470. AU MÊME.

Potsdam, 12 août 1773.282-a

Puisque les trinités sont si fort à la mode, je vous citerai trois raisons qui m'ont empêché de vous répondre plus tôt : mon <250>voyage en Prusse, l'usage des eaux minérales, et l'arrivée de ma nièce la princesse d'Orange.282-b

Je n'en prends pas moins de part à votre convalescence, et j'aime mieux que vous me rendiez compte en beaux vers de ce qui se passe sur les bords de l'Achéron, que si vous aviez fixé votre séjour dans cette contrée d'où personne encore n'est revenu.

Le vieux baron a été de toutes nos fêtes, et il ne paraissait pas qu'il eût quatre-vingt-six ans. Si le vieux baron s'est échappé de la fatale barque, faute de payer le passage, vous avez, à l'exemple d'Orphée, adouci par les doux accords de votre lyre la barbare dureté des commis de l'enfer; et en tout sens vous devez votre immortalité aux talents enchanteurs que vous possédez.

Vous avez non seulement fait rougir votre nation du cruel arrêt porté contre le chevalier de La Barre, et exécuté; vous protégez encore les malheureux qui ont été englobés dans la même condamnation. Je vous avouerai que le nom même de ce Morival dont vous me parlez est inconnu. Je m'informerai de sa conduite; s'il a du mérite, votre recommandation ne lui sera pas inutile.

Je vois que le public se complaît à exagérer les événements. Thorn ne se trouve point dans la partie qui m'est échue de la Pologne. Je ne vengerai point le massacre des innocents, dont les prêtres de cette ville ont à rougir; mais j'érigerai dans une petite ville de la Warmie un monument sur le tombeau du fameux Copernic, qui s'y trouve enterré.283-a Croyez-moi, il vaut mieux, quand on le peut, récompenser que punir, rendre des hommages au génie que venger des atrocités depuis longtemps commises.

Il m'est tombé entre les mains un ouvrage de défunt Helvé<251>tius sur l'éducation;283-b je suis fâché que cet honnête homme ne l'ait pas corrigé, pour le purger des pensées fausses et des concetti qui me semblent on ne saurait plus déplacés dans un ouvrage de philosophie. Il veut prouver, sans pouvoir en venir à bout, que les hommes sont également doués d'esprit, et que l'éducation peut tout. Malheureusement l'expérience, ce grand maître, lui est contraire, et combat les principes qu'il s'efforce d'établir. Pour moi, je n'ai qu'à me louer de l'idée trop avantageuse qu'il avait de ma personne. Je voudrais la mériter.

Je ne sais comment pense le roi de Pologne, encore moins quand la diète finira. Je vous garantirai toujours, à bon compte, qu'il n'y aura pas de nouveaux troubles occasionnés par ce qui se passe dans ce royaume.

Vous vivrez encore longtemps, l'honneur des lettres et le fléau de l'infâme; et si je ne vous vois pas facie ad faciem, les yeux de l'esprit ne détournent point leurs regards de votre personne, et mes vœux vous accompagnent partout.

Federic.283-c


282-a Le 7 août 1773. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 195.)

282-b Voyez ci-dessus, p. 156.

283-a Nicolas Copernic (Kopernik, Koppernik), né à Thorn le 19 février 1473, mourut à Frauenbourg le 24 mai 1543. Voyez t. XXI, p. 219 et 275. Voyez aussi t. VII, p. 135; t. VIII, p. 36 et suivantes; et t. IX, p. 206. Frédéric écrit au baron de Grimm, le 16 décembre 1783 : « Je suis encore en reste d'un cénotaphe que je m'étais proposé de faire élever en Prusse à l'honneur de Copernic. » Les habitants de Thorn ont fait exécuter par feu Chrétien-Frédéric Tieck, à Berlin, une statue de l'illustre astronome, en métal fondu; elle est déjà arrivée dans leur ville, où elle doit être érigée.

283-b De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. Londres (Amsterdam), 1772, deux volumes in-8; ouvrage posthume d'Helvétius mort en 1771.

283-c Dans les Œuvres posthumes, t. IX, p. 195, cette lettre est signée : Le solitaire de Sans-Souci.