<157>ans, le travail et l'étude sont à peu près la seule ressource dont je puis user. Aussi je commence pour mon malheur à connaître l'ennui, que j'avais ignoré jusqu'à ce moment; et cette situation, jointe à plusieurs sujets de désagrément que j'éprouve dans ma triste patrie, me ferait désirer plus que jamais le mouvement et la distraction dont je suis forcé de me priver, grâce à mes reins. Si j'ai jamais désiré, Sire, d'aller passer quelques moments auprès de vous, c'est assurément aujourd'hui, sans les malheureuses raisons qui m'en empêchent; et comme aucun motif d'affection ni de plaisir ne me retient ici, V. M. peut être bien sûre que je ne lui ferais pas un grand sacrifice en me privant pour quelques mois de l'eau bourbeuse de la Seine, de nos tristes promenades et de nos très-médiocres spectacles. Mais puisque Esculape et la destinée ne le veulent pas, il faut me soumettre à mon triste sort. Si ma tendre vénération pour V. M. en est très-affligée, mon amour-propre s'en console peut-être un peu par la crainte que j'aurais de paraître à V. M. fort au-dessous de ce qu'elle m'a vu il y a dix-sept ans,a quoique, à dire vrai, je ne sois pas tombé de bien haut; mais je me sens déchu, et tout prêt à déchoir encore.

J'ennuie trop longtemps V. M. de ce détail, et j'aime mieux lui parler du plaisir que m'a fait le service de Voltaire; tous les gens qui aiment et qui révèrent ici sa mémoire, c'est-à-dire, tout Paris, à l'exception peut-être de l'assemblée du clergé, ont été enchantés du détail qu'on leur a fait de cette pieuse et auguste cérémonie. Nous sommes bien sûrs à présent que Voltaire a pour le moins un pied en paradis. Il ne manquerait plus, Sire, aux honneurs de toute espèce que V. M. lui a fait rendre que de lui élever dans l'église de Berlin un monument où il serait représenté se prosternant devant le Père éternel, et foulant aux pieds le Fanatisme. L'épigramme serait excellente, et le sculpteur Tassaert pourrait exécuter celte idée sous les yeux et d'après les vues de V. M. On travaille actuellement au buste de ce grand homme, à la française, tel que V. M. le désire, et j'espère qu'il sera prêt dans deux mois au plus tard.


a Le 22 juin 1763, d'Alembert était venu voir le Roi, dont il avait pris congé le 15 août pour retourner en France. Voyez t. XXIV, p. 418 et 419 nos 15 et 16.