393. AU MÊME.

Sans-Souci, 24 octobre 1765 (1766).124-a

Si je n'ai pas l'art de vous rajeunir, j'ai toutefois le désir de vous voir vivre longtemps pour l'ornement et l'instruction de notre siècle. Que serait-ce des belles-lettres, si elles vous perdaient? Vous n'avez point de successeur. Vivez donc le plus longtemps que cela sera possible.

Je vois que vous avez à cœur l'établissement de la petite colonie dont vous m'avez parlé. Je suis embarrassé comment vous répondre sur bien des articles. Cette maison de Moyland125-a dont vous me parlez, proche de Clèves, a été ruinée par les Français; et, autant que je me le rappelle, elle a été donnée en propriété à quelqu'un qui s'est engagé de la rétablir pour son usage. Les fermes que j'ai en ce pays-là s'amodient, et je ne saurais passer <111>un contrat avec un autre fermier qu'après que l'échéance du bail sera terminée.

Cela n'empêchera pas que votre colonie ne s'établisse; et je crois que le moyen le plus simple serait que ces gens envoyassent quelqu'un à Clèves pour voir ce qui serait à leur convenance, et de quoi je puis disposer en leur faveur. Ce sera le moyen le plus court, et qui abrégera tous les malentendus auxquels l'éloignement des lieux et l'ignorance du local pourraient donner lieu.

Je vous félicite de la bonne opinion que vous avez de l'humanité. Pour moi, qui connais beaucoup cette espèce à deux pieds, sans plumes, par les devoirs de mon état, je vous prédis que ni vous ni tous les philosophes du monde ne corrigeront le genre humain de la superstition à laquelle il tient. La nature a mis cet ingrédient dans la composition de l'espèce; c'est une crainte, c'est une faiblesse, c'est une crédulité, une précipitation de jugement, qui, par un penchant ordinaire, entraîne les hommes dans le système du merveilleux.

Il est peu d'âmes philosophiques et d'une trempe assez forte pour détruire en elles les profondes racines que les préjugés de l'éducation y ont jetées. Vous en voyez dont le bon sens est détrompé des erreurs populaires, qui se révoltent contre les absurdités, et qui, à l'approche de la mort, redeviennent superstitieux par crainte, et meurent en capucins; vous en voyez d'autres dont la façon de penser dépend de leur digestion bonne ou mauvaise.

Il ne suffit pas, à mon sens, de détromper les hommes; il faudrait pouvoir leur inspirer le courage d'esprit, ou la sensibilité et la terreur de la mort triompheront des raisonnements les plus forts et les plus méthodiques.

Vous pensez, parce que les quakers et les sociniens ont établi une religion simple, qu'en la simplifiant encore davantage on pourrait, sur ce plan, fonder une nouvelle croyance. Mais j'en reviens à ce que j'ai déjà dit, et suis presque convaincu que, si ce troupeau se trouvait considérable, il enfanterait en peu de temps quelque superstition nouvelle, à moins qu'on ne choisît, pour le composer, que des âmes exemptes de crainte et de faiblesse. Cela ne se trouve pas communément. Cependant je crois que la voix de la raison, à force de s'élever contre le fanatisme, <112>pourra rendre la race future plus tolérante que celle de notre temps; et c'est beaucoup gagner.

On vous aura l'obligation d'avoir corrigé les hommes de la plus cruelle, de la plus barbare folie qui les ait possédés, et dont les suites font horreur.

Le fanatisme et la rage de l'ambition ont ruiné des contrées florissantes dans mon pays. Si vous êtes curieux du total des dévastations qui se sont faites, vous saurez qu'en tout j'ai fait rebâtir huit mille maisons en Silésie; en Poméranie et dans la Nouvelle-Marche, six mille cinq cents; ce qui fait, selon Newton et d'Alembert, quatorze mille cinq cents habitations.

La plus grande partie a été brûlée par les Russes. Nous n'avons pas fait une guerre aussi abominable; et il n'y a de détruit de notre part que quelques maisons dans les villes que nous avons assiégées, dont le nombre certainement n'approche pas de mille.126-a Le mauvais exemple ne nous a pas séduits; et j'ai, de ce côté-là, ma conscience exempte de tout reproche.

A présent que tout est tranquille et rétabli, les philosophes, par préférence, trouveront des asiles chez moi, partout où ils voudront, à plus forte raison l'ennemi de Baal, ou de ce culte que, dans le pays où vous êtes, on appelle la prostituée de Babylone.

Je vous recommande à la sainte garde d'Épicure, d'Aristippe, de Locke, de Gassendi, de Bayle, et de toutes ces âmes épurées de préjugés que leur génie immortel a rendues des chérubins attachés à l'arche de la vérité.

Si vous voulez nous faire passer quelques livres dont vous parlez, vous ferez plaisir à ceux qui espèrent en celui qui délivrera son peuple du joug des imposteurs.


124-a Il semble que cette lettre, rangée par les éditeurs de Kehl parmi celles de l'année 1765, n'ait été écrite que l'année suivante, parce que, selon M. Beuchot, ce ne fut qu'après l'exécution de La Barre, qui eut lieu en juillet 1766, que l'idée vint à Voltaire d'établir à Clèves une petite colonie de philosophes français. Voyez ci-dessus, p. 113, 114, 117, 118, 121 et suivantes.

125-a Voyez t. XVI, p. 221, t. XVII, p. 48, et t. XXII, p. 31.

126-a Cela ne va certainement pas à mille maisons. (Variante des Œuvres posthumes, t. IX, p. 371.)