<358>vouliez. Un roi n'a que vingt-quatre heures dans la journée; je les vois employées au bonheur des hommes, et je ne vois pas qu'il puisse y avoir une minute de réservée pour le commerce littéraire dont V. A. R. m'a honoré avec tant de bonté. N'importe; je vous souhaite un trône, parce que j'ai l'honnêteté de préférer la félicité de quelques millions d'hommes à la satisfaction de mon individu.

J'attends toujours vos derniers ordres sur le Machiavel; je compte que vous ordonnerez que je fasse imprimer la traduction de La Houssaye à côté de votre réfutation. Plus vous allez réfuter Machiavel par votre conduite, plus j'espère que vous permettrez que l'antidote préparé par votre plume soit imprimé.

J'ai eu l'honneur d'envoyer Mahomet à V. A. R. On transcrit cette Dévote; si elle vient dans un temps où elle puisse amuser V. A. R., elle sera fort heureuse, sinon elle attendra un moment de loisir pour être honorée de vos regards.

J'ai une singulière grâce à demander à V. A. R. : c'est, tout franc, qu'elle me loue un peu moins dans la Préface qu'elle a daigné faire à la Henriade. Vous m'allez trouver bien insolent de vouloir modérer vos bontés, et il serait plaisant que Voltaire ne voulût pas être loué par son prince. Je veux l'être, sans doute, j'ai cette vanité au plus haut degré; mais je vous demande en grâce de me permettre de retrancher quelques choses que je sens bien que je ne mérite guère. Je suis comme un courtisan modéré (si vous en trouvez) qui vous dirait : Donnez-moi un peu de grandeur, mais ne m'en donnez pas trop, de peur que la tête ne me tourne.

Je remercie du fond de mon cœur V. A. R. d'avoir changé l'idée d'une gravure contre celle d'une belle impression; cela sera mieux, et je jouirai plus tôt de l'honneur inestimable que vous daignez me faire. Je ne me promets point une vie aussi longue que le serait l'entreprise d'une gravure de la Henriade. J'emploierai bientôt le temps que la nature veut encore me laisser à achever le Siècle de Louis XIV.

Madame du Châtelet a écrit à V. A. R. avant que j'eusse reçu votre lettre du 26; elle est devenue toute leibnizienne; pour moi, j'arrange les pièces du procès entre Newton et Leibniz, et j'en fais un petit précisa qui pourra, je crois, se lire sans contention d'esprit.

Grand prince, je vous demande mille pardons d'être si bavard dans le temps que vous devez être très-occupé. Roi ou prince, vous êtes toujours mon roi, mais vous avez un sujet fort babillard. Je suis, etc.

114. A VOLTAIRE.

Berlin, 18 mars 1740.

Mon cher Voltaire, vous m'avez obligé véritablement par votre sincérité, et par les remarques que vous m'aidez à faire sur ma réfutation. Vous deviez vous attendre naturellement à recevoir du moins quelques chapitres corrigés, et c'était bien mon intention; mais je suis dans une crise si épouvantable, qu'il me faut plutôt penser à réfuter Machiavel par ma conduite que par mes écrits. Je vous promets cependant de tout corriger dès que j'aurai quelques moments dont je pourrai disposer. A peine ai-je pu parcourir le Prophète fanatique de l'Asie. Je ne vous en dis point mon sentiment, car vous savez qu'on ne saurait juger d'ouvrages d'esprit qu'après les avoir lus à tête reposée.

Je vous envoie quelques petites bagatelles en vers,a pour vous prouver que je remplis, en me délassant avec Calliope, le peu de vide qu'ont à présent mes journées.

Je suis très-satisfait de la résolution dans laquelle je vous vois d'achever le Siècle de Louis XIV. Cet ouvrage doit être entier pour la gloire de notre siècle, et pour lui donner un triomphe parfait sur tout ce que l'antiquité a produit de plus estimable.


a La Métaphysique, formant la première partie des Eléments de la philosophie de Newton. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXVIII, p. 11-67.

a L'Épitre sur la Fermeté et sur la Patience, retouchée; voyez ci-dessus, p. 190 et 194. La même pièce fut communiquée par l'Auteur au colonel de Camas, le 28 mars 1740. Voyez t. XVI, p. 192.