Voyez ci-dessous, p. 507.

500-a Nous ne savons quelle édition de l'Histoire de France du père Daniel cite le comte de Manteuffel. Dans l'édition d'Amsterdam, 1720, in-4, le règne de Charles VI se trouve dans le troisième volume, et dans l'édition de Paris, 1755, in-4, le guet-apens dressé par le duc de Bretagne au connétable de Clisson en 1387 est rapporté t. VI, p. 290 et suivantes.

507-a M. de Suhm. Voyez t. XVI, p. 281, 282, 284 et suivantes.

507-b Le comte de Manteuffel lui-même, ami du philosophe Wolff et fondateur d'une Société des Aléthophiles, à Berlin, pour laquelle il fit frapper, en 1736, une médaille présentant d'un côté la tête de Minerve, dont le casque est orné des portraits de Leibniz et de Wolff, avec la légende Sapere aude (voyez ci-dessus, p. 497). Le revers porte la date de la fondation et le nom du fondateur.

507-c Voyez t. XVI, p. 343.

507-d Charles-Henri comte de Hoym naquit à Dresde en 1694, et fut baptisé, selon les registres de l'église évangélique de la cour, dans la maison de son père, le 19 juin. En 1720, il fut nommé envoyé de Saxe à Paris; quatre ans après, le titre de ministre de Cabinet lui fut donné. De retour en 1729, il fut revêtu de plusieurs emplois fort importants. Enfin, le 15 août 1730, il devint président du conseil intime. Au commencement de l'année suivante, il tomba en disgrâce, et se retira dans sa terre de Lichtenwalde, d'où il fut transporté au Königstein le 18 décembre 1734. Il se pendit dans sa prison la nuit du 21 au 22 avril 1736.

508-a Voyez t. XXII, p. 279.

508-b Le 21 avril 1736. Voyez t. I, p. 192 et 197.

511-a En 1725.

511-b Anne-Caroline comtesse d'Orzelska, née en 1707, était fille d'Auguste II, roi de Pologne, et de Henriette Duval. Le 10 août 1780, elle épousa le prince Charles-Louis de Holstein-Beck. Selon les Mémoires de Frédérique-Sophie-Wïlhelmine, margrave de Baireuth, Brunswic, 1810, t. I, p. 104, 110, 117, 118 et 120, Frédéric avait, en 1728, une grande passion pour la comtesse d'Orzelska. Le nom de « madame Potge, très-fameuse pour son libertinage, » qui se trouve à la page 117 de ces Mémoires, n'est peut-être que celui de Pociey mal écrit. L'autographe de la Margrave conservé à la Bibliothèque royale, à Berlin, Ms. boruss. Fol. 806, année 1728, porte Potgé.

512-a François-Joseph Wicardel, marquis de Fleury, ministre de Cabinet saxon jusqu'en 1733.

516-a Voyez t. XX, p. 94.

519-a Voyez Boileau, Satire X, v. 393.

520-a M. de Canitz dit dans sa sixième satire,

Vorzug des Landlebens

, 1692 :

Bleibt Friedrich nur gesund, und hat sein Scepter Segen,
Was ist mir an Namur und Pignerol gelegen?


      Voyez Des Freyherrn von Canitz Gedichte, ausgefertiget von J. U. König, seconde édition, Berlin et Leipzig, 1734, grand in-8, p. 259, v. 13 et 14.

521-a La Dédicace du second volume des Lettres juives (du marquis d'Argens). L'auteur l'a dédié au roi Théodore de Corse; il dit, entre autres, par ironie, que pour bien former sa cour, ce prince doit nommer Ripperda son premier ministre, Bonneval son généralissime, et Pöllnitz son grand aumônier.

521-b Voyez t. XVII, p. II et III, no II, et p. 53-295. Voyez aussi les Souvenirs d'un citoyen (par Formey), t. I, p. 54 et 55.

522-a Le mot mettre manque dans le manuscrit.

522-b Voyez t. XVI, p. 303; t. XX, p. I et II, et p. 1-12.

522-c Voyez t. XVI, p. XI, no X, p. 195, et p. 273 et suivantes.

522-d Frédéric entra en relation avec Rollin au mois de janvier 1737. Voyez t. XVI, p. XIV et XV, no XV, et p. 251.

522-e Frédéric avait ouvert sa correspondance avec Voltaire par sa lettre du 8 août 1736, à laquelle celui-ci répondit le 26. Voyez t. XXI, p. 3 et suivantes.

523-a Allusion à la flûte de Frédéric. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 148.

523-b L. c., p. 152; et t. XVI, p. 303 et 304 de notre édition.

523-c Voyez t. XVI, p. IX et x, no VIII, et p. 127-136.

525-a Allusion au lieutenant-colonel de Bredow. Voyez t. XVI, p. 88 et 93.

526-a Envoyé de Russie à la cour de Berlin.

528-a Frédéric-Guillaume Ier se rendit pour la première fois à Rheinsberg le 4 septembre 1736. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 148 et 154. Le Roi n'y retourna qu'une seule fois.

529-a Cuisinier de Frédéric, mentionné plusieurs fois dans le Journal secret du baron de Seckendorff, par exemple, p. 71 et 159. Voyez aussi notre t. XVI, p. 289.

529-b Allusion aux compagnons d'Ulysse métamorphosés par Circé en pourceaux. Voyez l'Odyssée, chant X. v. 210 et suivants.

530-a Louis-Guillaume de Münchow, nommé comte le 6 novembre 1741, fils aîné du président de Mûnchow, à Cüstrin.

531-a Otto von Graben zum Stein, moine dans le Tyrol, sa patrie, puis aumônier dans l'armée autrichienne, se convertit au luthéranisme à Leipzig, se maria, et devint, en 1781, à la mort de Gundling, le collègue de Fassmann dans la Tabagie de Frédéric-Guillaume Ier, où Morgenstern lui succéda plus tard. Le 19 janvier 1732, il fut créé vice-président de la Société royale des sciences de Berlin, par une très-curieuse patente de ce prince, qui le nommait ordinairement Astralicus, parce que dans ses Unterredungen von dem Reiche der Geister, 1730 et années suivantes, il avait prétendu que l'homme est composé d'un corps, d'une âme, et d'un esprit qu'il appelait Astralgeist. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 144.

531-b Le roi Frédéric-Guillaume Ier.

531-c Envoyé de France à la cour de Berlin. Voyez t. XVI, p. 160.

532-a Le lieutenant-colonel de Bredow.

536-a Voyez t. XI, p. 11, et t. XXII, p. 137, 163, 164 et 187.

536-b M. de Rechenberg, qui était venu à Berlin notifier la mort du Duc. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff', p. 153.

536-c Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden, p. 64 à 66; voyez aussi le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 148.

538-a Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 147 et 148.

540-a Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse mit seinen Verwandten und Freunden, p. 64 à 66, et le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 71, 20 juin 1735, et p. 207, 3 janvier 1738.

540-b Journal secret, p. 167.

540-c Cette pensée, déjà exprimée t. XXI, p. 36, rappelle les Mémoires de Rabutin Bussy, t. III, p. 76, où se trouvent les vers suivants :
     

Le passé nous est échappé;
Compter sur l'avenir, on peut être trompé.
Le présent est à nous, et c'est la seule chose
Dont un honnête homme dispose.
Puisque l'un n'est donc plus, que l'autre est incertain.
Vivons dès aujourd'hui, sans attendre à demain.

543-a Envoyé de Prusse à Paris. Voyez t. III, p. 44.

543-b Envoyé de Danemark à Berlin. Voyez t. XVII, p. 226.

546-a Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 73. M. de Kuhlwein, auparavant conseiller de régence à Halberstadt, était déjà envoyé de Prusse à Stockholm en 1735.

547-a Le lieutenant-général Adrien-Bernard de Borcke fut nommé en 1728 ministre d'État, et en 1733 général d'infanterie. Il devint feld-maréchal en 1737, et comte le 28 juillet 1740. Il mourut en 1741.

550-a Cette date est douteuse; car don Joseph Patinho, dont il est fait mention dans l'avant-dernier alinéa, ne mourut que dans la nuit du 3 au 4 novembre, et l'on ne pouvait pas en avoir reçu la nouvelle à Berlin le 7. Voyez Berlinische Privilegirte Zeitung, 1736, no145, p. 1, article Madrid. Voyez aussi notre t. VIII, p. 11.

550-b Le 3 novembre.

550-c Adam-Christophe de Flanss, né en 1664, général-major depuis 1731, fut nommé feld-maréchal en 1745, et mourut en 1748.

550-d Le général de Borcke, nommé ci-dessus, p. 547, était né en 1668.

550-e Le général-major Égide-Ehrentreich de Sydow, né en 1669.

550-f Frédéric-Guillaume Ier avait combattu à Malplaquet sous le prince Eugène et le duc de Marlborough (t. I, p. 137), et il aimait à célébrer la mémoire de la campagne de 1709 avec ses vieux compagnons d'armes, avec lesquels il dansait ordinairement le 11 septembre. - Notre manuscrit porte de la compagnie anglaise, ce qui ne donne pas de sens.

551-a Le comte de Manteuffel parle probablement de l'Ode VI. A M. le duc de Richelieu. Sur l'Ingratitude. 1786. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XII, p. 416-419.

551-b Voyez t. XXII, p. 29.

552-a Boileau, Satire IX, A mon Esprit, v. 224..

553-a Voyez t. XVI, p. X et XI, no IX, et p. 137-192.

553-b Ici s'arrête notre manuscrit, et probablement la correspondance de Frédéric avec le comte de Manteuffel, car le Journal secret du baron de Seckendorff dit, p. 160, 11 décembre 1736 : « La disgrâce du Diable de la part de Junior (le Prince royal) saute aux yeux; » et, p. 164, 16 décembre : « Le Diable me confie que Suhm a parlé à son sujet avec Junior, et que celui-ci dit que pendant le voyage de Prusse il a reçu des avis des chipotages du Diable, et que là-dessus il a laissé tomber la correspondance, pour ne point s'exposer à des tracasseries, etc. » Les amis du comte de Manteuffel attribuèrent sa disgrâce au capitaine baron de La Motte Fouqué, honoré à Rheinsberg, depuis le mois d'octobre, de la plus grande confiance. Voyez le Journal secret, p. 159 et 160, et t. XX, p. 123 de notre édition.