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420. A VOLTAIRE.

Sans-Souci, 7 juillet 1770.

Que le saint-père ait fait brûler
Un gros tas de mes rapsodies,
Je saurai, pour m'en consoler,
Me chauffer à leurs incendies,
Et mettre aux pieds de Jésus-Christ,
En bon enfant de saint Ignace,
Tout ce que j'ai jamais écrit
Sans l'assistance de la grâce,
Suffisante comme efficace.

Mais ce suisse du paradis
Etait ivre, ou du moins bien gris,
Lorsqu'il osa traiter de même
Les ouvrages de mon bon saint,
Nouveau patron de Cucufin.
J'appelle de cet anathème
Au corps du concile prochain.

Il paraît même très-plausible,
Et, malgré Loyola, je crois
Que le saint-père en tels exploits
Ne fut jamais moins infaillible.

Ce bon cordelier du Vatican n'est pas, après tout, aussi hargneux qu'on se l'imagine. S'il fait brûler quelques livres, c'est seulement pour que l'usage ne s'en perde pas; et d'ailleurs les nez romains aiment à flairer l'odeur de cette fumée.

Mais n'admirez-vous pas avec quelle patience digne de l'agneau sans tache il s'est laissé enlever le comtat d'Avignon,180-a combien peu il y pense, et dans quelle concorde il vit avec le Très-Chrétien? Pour moi, j'aurais tort de me plaindre de lui; il me laisse mes chers jésuites, que l'on persécute partout. J'en conserverai la graine précieuse, pour en fournir un jour à ceux qui voudraient cultiver chez eux cette plante si rare. Il n'en est pas de même du sultan turc.

<160>Si monsieur le mamamouchi180-b
Ne s'était point mêlé des troubles de Pologne,
Il n'aurait point avec vergogne
Vu ses spahis mis en hachi,
Et de certaine impératrice,
Qui vaut seule deux empereurs,
Reçu, pour prix de son caprice,
Des leçons qui devraient abaisser ses hauteurs.
Vous voyez comme elle s'acquitte
De tant de devoirs importants.
J'admire, avec le vieil ermite,
Ses immenses projets, ses exploits éclatants;
Quand on possède son mérite,
On peut se passer d'assistants.

C'est pourquoi il me suffit de contempler ses grands succès, de faire une guerre de bourse très-philosophique, et de profiter de ce temps de tranquillité pour guérir entièrement les plaies que la dernière guerre nous a faites, et qui saignent encore.181-a

Et quant à monsieur le vicaire
(Je dis vicaire du bon Dieu),
Je le laisse en paix, en son lieu,
S'amuser avec son bréviaire.
Hélas! il n'est que trop puni
En vivant de cette manière,
Du sage en tout pays honni,
Payé pour tromper le vulgaire,
Et tremblant qu'un jour en son nid
Il n'entre un rayon de lumière
Dardé du foyer de Ferney.
A son éclat, à ses attraits,
Disparaîtrait le sortilége;
Lors adieu le sacré collége,
La sainte Eglise et ses secret.181-b

Lorette serait à côté de ma vigne, que certainement je n'y toucherais pas. Ses trésors pourraient séduire des Mandrin,181-c <161>des Conflans, des Turpin, des Richelieu,181-d et leurs pareils. Ce n'est pas que je respecte les dons que l'abrutissement a consacrés, mais il faut épargner ce que le public vénère; il ne faut point donner de scandale; et, supposé qu'on se croie plus sage que les autres, il faut, par complaisance, par commisération pour leurs faiblesses, ne point choquer leurs préjugés. Il serait à souhaiter que les prétendus philosophes de nos jours pensassent de même.

Un ouvrage de leur boutique m'est tombé entre les mains; il m'a paru si téméraire, que je n'ai pu m'empêcher de faire quelques remarques sur le Système de la nature, que l'auteur arrange à sa façon. Je vous communique ces remarques;182-a et si je me suis rencontré avec votre façon de penser, je m'en applaudirai. J'y joins une élégie sur la mort d'une dame d'honneur de ma sœur Amélie,182-b dont la perte lui fut très-sensible. Je sais que j'envoie ces balivernes au plus grand poëte du siècle, qui le dispute à tout ce que l'antiquité a produit de plus parfait; mais vous vous souviendrez qu'il était d'usage, dans les temps reculés, que les poëtes portassent leurs tributs au temple d'Apollon. Il y avait même, du temps d'Auguste, une bibliothèque consacrée à ce dieu, où les Virgile, les Ovide, les Horace, lisaient publiquement leurs écrits. Dans ce siècle où Ferney s'élève sur les ruines de Delphes, il est bien juste que l'on y envoie ses offrandes; il ne manque au génie qui occupe ces lieux que l'immortalité.

Vous en jouirez bien par vos divins écrits;
Ils sont faits pour plaire à tout âge,
Ils savent éclairer le sage,
Et répandre des fleurs sur les Jeux et les Ris.
Quel illustre destin, quel sort pour un poëme,
D'aller toujours de pair avec l'éternité!
Ah! qu'à cette félicité
Votre corps ait sa part de même!

<162>Ce sont des vœux auxquels tous les hommes de lettres doivent se joindre; ils doivent vous considérer comme une colonne qui soutient seule par sa force un bâtiment prêt à s'écrouler, et dont des barbares sapent déjà les fondements. Un essaim de géomètres mirmidons persécute déjà les belles-lettres, en leur prescrivant des lois pour les dégrader. Que n'arrivera-t-il pas lorsqu'elles manqueront de leur unique appui, et lorsque de froids imitateurs de votre beau génie s'efforceront en vain de vous remplacer! Dieu me garde de n'avoir pour amusement que de courtes et arides solutions de problèmes plus ennuyeux encore qu'inutiles! Mais ne prévenons point un avenir aussi fâcheux, et contentons-nous de jouir de ce que nous possédons.

O compagnes d'une déesse!
Vous que par des soins assidus
Voltaire sut en sa jeunesse
Débaucher des pas de Vénus,
Grâces, veillez sur ses années;
Vous lui devez tous vos secours;
Apollon pour jamais unit vos destinées,
Obtenez d'Alecto d'en prolonger le cours.


180-a La France prit possession d'Avignon le 11 juin 1768, et le même jour le roi de Naples s'empara du duché de Bénévent.

180-b Voyez t. XX, p. 34.

181-a Voyez t. VI, p. 82-85, et ci-dessus, p. 121 et 126.

181-b Ces cinq derniers vers manquent dans l'édition de Kehl; nous les tirons des Œuvres posthumes, t. X, p. 62 et 63.

181-c Voyez t. IV, p. 34; t. IX, p. 175; t. XIV, p. 253; et t. XV, p. 20.

181-d Le marquis de Conflans avait ravagé, avec les troupes légères françaises, la principauté d'Osnabrück au mois de septembre 1761; quant à Turpin et à Richelieu, le Roi en parle t. IV, p. 162 et 163.

182-a Voyez t. IX, p. 177-194.

182-b Voyez t. XIII, p. 37-42.