154. A D'ALEMBERT.

Le 8 mai 1775.

Vous avez deviné juste sur le buste qui vous a été envoyé; c'est celui de Voltaire. Le mérite de ce morceau consiste dans la ressemblance; c'est Voltaire lui-même, il ne lui manque que la parole. Vous direz qu'il y manque donc ce qu'il y a de mieux; mais <12>la porcelaine et la sculpture ne vont point jusqu'à cette perfection, et pour avoir l'ensemble, il faut regarder le buste, en lisant la Henriade. Si nous pouvions vous posséder ici, nos artistes ne resteraient pas oisifs, et je suis sur que votre buste ferait dans peu le pendant de celui de Voltaire; mais nous aurons ici des ducs et des plus anciens barons de France. sans que ceux qu'on leur préférerait de beaucoup s'abaissent jusqu'à éclairer notre horizon de leur lumière. Je me doute que vous prenez pour des plaisanteries les éloges que je vous ai faits des seigneurs qui n'ont pas dédaigné de visiter nos foyers rustiques; ce sont des Christophe Colomb qui ont bien voulu traverser les forêts hercyniennes, pour examiner les sauvages qui habitent les bords de la mer Baltique. Ils ont été étonnés de nous voir marcher sur nos deux pieds de derrière; mais nous leur avons confessé que nous devions cet avantage au zèle de Louis XIV, qui nous a pourvus d'une colonie de huguenots, laquelle nous a rendu autant de services que la société d'Ignace en a rendu aux Iroquois. Mais avec tout cela nous sommes bien rustres; nous ignorons une multitude de phrases néologiques dont la fécondité et l'imagination élégante des gens du bon ton ont enrichi la langue française. Nous voudrions nous façonner au langage des toilettes; nous voudrions savoir disserter sur les pompons et les panaches, soutenir une conversation intéressante sur la manière d'appliquer les mouches, de bien placer le rouge, et sur cent choses de cette nature auxquelles notre stupidité se refuse. Nous sommes si humiliés quand on nous parle du grand ou du petit couvert, du débotté, des petites entrées, de l'honneur de porter le bonjour, que nous sommes anéantis devant ces gens du grand monde qui nous en font les descriptions les plus imposantes. Nous ne sommes pas dans le cas de dire, comme ce philosophe grec, qu'il remerciait les dieux de l'avoir fait homme et non pas bœuf, de l'avoir fait naître à Athènes plutôt que dans la Béotie, et de lui avoir fait voir le jour dans un siècle éclairé plutôt que dans un siècle d'ignorance. Nous ne sommes pas même Béotiens; nous sommes pis que des lices placées dans un carrefour septentrional de l'Allemagne, sur les bords de la Baltique. Ovide, exilé dans le Pont, ne vit jamais autant de frimas dans les lieux où le Danube par sept <13>bouches va se précipiter dans le Pont-Euxin14-a que nous en essuyons ici annuellement. Jugez donc quelle impression doit faire sur des habitants d'un pays aussi disgracié de la nature l'arrivée d'Athéniens modernes, étincelants de grâces, d'esprit et de gentillesse. Que ceci me serve au moins d'apologie, et qu'on ne soupçonne plus de malignité un citoyen d'une nation célèbre chez les anciens Romains mêmes pour sa candeur et pour sa bonne foi.

Votre recommandation ne sera certainement pas inutile au sieur Tassaert. Pour de maison ni de logement, il n'en est point à ma disposition; je n'ai de ressource que celle de faire élever quelque bâtiment nouveau pour lui.14-b Tassaert encore nous parlera du sacre de Reims, des otages pour la sainte ampoule, d'entrées, de chars de triomphe de six cent mille livres de valeur; et nous de nous extasier, et d'admirer des merveilles auxquelles notre imagination même ne pouvait atteindre. Cette sainte ampoule, qu'une colombe apporta du ciel pour oindre un roi de France, et qui ne se vide jamais, fera dire à nos bonnes gens : Hélas! quand notre huile de Provence est consommée, il faut en ajouter de nouvelle; mais aussi n'y a-t-il qu'un Roi Très-Chrétien dans le monde, et nous sommes bien loin de l'être. Vous autres Parisiens, qui vivez dans cette sphère d'opulence et de grandeur, vous traitez de choses communes celles qui nous paraissent extraordinaires, et vous ne concevez pas l'impression qu'elles font dans le lointain et sur la simplicité de nos mœurs. Je m'arrête en si beau chemin, de crainte de scandaliser les mécréants. Soupçonnez-moi de tout ce que vous voudrez; mais au moins rendez justice à l'intérêt que je prends à votre personne, à l'admiration que j'ai pour vos talents, et aux vœux que je fais pour votre conservation. Sur ce, etc.


14-a Voyez t. XXIII, p. 118.

14-b En 1780, Frédéric fit bâtir une maison pour Tassaert près du pont dit Königsbrücke (place Alexandre, no 69). Voyez J.-D.-E. Preuss, Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, t. III, p. 128, no 27.