<175>

427. DE VOLTAIRE.

Ferney, 21 novembre 1770.

Sire, Votre Majesté peut être ciron ou mite en comparaison de l'éternel Architecte des mondes, et même des divinités inférieures qu'on suppose avoir été instituées par lui, et dont on ne peut démontrer l'impossibilité; mais en comparaison de nous autres chétifs, vous avez été souvent aigle, lion et cygne. Vous n'êtes pas à présent le rat retiré dans un fromage de Hollande, qui ferme sa porte aux autres rats indigents; vous donnez l'hospitalité aux pauvres familles polonaises persécutées, vous devez vous connaître plus qu'aucune mite de l'univers en toute espèce de gloire; mais celle dont vous vous couvrez à présent en vaut bien une autre.

Il est bien vrai que la plupart des hommes se ressemblent, sinon en talents, du moins en vices, quoique, après tout, il y ait une grande différence entre Pythagore et un Suisse des petits cantons, ivre de mauvais vin. Pour le gouvernement polonais, il ne ressemble à rien de ce qu'on voit ailleurs.

Le prince de Brunswic était donc aussi des vôtres; il faisait donc des vers comme vous et le roi de la Chine. V. M. peut juger si je le regrette.

J'ai autant de peur que vous qu'il ne sache rien du grand secret de la nature, tout mort qu'il est. Votre abominable homme qui est si sûr que tout meurt avec nous pourrait bien avoir raison, ainsi que l'auteur de l'Ecclésiaste, attribué à Salomon, qui prêche cette opinion en vingt endroits,198-a ainsi que César et Cicéron,198-b qui le déclarent en plein sénat,198-c ainsi que l'auteur de la Troade, qui le disait sur le théâtre à quarante ou cinquante mille Romains, ainsi que le pensent tant de méchantes gens aujourd'hui, ainsi qu'on semble le prouver quand on dort d'un profond sommeil, ou quand on tombe en léthargie.

<176>Je ne sais pas ce que pense Mustapha sur cette affaire; je pense qu'il ne pense pas, et qu'il vit à la façon de quelques Mustaphas de son espèce. Pour l'impératrice de Russie et la reine de Suède votre sœur, le roi de Pologne, le prince Gustave, etc., j'imagine que je sais ce qu'ils pensent. Vous m'avez flatté aussi que l'Empereur était dans la voie de la perdition; voilà une bonne recrue pour la philosophie. C'est dommage que bientôt il n'y ait plus d'enfer ni de paradis : c'était un objet intéressant; bientôt on sera réduit à aimer Dieu pour lui-même, sans crainte et sans espérance, comme on aime une vérité mathématique; mais cet amour-là n'est pas de la plus grande véhémence; on aime froidement la vérité.

Au surplus, votre abominable homme n'a point de démonstration, il n'a que les plus extrêmes probabilités; il faudrait consulter Ganganelli; on dit qu'il est bon théologien. Si cela est, les apparences sont qu'il n'est pas un parfait chrétien; mais le madré ne dira pas son secret; il fait son pot à part, comme le disait le marquis d'Argenson d'un des rois de l'Europe.

S'il n'y a rien de démontré qu'en mathématiques, soyez bien persuadé, Sire, que de toutes les vérités probables la plus sûre est que votre gloire ira à l'immortalité, et que mon respectueux attachement pour vous ne finira que quand mon pauvre et chétif être subira la loi qui attend les plus grands rois, comme les plus petits Velches.


198-a Chapitre I, v. 2; chap. III, v. 19; et chap. XII, v. 8.

198-b Voyez t. XIII, p. 125. Voyez aussi les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVII, p. 180 et 186.

198-c Les mots « ainsi que César et Cicéron, qui le déclarent en plein sénat » sont omis dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVI. p. 488. Nous les avons trouvés dans l'édition de Kehl, t. LXV, p. 432.