<262>loin de lui, et à reprendre dans ma patrie, ou ailleurs, mon ancien état, qui aurait perdu ses premiers charmes; peut-être même n'aurais-je plus la consolation de retrouver en France les amis que j'y aurais laissés, et à qui je percerais le cœur par mon départ. Je vous avoue, monsieur, que cette dernière raison seule peut tout sur moi; le Roi est trop philosophe et trop grand pour ne pas en sentir le prix; il connaît l'amitié, il la ressent, et il la mérite : qu'il soit lui-même mon juge.

A ces motifs, monsieur, dont le pouvoir est le plus grand sans doute, je pourrais en ajouter d'autres. Je ne dois rien, il est vrai, au gouvernement de France, dont je crains tout sans en rien espérer; mais je dois quelque chose à ma nation, qui m'a toujours bien traité, qui me récompense autant qu'il est en elle par son estime, et que je ne pourrais abandonner sans une espèce d'ingratitude. Je suis d'ailleurs, comme vous le savez, chargé, conjointement avec M. Diderot, d'un grand ouvrage pour lequel nous avons pris avec le public les engagements les plus solennels, et pour lequel ma présence est indispensable; il est absolument nécessaire que cet ouvrage se fasse et s'imprime sous nos yeux, que nous nous voyions souvent, et que nous travaillions de concert. Vous connaissez trop, monsieur, les détails d'une si grande entreprise, pour que j'insiste davantage là-dessus. Enfin, et je vous prie d'être persuadé que je ne cherche point à me parer ici d'une fausse modestie, je doute que je fusse aussi propre à cette place que S. M. veut bien le croire. Livré dès mon enfance à des études continuelles, je n'ai que dans la théorie la connaissance des hommes, qui est si nécessaire dans la pratique, quand on a affaire à eux. La tranquillité et, si je l'ose dire, l'oisiveté du cabinet m'ont rendu absolument incapable des détails auxquels le chef d'un corps doit se livrer. D'ailleurs, dans les différents objets dont l'Académie s'occupe, il en est qui me sont entièrement inconnus, comme la chimie, l'histoire naturelle, et plusieurs autres, sur lesquels par conséquent je ne pourrais être aussi utile que je le désirerais. Enfin, une place aussi brillante que celle dont le Roi veut m'honorer oblige à une sorte de représentation tout à fait éloignée du train de vie que j'ai pris jusqu'ici; elle engage à un grand nombre de devoirs, et les devoirs sont les entraves d'un homme libre. Je ne parle point de ceux qu'on rend au Roi; le mot de devoir n'est pas fait pour lui; les plaisirs qu'on goûte dans sa société sont faits pour consoler des devoirs et du temps qu'on met à les remplir. Enfin, monsieur, je ne suis absolument propre, par mon caractère, qu'à l'étude, à la retraite et à la société la plus bornée et la plus libre. Je ne vous parle point des chagrins, grands ou petits, nécessairement attachés aux places où l'on a des hommes et surtout des gens de lettres dans sa dépendance.