211. DE D'ALEMBERT.

Paris, 29 février 1780.



Sire,

Les deux lettres que j'ai reçues de Votre Majesté à peu de jours l'une de l'autre, et qui ont été assez longtemps en route (car je ne les ai eues qu'à trois semaines de date), sont venues bien à propos pour calmer l'inquiétude où m'avaient mis des propos hasardés et indiscrets sur la santé de V. M. M. le baron de Goltz m'avait, il est vrai, fort rassuré en me certifiant le peu de fondement de ces mauvaises nouvelles. Mais, Sire, on craint d'autant plus, qu'on aime davantage; et j'avais besoin que V. M. m'assurât elle-même de son état, non seulement en daignant entrer avec moi dans quelque détail sur un sujet qui m'intéresse si vivement, mais en m'écrivant deux lettres, dont l'une, par son ex<141>trême gaîté, et l'autre, par sa philosophie pleine à la fois de sensibilité et de force, ne peuvent être l'ouvrage d'un malade. Conservez, Sire, longtemps encore cette santé si précieuse à tant d'hommes, et si redoutable aux ennemis de la paix. Des hommes tels que vous devraient être immortels, et c'est un des malheurs de l'humanité que de les perdre.

Je n'ai reçu que depuis très-peu de jours les six exemplaires que V. M. a bien voulu m'envoyer du très-plaisant et très-philosophique Commentaire sur la Barbe-bleue, et je les ai donnés à des hommes dignes de recevoir ce présent et d'en sentir le prix, admirateurs, ainsi que moi, de V. M., et qui, sans la connaître autrement que par la renommée, lui sont presque aussi dévoués que je le suis. J'ai relu, Sire, il y a peu de jours, cet excellent Commentaire, et j'ai été étonné qu'une idée tout à la fois si heureuse et si naturelle pour se moquer de tout ce que le sot peuple encense ne fût encore venue à personne; car il est bien évident que tous les commentaires sur Isaïe, Ézéchiel et Baruch ne sont pas plus clairs que le vôtre, et sont beaucoup moins plaisants. Oh! que si la presse était un peu plus libre en France, j'aurais fait un bon article de ce Commentaire pour l'un de nos journaux, quoique, à vous dire le vrai, Sire, il y a bien peu de journaux qui soient dignes d'un tel morceau, par toutes les sottises qu'ils renferment. Si je ne puis pas faire connaître cet ouvrage aux Velches, je le ferai connaître du moins à tous ceux qui sont dignes de le lire, et dont le nombre s'augmente de jour en jour, grâce à l'exemple que V. M. donne à l'Europe du plus profond mépris pour toutes les superstitions humaines. V. M. a bien raison d'être indignée du traitement que ces superstitions ont valu en France à la mémoire de Voltaire; j'oserais vous proposer, Sire, une petite réparation qui mortifierait un peu les fanatiques; ce serait de lui faire faire dans l'église catholique de Berlin le service funèbre que nos prélats velches lui ont refusé. On vient encore d'insulter sa mémoire d'une manière indécente dans un plaidoyer fait au parlement de Rouen par un conseiller au parlement de Paris. Nos parlements, Sire, sont plus plats et plus ignorants que la Sorbonne, et c'est assurément beaucoup dire.

M. de Launay, qui compte partir incessamment pour aller <142>rendre compte à V. M. de tout ce qu'il a vu de bon et de mauvais dans ce pays, est venu plusieurs fois à des assemblées où je réunis trois fois par semaine les gens de lettres et les gens du monde les plus instruits; et il pourra dire à V. M. qu'il n'y a pas une seule de ces conversations où chacun n'exprime, avec autant de force que d'intérêt, les sentiments d'admiration et de respect dont il est pénétré pour vous. Vous venez, Sire, de nourrir encore des sentiments si justes par les belles ordonnances que vous avez rendues en dernier lieu pour l'administration de la justice,158-a et que les plus sages législateurs auraient enviées à V. M. Que feriez-vous, Sire, de tant de juges français bien convaincus, non pas seulement d'avoir vexé, comme ceux de Cüstrin, un malheureux paysan, mais d'avoir fait périr des innocents dans les supplices? Aussi me revient-il que quelques-uns de nos cannibales parlementaires trouvent bien rigoureuse (car ils n'osent pas se servir d'un autre mot) la punition que V. M. a faite de ces magistrats prévaricateurs. Leur censure est un éloge de plus.

Un homme de lettres de beaucoup d'esprit, M. de Rulhière, qui a eu l'honneur, il y a trois ou quatre ans, de faire sa cour à V. M.,158-b et qui est auteur d'une relation très-curieuse et très-bien écrite de la catastrophe de Pierre III, s'occupe depuis plusieurs années d'une histoire de la révolution de Pologne et du partage de ce pays. Comme il a surtout à cœur de dire la vérité, et par conséquent d'exprimer dans cet ouvrage les justes sentiments d'admiration dont il est pénétré pour V. M., il m'a prié, Sire, de vous demander s'il n'y aurait point d'indiscrétion à témoigner à V. M. le désir qu'il aurait qu'elle voulût bien lui procurer sur cet important événement des mémoires dont il sentirait tout le prix, et dont il ferait le plus intéressant usage, en se soumettant d'ailleurs aux conditions que V. M. pourrait exiger. Il attend, Sire, avec la plus grande impatience ce que V. M. voudra bien me répondre à ce sujet.

Je suis avec les sentiments profonds et tendres de respect, <143>d'admiration et de reconnaissance que je vous ai voués depuis près de quarante ans, etc.


158-a Décision du Roi. du 11 décembre 1779, dans le procès du meunier Arnold. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 381-412, 494 et 495.

158-b Voyez ci-dessus, p. 59.