248. A VOLTAIRE.

(Potsdam) 25 novembre 1749.

D'Olivet me foudroie, à ce que je vois. Je suis plus ignorant que je ne me l'étais cru. Je me garderai bien de faire le puriste, et de parler de ce que je n'entends pas; mon silence me préservera des foudres des d'Olivet et des Vaugelas. Je me garderai bien encore de vous envoyer de mes ouvrages; si vous laissez voler les vôtres, que serait-ce des miens? Vous travaillez pour votre réputation et pour l'honneur de votre nation; si je barbouille du papier, c'est pour mon amusement; et on pourrait me le pardonner, pourvu que je déchirasse ces ouvrages après les avoir achevés. Lorsqu'on approche de quarante ans, et que l'on fait de mauvais vers, il faut dire comme le Misanthrope :

....... Si j'en faisais d'aussi méchants,
Je me garderais bien de les montrer aux gens.252-a

<222>Nous avions à Berlin un ambassadeur russe qui, depuis vingt ans, étudiait la philosophie sans y avoir compris grand'chose. Le comte de Keyserlingk, dont je parle, et qui a soixante ans bien comptés, partit de Berlin avec son gros professeur. Il est à Dresde à présent; il étudie toujours, et il espère d'être un écolier passable dans vingt ou trente ans d'ici. Je n'ai point sa patience, et je ne songe pas à vivre aussi longtemps. Quiconque n'est pas poëte à vingt ans ne le deviendra de sa vie. Je n'ai point assez de présomption pour me flatter du contraire, ni je ne suis assez aveugle pour ne me pas rendre justice.

Envoyez-moi donc vos ouvrages par générosité, et ne vous attendez à rien de ma part qu'à des applaudissements. Je veux

Imiter de Conrart le silence prudent;252-b

mais cela ne me rendra point insensible aux beautés de la poésie. J'estimerai d'autant plus vos ouvrages, que j'ai éprouvé l'impossibilité d'y atteindre.

Ne me faites plus de tracasseries sur les on dit. On dit est la gazette des sots. Personne n'a mal parlé de vous dans ce pays-ci. Je ne sais dans quel livre d'Argens bavarde sur Euripide; qui vous dit que c'est vous? S'il avait voulu vous désigner, n'aurait-il pas choisi Virgile plutôt qu'Euripide? Tout le monde vous aurait reconnu à ce coup de pinceau; et, dans le passage que vous me citez, je ne vois aucun rapport avec la réception qu'on vous a faite ici.

Ne vous forgez donc pas des monstres pour les combattre. Ferraillez, s'il le faut, avec les ennemis réels que votre mérite vous a faits en France, et ne vous imaginez pas d'en trouver où il n'y en a point; ou, si vous aimez les tracasseries, ne m'y mêlez jamais; je n'y entends rien, ni ne veux jamais rien y entendre.

Je vois, par tous les arrangements que vous prenez, le peu d'espérance qu'il me reste de vous voir. Vous ne manquerez pas d'excuses; une imagination aussi vive que la vôtre est intarissable. Tantôt ce sera une tragédie dont vous voudrez voir le succès, tantôt des arrangements domestiques; ou bien le roi Stanislas, ou de nouveaux on dit. Enfin je suis plus incrédule sur <223>ce voyage que sur l'arrivée du Messie, que les Juifs attendent encore.

Il paraît ici une Élégie ...; serait-elle de vous? Voici le premier vers :

Un sommeil éternel a donc fermé ces yeux, etc.

Mandez-le-moi, je vous prie; j'ai quelques doutes là-dessus; vous seul pouvez les éclaircir.

J'attends avec impatience le grand envoi que vous m'annoncez, et je vous admirerai, tout ingrat et absent que vous êtes, parce que je ne saurais m'en empêcher.

Adieu; je vais voir les agréables folies de Roland,253-a et les héroïques sottises de Coriolan.253-b Je vous souhaite tranquillité, joie et longue vie.


252-a Acte I, scène II.

252-b Boileau, Épître I, v. 40.

253-a L'opéra d'Angélique et Médor, musique de Graun, représenté pour la première fois le 27 mars 1749. Le sujet de cette pièce est tiré du Roland furieux de l'Arioste.

253-b L'opéra de Coriolan, musique de Graun, représenté pour la première fois le 19 décembre 1749. Voyez t. XVIII, p. 71, 72 et 74.