433. DE VOLTAIRE.

Ferney, 15 février 1771.

Sire, tandis que vos bontés me donnent des louanges qui me sont si légitimement dues sur mon orthodoxie et sur mon tendre amour pour la religion catholique, apostolique et romaine, j'ai bien peur que mon zèle ardent ne soit pas approuvé par les principaux membres de notre sanhédrin infaillible. Ils prétendent que je me mets à genoux devant eux pour leur donner des croquignoles, et que je les rends ridicules avec tout le respect possible. J'ai beau leur citer la belle Préface d'un grand homme, qui est au-devant d'une Histoire de l'Église très-édifiante, ils ne reçoivent point mon excuse; ils disent que ce qui est très-bon dans le vainqueur de Rossbach et de Lissa n'est pas tolérable d<185>ans un pauvre diable qui n'a qu'une chaumière entre un lac et une montagne, et que, quand je serais sur la montagne du Thabor en habits blancs, je ne viendrais pas à bout de leur ôter la pourpre dont ils sont revêtus. Nous connaissons, disent-ils, vos mauvais sentiments et209-a vos mauvaises plaisanteries. Vous ne vous êtes pas contenté de servir un hérétique, vous vous êtes attaché depuis peu à une schismatique; et, si on vous en croyait, le pouvoir du pape et celui du Grand Turc seraient bientôt resserrés dans des bornes fort étroites.

Vous ne croyez point aux miracles, mais sachez que nous en faisons. C'en est déjà un fort grand que nous ayons engagé votre héros hérétique à proléger les jésuites.

C'en est un plus grand encore que notre nonce en Pologne ait déterminé les Mahométans à faire la guerre à l'empire chrétien de Russie; ce nonce, en cas de besoin, aurait béni l'étendard du grand prophète Mahomet. Si les Turcs ont toujours été battus, ce n'est pas notre faute, nous avons toujours prié Dieu pour eux.

On nous rendra peut-être bientôt Avignon, malgré tous vos quolibets; nous rentrerons dans Bénévent, et nous aurons toujours un temporel très-royal, pour ressembler à Jésus-Christ notre Sauveur, qui n'avait pas où reposer sa tête.209-b Tâchez de régler la vôtre, qui radote, et recevez notre malédiction sous l'anneau du pêcheur.

Voilà, Sire, comme on me traite, et je n'ai pas un mot à répliquer. Si je suis excommunié, j'en appellerai à mon héros, à Julien, à Marc-Aurèle, ses devanciers, et j'espère que leurs aigles, ou romaines, ou prussiennes (c'est la même chose), me couvriront de leurs ailes. Je me mets sous leur protection dans ce monde, en attendant que je sois damné dans l'autre. J'ai envoyé un petit paquet à monseigneur le Prince royal; je ne sais s'il l'a reçu.210-a

<186>Je me mets aux pieds de mon héros avec autant de respect que d'attachement.

Le vieux malade du mont Jura.


209-a Les mots « vos mauvais sentiments et » sont omis dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVII, p. 57. Nous les tirons de l'édition de Kehl, t. LXVT, p. 9.

209-b Saint Matthieu, chap. VIII, v. 20.

210-a Le 12 novembre 1770, le Prince de Prusse, qui plus tard succéda à Frédéric, avait entamé avec Voltaire une correspondance qu'on trouve dans les Œuvres de cet écrivain, édit. de Kehl, t. LXVI, p. 416-424. La seconde lettre du prince à Voltaire, citée par celui-ci dans sa réponse du 11 janvier 1771, est inconnue aux éditeurs de Kehl, mais elle a été imprimée dans les Jahrbücher der preussischen Monarchie unter der Regierung Friedrich Wilhelm's des Dritten, Berlin, 1798, t. I, p. 253-257.