<393>fût-ce jusqu'au bout du monde. S'il faut renoncer à revoir l'immortel Voltaire, du moins pourrai-je m'entretenir cet été avec le sage Anaxagore.a Nous philosopherons ensemble; votre nom sera mêlé dans tous nos entretiens, et nous gémirons du triste destin des hommes qui, par faiblesse ou par stupidité, retombent dans le fanatisme.

Deux dominicains qui ont le roi d'Espagne à leurs pieds disposent de tout le royaume; leur faux zèle sanguinaire a rétabli dans toute sa splendeur cette inquisition que M. d'Aranda avait si sagement abolie. Selon que le monde va, les superstitieux l'emportent sur les philosophes, parce que le gros des hommes n'a l'esprit ni cultivé, ni juste, ni géométrique. Le peuple sait qu'avec des présents on apaise ceux qu'on a offensés; il croit qu'il en est de même à l'égard de la Divinité, et que, en lui donnant à flairer la fumée qui s'élève d'un bûcher où l'on brûle un hérétique, c'est un moyen infaillible de lui plaire. Ajoutez à cela des cérémonies, des déclamations de moines, les applaudissements des amis, et la dévotion stupide de la multitude, vous trouverez qu'il n'est pas surprenant que les Espagnols aveuglés aient encore de l'attachement pour ce culte digne des anthropophages.

Les philosophes pouvaient prospérer chez les Grecs et chez les Romains, parce que la religion des gentils n'avait point de dogmes; mais les dogmes de notre infâme gâtent tout. Les auteurs sont obligés d'écrire avec une circonspection gênante pour la vérité. La prê-traille venge la moindre égratignure que souffre l'orthodoxie; l'on n'ose montrer la vérité à découvert; et les tyrans des âmes veulent que les idées des citoyens soient toutes moulées dans le même moule.

Vous aurez toutefois eu l'avantage de surpasser tous vos prédécesseurs dans le noble héroïsme avec lequel vous avez combattu l'erreur. Et de même qu'on ne reproche pas au fameux Boerhaave de n'avoir pas détruit la fièvre chaude, ni l'étisie, ni


a D'Alembert. Voyez t. XIII, p. 119. Ce philosophe se vit forcé, par des raisons de santé, de renoncer à venir voir le Roi. Voyez, dans la correspondance de Frédéric avec d'Alembert, la lettre de celui-ci, du 30 décembre 1776, et les lettres suivantes.