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337. DU MÊME.

(Aux Délices) octobre 1757.

Sire, votre Épître d'Erfurt12-a est pleine de morceaux admirables et touchants. Il y aura toujours de très-belles choses dans ce que vous ferez et dans ce que vous écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j'ai écrit à Son Altesse Royale votre digne sœur, que cette Épître fera verser des larmes, si vous n'y parlez pas des vôtres. Mais il ne s'agit pas ici de discuter avec V. M. ce qui peut perfectionner ce monument d'une grande âme et d'un grand génie; il s'agit de vous et de l'intérêt de toute la saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre conservation.

Vous voulez mourir. Je ne vous parle pas ici de l'horreur douloureuse que ce dessein m'inspire; je vous conjure de soupçonner au moins que, du haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l'opinion des hommes, quel est l'esprit du temps. Comme roi, on ne vous le dit pas; comme philosophe et comme grand homme, vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l'antiquité. Vous aimez la gloire, vous la mettez aujourd'hui à mourir d'une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu'aucun des souverains de l'Europe n'a jamais imaginée depuis la chute de l'empire romain. Mais, hélas! Sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera perdre? Je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos ennemis, et les insultes d'un certain genre d'hommes qui mettra lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.

J'ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous regardera comme le martyr de la liberté. Il faut se rendre justice; vous savez dans combien de cours on s'opiniâtre à regarder <13>votre entrée en Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira-t-on dans ces cours? Que vous avez vengé sur vous-même cette invasion; que vous n'avez pu résister au chagrin de ne pas donner la loi. On vous accusera d'un désespoir prématuré, quand on saura que vous avez pris cette résolution funeste dans Erfurt, quand vous étiez encore maître de la Silésie et de la Saxe. On commentera votre Épître d'Erfurt, on en fera une critique injurieuse; on sera injuste, mais votre nom en souffrira.

Tout ce que je représente à V. M. est la vérité même.14-a Celui que j'ai appelé le Salomon du Nord s'en dit davantage dans le fond de son cœur.

Il sent que, en effet, s'il prend ce funeste parti, il y cherche un honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu'il ne veut pas être humilié par des ennemis personnels; il entre donc dans ce triste parti de l'amour-propre du désespoir. Écoutez contre ces sentiments votre raison supérieure; elle vous dit que vous n'êtes point humilié, et que vous ne pouvez l'être; elle vous dit que, étant homme comme un autre, il vous restera, quelque chose qui arrive, tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux : biens, dignités, amis. Un homme qui n'est que roi peut se croire très-infortuné quand il perd des États; mais un philosophe peut se passer d'États. Encore, sans que je me mêle en aucune façon de politique, je ne peux croire qu'il ne vous en restera pas assez pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint, la reine Christine, le roi Casimir, et tant d'autres, vous soutiendriez ce personnage mieux qu'eux tous; et ce serait pour vous une grandeur nouvelle. Enfin tous les partis peuvent convenir, hors le parti odieux et déplorable que vous voulez prendre. Serait-ce la peine d'être philosophe, si vous ne saviez pas vivre en homme privé, ou si, en demeurant souverain, vous ne saviez pas supporter l'adversité?

<14>Je n'ai d'intérêt, dans tout ce que je dis, que le bien public et le vôtre. Je suis bientôt dans ma soixante et cinquième année; je suis né infirme; je n'ai qu'un moment à vivre; j'ai été bien malheureux, vous le savez; mais je mourrais heureux, si je vous laissais sur la terre, mettant en pratique ce que vous avez si souvent écrit.


12-a L'Épître au marquis d'Argens, (Kerpsleben, près) Erfurt, 23 septembre 1737, t. XII, p. 56-63. Plusieurs passages de cette Épître se trouvent dans La vie privée du roi de Prusse, ou Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, écrits par lui-même. Amsterdam, 1784, in-12, p. 102-106. Voltaire dit à la page 106 : « Il (Frédéric) m'envoya cette Épître écrite de sa main. »

14-a Le 2 décembre 1757, Voltaire écrit au comte d'Argental : « Serait-il possible qu'on eût imaginé que je m'intéresse au roi de Prusse? J'en suis pardieu bien loin. Il n'y a mortel au monde qui fasse plus de vœux pour le succès des mesures présentes. J'ai goûté la vengeance de consoler un roi qui m'avait maltraité; il n'a tenu qu'à M. de Soubise que je le consolasse davantage. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVII, p. 387 et 388.