<110>regrettons. Au reste, tous les gens de lettres lui rendent cette justice, que personne n'ose se présenter encore pour lui succéder; et il y a tout lieu de croire que l'élection ne se fera pas sitôt. Elle devrait ne se faire jamais, et mon avis, s'il était suivi, serait de laisser la place vacante.

Voilà, Sire, le détail que V. M. m'a fait l'honneur de me demander. Quoique je n'aie fait qu'obéir à ses ordres, je crains pourtant d'avoir abusé de la permission qu'elle m'a donnée d'épancher mon cœur sur ce triste événement, et sur les suites révoltantes qu'il a eues et qu'il a encore. V. M. croira-t-elle qu'on a fait la défense la plus rigoureuse à tous les journalistes de dire un seul mot à l'honneur de M. de Voltaire, qu'il ne leur est pas permis même de prononcer son nom, qu'on a défendu pendant près d'un mois aux comédiens de jouer aucune de ses pièces, et que cette défense vient à peine d'être levée? J'en aurais là-dessus trop à dire, s'il n'était plus prudent de garder le silence. La lettre dont V. M. vient de m'honorer était bien nécessaire à mon cœur pour adoucir la douleur et l'indignation dans laquelle je suis plongé. Si j'avais vingt ans de moins, je quitterais sans regret un pays où le génie est traité avec tant d'indignité, de son vivant et après sa mort. Mais j'ai soixante ans, et je suis trop vieux pour déménager. Je me console au moins par l'intérêt que V. M. veut bien prendre à la perte que la littérature, la philosophie, la France et l'Europe même viennent de faire; je ne laisserai, Sire, ignorer cet intérêt à aucun de ceux qui sont faits pour le connaître et pour le sentir. M. de Voltaire en était digne, j'ose le dire, non seulement par son rare génie, mais par son admiration pour V. M.; vous étiez souvent, Sire, l'objet de nos entretiens; il chérissait et honorait votre personne, et vous regardait comme la ressource et l'espérance de la vérité et de la raison. Il serait digne de vous, Sire, de lui faire rendre dans votre capitale et dans votre Académie les honneurs qu'on lui refuse dans sa patrie. C'est au plus grand roi de l'Europe, à celui qui est fait pour servir aux autres d'exemple et de modèle, c'est à lui à honorer la mémoire de ce grand homme par quelque acte solennel qui console la philosophie, qui fasse rougir la France, et qui confonde le fanatisme. Vous avez, Sire, en ce moment,