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449. DE VOLTAIRE.

Ferney, 24 mars 1772.

Sire, quand même MM. Formey, Prémontval, Toussaint, Merian,240-c me diraient : C'est nous qui avons composé le Discours sur l'utilité des sciences et des arts dans un État, je leur répondrais : Messieurs, je n'en crois rien; je trouve à chaque page la main d'un plus grand maître que vous; voilà comme Trajan aurait écrit.

Je ne sais pas si l'empereur de la Chine fait réciter quelques-uns de ses Discours dans son Académie, mais je le défie de faire de meilleure prose; et, à l'égard de ses vers, je connais un roi du Nord qui en fait de meilleurs que lui, sans se donner beaucoup de peine. Je défie Sa Majesté Kien-Long, assistée de tous ses mandarins, d'être aussi gaie, aussi facile, aussi agréable que l'est le roi du Nord dont je vous parle. Sachez que son poëme sur les confédérés est infiniment supérieur au poëme de Moukden.

Vous avez peut-être ouï dire, messieurs, que l'abbé de Chaulieu faisait de très-jolis vers après ses accès de goutte, et moi, je vous apprends que ce roi en fait dans le temps même que la goutte le tourmente.

Si vous me demandez quel est ce prince si extraordinaire, je vous dirai : Messieurs, c'est un homme qui donne des batailles tout aussi aisément qu'un opéra; il met à profit toutes les heures que tant d'autres rois perdent à suivre un chien qui court après un cerf;241-a il a fait plus de livres qu'aucun des princes contemporains n'a fait de bâtards; et il a remporté plus de victoires qu'il n'a fait de livres. Devinez maintenant, si vous pouvez.

<214>J'ajouterai que j'ai vu ce phénomène il y a une vingtaine d'années, et que si je n'avais pas été un tant soit peu étourdi, je le verrais encore, et je figurerais dans votre Académie tout comme un autre. Mon cher Isaac a fort mal fait de vous quitter, messieurs; il a été sur le point de n'être pas enterré en terre sainte, ce qui est pour un mort la chose du monde la plus funeste, et ce qui m'arrivera incessamment; au lieu que, si j'étais resté parmi vous, je mourrais bien plus à mon aise, et beaucoup plus gaîment.

Quand vous aurez deviné quel est le héros dont je vous entretiens, ayez la bonté de lui présenter mes très-humbles respects, et l'admiration qu'il m'a inspirée depuis l'an 1736, c'est-à-dire depuis trente-six ans tout juste; or, un attachement de trente-six ans n'est pas une bagatelle. Dieu m'a réservé pour être le seul qui reste de tous ceux qui avaient quitté leur patrie uniquement pour lui. Vous êtes bien heureux qu'il assiste à vos séances; mais il y avait autrefois un autre bonheur, celui d'assister à ses soupers. Je lui souhaiterais une vie aussi longue que sa gloire, si un pareil vœu pouvait être exaucé.


240-c De ces quatre membres de l'Académie de Berlin, André-Pierre le Guay de Prémontval était déjà mort le 3 septembre 1764; Toussaint (voyez t. IX, p. 90 et 91, et t. XX, p. 37) mourut le 22 juin 1772. Merian a été cité t. XIX, p. 219.

241-a Frédéric ne fut jamais amateur de la chasse; il s'est prononcé contre ce plaisir à plusieurs reprises, et surtout dans son Antimachiavel. Voyez t. VIII, p. 119-123, et 253-258. Voyez aussi t. X, p. 190 et 196; t. XV, p. 108; et t. XVI, p. 102. Le baron de Bielfeld dit dans ses Lettres familières et autres, t. I, p. 80, lettre VIII, du 30 octobre 1739 : « Il (Frédéric) aime tous les plaisirs raisonnables, hors la chasse, dont il croit l'occupation aussi déplaisante et guère plus utile que celle de ramoner une cheminée. »