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38. AU MÊME.

Breslau, 21 avril 1762.

Je voudrais être le favori des Muses et de Neptune, mon cher mylord, pour vous assister lorsque vous avez besoin de vent ou de vers; mais je ne suis favori de personne, et, de plus, persécuté par tous les disciples que Machiavel a engendrés en Europe, je n'ai pour moi que Dieu, ma juste cause et l'empereur de Russie. Vous peignez si bien l'opiniâtreté femelle, que Raphaël n'ajouterait rien au tableau; dans le cas dont il s'agit, il y a beaucoup d'ambition, un désir immodéré de dominer, et une haine aussi franche qu'il y en ait jamais eu. Une femme agitée par ces passions, et qui a une armée, fait la guerre jusqu'à l'épuisement. Notre campagne commencera plus tôt qu'on ne l'avait cru; je ne suis point prophète, de sorte que je suis réduit d'attendre les événements pour juger de quel côté la fortune se déclarera. J'admire que M. Chavignia s'amuse à troubler votre petit théâtre; cela ne peut provenir que d'un fonds d'inquiétude extrême, car je n'y vois aucun but. Dans cette subversion de l'Europe, il faut bien qu'on sente quelque secousse à Neufchâtel du grand mouvement qui fait trembler toute la masse que nous habitons. Je ne sais ni quand ni comment nous aurons la paix; il n'y a pas apparence qu'elle soit générale cette année. Elle me fuit comme Daphné devant Apollon. Tout mon argent s'en va en chevaux, en armes, en magasins, et il ne me reste rien pour des pendules. Ainsi, mon cher mylord, je vous remercie de la peine que vous vouliez prendre d'en commander. Vous me réjouissez par l'espérance que vous me donnez de vous revoir un jour; cette idée entre si agréablement en mon esprit, que je l'y laisse s'établir, quoique l'époque de vous embrasser ne me paraisse pas aussi proche. Adieu, mon cher mylord; je vous remercie des graines de melon; prenez de la tranquillité à Colombier, et soyez assuré que, en quelque lieu que vous vous transportiez, mon amitié et mon estime vous suivront partout.


a Théodore de Chavigni, diplomate français. Il mourut à Paris en 1771.