33. DU MÊME.

Le 12 mars 1705.



Sire,

Le sieur Petit aura sans doute envoyé à Votre Majesté le catalogue des tableaux de M. Pasquier, ancien député du commerce de Normandie, et qui avait une collection des mieux choisies des différentes écoles; ce cabinet doit être vendu incessamment. On y trouve surtout la Léda du Corrége,64-a du cabinet du Régent, et que feu M. le duc d'Orléans fit pieusement couper en quatre morceaux, qui furent heureusement sauvés du feu par Coypel, qui ne put cependant en garantir la tête; il a rapproché ces morceaux, et la tête a été restituée par de Lien. Ce tableau, si beau par lui-même, et célèbre par ses aventures, sera poussé, dit-on, jusqu'à vingt-cinq mille livres. Il a environ six pieds de haut sur cinq de large; il tiendrait bien magnifiquement sa place dans la galerie que V. M. prépare.

M. de Voltaire s'est enfin décidé entre Genève et Rome; il vient de faire acheter par Cramer, son libraire, un bien de campagne fort beau et bien bâti, sur le lac de Genève, qu'il a payé <58>quatre-vingt-sept mille deux cents livres. Il en a avancé l'argent, et Cramer le lui a vendu à vie quarante mille francs. Il fait actuellement une édition complète, en cinq volumes, de son Histoire universelle. Il paraît fixé à demeurer dans ce pays-là, ainsi que madame Denis; ils y ont fait venir tous leurs meubles et tous leurs livres. Voilà des vers qu'il a faits sur la ville de Lyon :

Il est vrai que Plutus est au rang de vos dieux,
Et ce n'est pas tant pis pour votre aimable ville;
Il n'a point de plus bel asile.
Ailleurs il est aveugle, il a chez vous des yeux;
Il n'était autrefois que dieu de la richesse,
Vous en faites le dieu des arts.
J'ai vu couler dans vos remparts
Les ondes du Pactole et les eaux du Permesse.64-b

M. de Fontenelle a été à la mort; il en a rappelé, et, malgré ses quatre-vingt-dix-neuf ans, il dîne hors de chez lui tous les jours, comme il a fait toute sa vie. Son esprit est toujours gai, et il ne doit cet état qu'à la tranquillité de son caractère. Il n'y a pas trois ans qu'il fit cet impromptu :

Heureux qui ne connaît que ce drôle immodeste
Qui du sexe est toujours vainqueur!
On sait où le mettre de reste;
On ne sait où placer son cœur.

Cela est si plaisamment philosopher à quatre-vingt-dix-neuf ans, que je me flatte que V. M. me pardonnera de lui parler de cette polissonnerie.

Les comédiens français représentent avec succès la tragédie de Philoctète, de M. de Châteaubrun, auteur des Troyennes, que l'on donna il y a un an. Les caractères d'Ulysse et de Philoctète y sont heureusement rendus d'après Homère; cet ouvrage est semé de vers bien faits et de maximes admirables. Un financier dit l'autre jour, à propos de cette pièce : « Cela est assez beau, mais j'aime encore mieux le Sophocle d'Euripide. » Les plaisants <59>disent que ce sont les quatrains de Pibrac mis en action. Je n'ai point vu cette nouveauté, Sire; je suis retenu ici par une humeur de goutte qui s'est réunie à mes autres incommodités. Ma triste expérience me fait admirer bien plus qu'autrefois encore la tranquillité avec laquelle j'ai vu V. M. souffrir les douleurs de cette cruelle maladie. Puisse-t-elle en être préservée pour longtemps! Cet hiver est bien long, et je crains toujours pour votre santé, Sire, l'espèce de solitude à laquelle vous vous condamnez pendant cette saison. V. M. permettra bien à un ancien domestique, toujours également et respectueusement dévoué, de lui montrer à cet égard ses alarmes et ses vœux. Je suis, etc.


64-a Voyez t. XIX, p. 170.

64-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XIV, p. 421 et 422.