<45>

32. AU COMTE ALGAROTTI.

Camp de Brzezy, 29 mai 1742.

Cygne harmonieux, vous savez donner tant de relief aux matières qui passent par vos mains, que je ne m'étonne point que la bataille de Chotusitz en ait participé. La relation que vous en lirez est de ma plume, et exacte, et conforme à la plus sévère vérité.50-a

Quelles réflexions ne fournit point la maison d'Autriche sur la destinée des grandes monarchies! Que si les malheurs des particuliers nous font rentrer en nous-mêmes, combien plus l'infortune d'une famille et d'un État qui, depuis quelques siècles, était en possession de donner des lois à la plus grande partie de l'Europe chrétienne! Ce sont de ces événements qui font connaître la fragilité des fortunes terrestres, et la perpétuelle vicissitude par laquelle les destins produisent de nouvelles décorations sur ce théâtre dont nous tous sommes les acteurs.

Vous trouverez peut-être ces réflexions trop morales; c'est cependant la guerre qui apprend à en faire de sérieuses. Les jours de la plupart des hommes coulent d'une allure assez égale, et se ressemblent presque tous. Ici, ce sont des hasards perpétuels, plus ou moins grands, selon qu'on les sait diminuer par la prudence et une vigilance infatigable. Ce sont des moments critiques où la sagesse humaine se trouve impuissante, et d'autant plus embarrassée dans le choix du parti qu'elle doit prendre, qu'il est difficile de démêler, entre vingt projets qu'on imagine, quel est le véritable de l'ennemi. C'est un abîme de détails où souvent les fautes des plus petits membres rejaillissent sur la totalité du corps. En un mot, il est bon que la guerre ait des périodes dans le monde, comme les contagions en ont parmi les humains; sans quoi une vie aussi pleine de travaux, d'inquiétudes et de soins, absorberait bientôt et les forces, et la capacité de ceux qui s'y sont voués.

Les chirurgiens assurent que Rottembourg est hors de danger; <46>je le trouve très-bien pour son état. Je ne sais si c'est que l'on se flatte de ce que l'on désire; toutefois j'espère bien de lui.

Les Français ont eu un petit avantage sur le prince Lobkowitz; ils ont envoyé, à ce sujet, plus de courriers aux cours étrangères qu'ils n'ont tué de soldats à l'ennemi. Ce sont les premiers lauriers qu'ils cueillent cette campagne, d'autant plus précieux, qu'ils osaient à peine y aspirer.

Vous voilà dans les sentiments que je vous ai toujours désirés, j'entends, dévoué aux lettres. Soyez sûr que vous avez choisi non seulement le bon parti, mais l'unique à prendre. C'est, je crois, de tous les genres de vie le plus heureux que celui de l'étude, puisque l'on apprend à se suffire à soi-même, et que des livres, de l'encre et des réflexions ne font jamais faux bond, dans quelque état que l'on se trouve. Dès que la guerre sera terminée, vous me verrez philosophe et plus attaché à l'étude que jamais.

J'ai bien parcouru la carte de l'Allemagne, et je l'ai examinée toute la matinée. Ce qui m'a fait grand plaisir dans cette étude, c'est que je crois avoir trouvé que le plus court chemin de Dresde en Italie passe par Czaslau. Je vous invite donc de passer par mon camp et de vous y reposer quelques jours, afin que je puisse jouir pendant ce temps-là des grâces de votre esprit et des traits diserts qu'aiguise votre pénétration et votre langue.

Vous connaissez toute l'étendue de l'amitié que j'ai pour vous; c'est pourquoi je n'en répète rien. Vale.


50-a Voyez t. II, p. 161-169.