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335. DU MÊME A L'ABBÉ DE PRADES.8-a

Aux Délices, 29 octobre (1755)

Frère Rhubarbe a frère Gaillard,8-bsalut.

Je suis très-fâché que frère en Belzébuth, frère Isaac,8-c soit malingre et mélancolique; c'est la pire des damnations. Conservez votre santé et votre gaîté. J'enverrais de tout mon cœur aux pieds du très-révérend père prieur le seizième chant du scandale qu'il demande; mais je n'en ai point fait.9-a Une douzaine de jeunes Parisiens, plus gais que moi, s'amusent tous les jours à remplir mon ancien canevas. Chacun y met du sien. On dit qu'on imprime l'ouvrage de deux ou trois façons différentes. Tout ce que je peux faire, c'est de protester en face de la sainte Église. Si le très-révérend père prieur voulait mettre dans son cabinet de livres un exemplaire corrigé de l'Orphelin de la Chine, j'aurais l'honneur de le lui adresser en toute humilité; car, malgré l'excommunication que l'exaltation de l'âme, les frictions de poix-résine, et la dissection des cerveaux de géants9-b m'ont attirée, je <9>vois que sa noble paternité a des entrailles de charité; et elle doit savoir que j'étais un frère servant très-attaché au père prieur, pensant comme lui, et disant mon office à son honneur et gloire. J'ai un petit monastère9-c près de Lausanne, sur le chemin de Neufchâtel; et, si ma santé me l'avait permis, j'aurais été jusqu'à Neufchâtel pour voir mylord Marischal;9-d mais j'aurais voulu pour cela des lettres d'obédience.

Il m'est venu ici deux jeunes gens de Paris, qui m'ont dit qu'il y a un nommé Poinsinet9-e à qui on a fait accroire que le roi de Prusse l'avait choisi pour être précepteur de son fils, mais que l'article du catholicisme était embarrassant. Il a signé qu'il serait de la religion que le Roi voudrait. Il apprend actuellement à danser et à chanter pour donner une meilleure éducation au fils de S. M., et il n'attend que l'ordre du Roi pour partir. Pour moi, j'attends tout doucement la fin de mes coliques, de mes rhumatismes, de mes ouvrages, et de toutes les misères de ce monde.

Je vous embrasse.


8-a Tirée des archives du Cabinet de Berlin. - Frédéric à mylord Marischal, le 12 juin 1756 : « Je n'ai point écrit à Voltaire, comme vous le supposez; l'abbé de Prades est chargé de cette correspondance. Pour moi, qui connais le fou, je me garde bien de lui donner la moindre prise. » Voyez t. XX, p. 297. Voltaire écrit au maréchal duc de Richelieu, le 7 février 1756 : « Croirez-vous que le roi de Prusse vient de m'envoyer une tragédie de Mérope, mise par lui en opéra? » La lettre d'envoi de Frédéric nous est inconnue.

8-b Voltaire avait donné à l'abbé de Prades le surnom de frère Gaillard, probablement à cause de sa gaîté, dont il est parlé dans la troisième ligne de cette lettre. Voyez la lettre de Voltaire au marquis d'Argens, 1753, no 1971 de l'édition Beuchot, t. LVI, p. 295.

8-c C'est par allusion aux Lettres juives du marquis d'Argens que Voltaire appelle souvent celui-ci son cher Isaac. Voyez t. XIII, p. 55, et t. XIX, p. 20, 443 et 452.

9-a La Pucelle, telle qu'elle se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XI, a vingt et un chants.

9-b Allusion à certaines idées énoncées dans les Lettres de M. de Maupertuis, Dresde, 1752, in-8, p. 154, 206, 223 et 224, idées défigurées et ridiculisées par Voltaire dans son Histoire du docteur Akakia. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XXXIX, p. 487, 479 et 486. Voyez aussi t. VII, p. 63 et 64; t. XII, p. 124; et t. XIV, p. 196 de notre édition.

9-c Monrion ou Mont-Riond, campagne située entre Lausanne et le lac Léman. Voltaire s'y établit le 16 décembre 1755, et il y resta jusqu'au 10 mars 1756. Il y fit un second séjour de trois mois, du 9 janvier 1757 aux premiers jours du mois d'avril suivant.

9-d Voyez t. XX, p. 291 et 292.

9-e Henri Poinsinet, surnommé le Petit, né à Fontainebleau en 1735, se noya dans le Guadalquivir en 1769. Auteur dramatique médiocre, il est célèbre par les mystifications que lui attira son excessif amour-propre. Sa comédie du Cercle est restée longtemps au théâtre.